Il ne restait plus au juge qu’à prononcer la relaxe de lady Ferrals que l’on ramena au sous-sol au milieu d’un brouhaha indescriptible. Une demi-heure plus tard, soutenue par son père, elle s’engouffrait dans une Rolls noire dont le chauffeur eut toutes les peines du monde à fendre la foule dense qui se pressait à la sortie d’Old Bailey. Mêlés aux inconnus et aux photographes de presse, Morosini et Vidal-Pellicorne assistèrent à ce départ qui ne ressemblait pas vraiment à un triomphe. Sauf peut-être pour Solmanski dont le profil hautain était apparu un instant derrière la glace de la voiture.

– Le voilà content ! remarqua Adalbert. Et surtout riche ! Sa fille va pouvoir toucher un superbe héritage...

– Vous pouvez me faire confiance pour lui mettre des bâtons dans les roues, fit près des deux hommes la voix de John Sutton. Je suis toujours en charge des affaires et des secrets de mon père... Il faudra compter avec moi !

– Admettez-vous enfin que vous vous êtes trompé en l’accusant ? demanda Aldo.

– En aucune façon. Ce que j’ai vu et entendu, je l’ai vu et entendu. Je suis toujours certain que c’est elle la meurtrière. Et j’arriverai bien à le prouver un jour.

Il disparut dans la foule, suivi des yeux par Adalbert qui semblait soucieux :

– Je suis un peu comme lui, confia-t-il. Ce suicide trop opportun ne me satisfait pas. Et toi ?

– Tu es bien un fouilleur de nécropole, fit Aldo avec sa