– Je suppose, dit sir Desmond, que vous avez besoin d’un peu de repos. Les routes sont affreuses à cette époque de l’année. Nous dînerons à huit heures mais vous me trouverez à sept heures et demie dans le salon des tapisseries, la première porte à droite dans le hall après l’escalier.
Il n’y avait rien à reprendre dans l’hospitalité de l’avocat : les chambres, tout en restant scrupuleusement fidèles au décor de leur époque – elles comportaient quelques très beaux meubles -étaient dotées d’un confort moderne aussi efficace que discret : dans les salles de bains, petites mais bien agencées, l’eau chaude coulait à flots, le linge fleurait la lavande. Quant aux petites armoires Renaissance disposées près des fenêtres à vitraux sertis de plomb, elles renfermaient une honnête provision de flacons variés, de cigarettes et de cigares.
Les deux invités en firent compliment à leur hôte quand, dûment revêtus de l’obligatoire smoking, ils le rejoignirent près d’une autre cheminée, en bois sculpté celle-là, où une souche de pin brûlait en répandant une agréable odeur de lande.
– Nous regrettons d’autant plus de ne pouvoir offrir nos hommages à lady Mary, dit Morosini. Il est rare de rencontrer une maîtresse de maison aussi attentive.
– Cela tient à ce qu’elle est une perfectionniste. En toutes choses d’ailleurs : ne lui convient que le meilleur, le plus beau, l’unique ou le très rare. Souvenez-vous de vos précédentes relations avec elle, prince ! Évidemment, on peut, après cela, se demander pourquoi elle m’a choisi, moi, comme époux ? Je suis loin d’être beau.
L’idée qu’il en souffrait peut-être effleura Morosini mais il trouva la parade.
– N’êtes-vous pas le meilleur avocat et peut-être le collectionneur le plus avis et le plus érudit ? Vous me pardonnerez si j’ignore vos autres qualités : nous ne nous connaissons pas assez, ajouta-t-il avec ce sourire indolent qui lui convenait si bien. Il avait eu le bon goût de ne pas mentionner le fait que parmi ceux du barreau il était sans doute le plus riche.
– J’aimerais que nous soyons amis. Voulez-vous qu’à présent nous passions à table ?
Le dîner fut à l’image du reste : un mélange très réussi de cuisine française, avec des truites au bleu, et de tradition britannique avec un rôti de bœuf tendre comme de la rosée, accompagné de pommes de terre non pas cuites à l’eau mais dorées au beurre... Les vins, bien choisis, étaient bourguignons, chablis et romanée-saint-vivant pour lesquels lord Desmond semblait avoir un faible. En fait, il mangea beaucoup mais but davantage encore. Sans d’ailleurs s’en trouver incommodé. Il était, en sortant de table, d’humeur plus joviale qu’en s’y installant ; surtout après un ou deux verres d’un admirable porto « Retour des Indes ».
On parla beaucoup : de la Chine d’abord et de ses trésors mais aussi de pierres célèbres et d’archéologie. Une conversation passionnante pour tous et qui parut amener Desmond à un haut degré d’enthousiasme. Aussi fut-ce tout naturellement que, vers onze heures, les domestiques s’étant presque tous retirés, il proposa à ses invités de visiter sa collection... Ce qu’ils acceptèrent avec joie. On se dirigea vers la galerie qui reliait les deux pavillons du château et jouxtait la partie la plus ancienne.
Assez large avec un sol dallé et un plafond à poutres apparentes, cette galerie avec ses hautes fenêtres en ogive regardant la nuit du jardin intérieur ressemblait à celle d’un cloître, à cette différence près que, sur son long mur, des portraits d’ancêtres alternaient avec quelques armures et des armes anciennes. Au milieu, une porte en chêne sculpté à pentures de fer, pourvue d’une serrure d’époque dont la clef fleuronnée de lord Desmond vint à bout sans peine. Il y avait derrière un petit couloir aboutissant à un escalier en colimaçon s’enfonçant dans le sol. De toute évidence, on venait de changer de siècle : il suffisait de considérer l’épaisseur des murs et de la vis d’escalier. La présence discrète de l’électricité n’ôtait rien à l’impression dépaysante.
On déboucha dans une salle basse et voûtée qui avait dû être longue à l’origine, mais qu’un mur de ciment sertissant une surface noire et polie réduisait de façon sensible. Se souvenant de ce qu’il avait entendu dans les caves du Chrysanthème rouge, Aldo pensa que lady Mary n’avait pas menti : son époux avait bel et bien fait installer une chambre forte dans un ancien caveau.
Le maître des lieux fit jouer la combinaison et l’énorme vantail d’acier tourna sur ses gonds, découvrant une pièce qui s’illumina aussitôt. Les deux invités émirent une exclamation admirative : il y avait là un véritable trésor justifiant les précautions du propriétaire... et les convoitises de feu Yuan Chang. Dans des vitrines éclairées s’offrait à leurs yeux la plus belle collection de jades, verts ou blancs, qu’ils eussent jamais contemplée : objets rituels représentant le Ciel et la Terre que l’on pouvait dater de 1500 avant Jésus-Christ, dragons translucides aux ailes déployées, étonnante cuirasse d’or et de jade de l’époque Han, « montagnes » sculptées représentant la vie des héros antiques côtoyaient d’admirables bijoux enchâssés d’or parmi lesquels trois diadèmes impériaux.
– Comment avez-vous fait pour rassembler tout cela ? exhala Morosini, sa passion des choses anciennes réveillée au plus haut point.
– Le mérite en revient à mon père. Je n’ai fait que le continuer mais, je l’avoue, avec un enthousiasme sans cesse croissant. Ne comptez pas sur moi cependant pour vous dire comment je me suis procuré certains de ces objets. Parfois en les payant fort cher, ou bien servi par la chance. Vous êtes tenu vous-même au secret professionnel, vous devriez comprendre qu’un collectionneur ne donne pas aisément ses sources.
– Aussi ne vous les demanderai-je pas. Je vous prie de me pardonner une exclamation arrachée par la surprise, l’admiration... et peut-être un peu l’envie !
– Vous êtes tout pardonné. Et vous, monsieur Vidal-Pellicorne, trouvez-vous que ces joyaux seraient dignes de vos princesses égyptiennes ?
– Je ne m’intéresse pas uniquement à l’Egypte et j’avoue bien volontiers que tout ceci est fabuleux ! Vous êtes un maître, lord Desmond !
Son visage ingrat illuminé par les flammes de l’orgueil venues à la rescousse de celles de la boisson, le collectionneur déclara :
– Si vous me donnez tous deux votre parole de ne jamais révéler à quiconque ce que j’ai envie de vous montrer, je crois que vous ne le regretterez pas !
– Tout n’est pas ici ? fit Aldo.
– Non. Il y a encore autre chose.
– En ce cas, vous avez ma parole !
– La mienne aussi, dit Adalbert.
– Alors, venez !
Il les entraîna vers le fond de la salle, occupé en partie et en son milieu par une vitrine dans laquelle trônait un ensemble d’armes de bronze à lames de jade. Il tendit le bras pour appuyer sur quelque chose près de la vitrine et le mur s’ouvrit, tourna sur d’invisibles gonds, entraînant avec lui le meuble qui lui était attaché.
– Permettez un instant, je vais donner de la lumière ! dit sir Desmond en tirant son briquet.
Cette fois, en effet, il ne s’agissait plus d’électricité. Adalbert et Aldo échangèrent un coup d’œil tandis que leur hôte disparaissait dans l’espace obscur. Peu à peu, les ténèbres firent place à la chaude lumière des bougies et la voix de lord Desmond se fit entendre.
– Vous pouvez entrer, dit-elle.
Ce que les deux hommes découvrirent les cloua de stupeur. Sur le seuil d’une petite pièce tendue de velours brun qui ressemblait un peu à une chapelle, deux candélabres brûlaient devant un portrait que Morosini reconnut au premier coup d’œil : c’était celui du duc de Saint Albans, ce fils bâtard du roi Charles II et de Nell Gwyn. Un portrait plus petit que celui contemplé chez la duchesse de Danvers mais combien plus intéressant : niché dans les dentelles de sa cravate brillait un gros diamant poli à l’éclat laiteux...
Au-dessous du portrait, il y avait une sorte d’autel surmonté d’un petit tabernacle dont le lord était en train d’ouvrir la porte dorée et sculptée. Et un miracle se produisit : sur un support de velours brillait la pierre reproduite sur le tableau.
– Voilà ! soupira Desmond en se laissant tomber dans un grand fauteuil de chêne placé là en vue de longues contemplations solitaires. Vous pouvez le constater à présent : ceux qui prétendaient que le diamant de Harrison était un faux avaient raison.
– La Rose d’York ! souffla Morosini envahi par une marée de soupçons. Ainsi c’est vous qui la possédiez ?
– C’est moi, affirma le lord jouissant de son triomphe avec arrogance. Et c’est moi aussi l’auteur des lettres anonymes aux journaux. Je ne pouvais supporter l’idée qu’un autre ait osé se parer des plumes du paon et afficher un faux grossier.
– Un faux grossier ? grogna Adalbert. Plus d’un expert s’y est trompé... à moins que le faux ne soit celui-ci ?
– Vous voulez rire ? J’en connais l’histoire... ou presque toute l’histoire. Je me suis acharné à la relever lorsqu’il y a une quinzaine d’années, j’ai trouvé ce portrait chez un brocanteur d’Edimbourg.
– Je croyais que vous n’étiez pas de la même famille ? dit Aldo en désignant le personnage à la flamboyante chevelure du portrait.
– Non, en effet, mais parfois je me prends à rêver sur cette similitude de noms et lorsque je viens ici méditer, je m’amuse à croire que je descends moi aussi d’amours royales, que le sang des Stuarts coule dans mes veines... et je suis heureux ! C’est une sensation... divine ! D’autant que personne ne connaît ce réduit et ce qu’il cache !
– Même votre femme ?
– Surtout pas ma femme ! Vous savez sa passion pour les joyaux anciens, célèbres de préférence. Moi je ne me suis attaché qu’à celui-ci. Vous admettrez qu’il en vaut la peine !
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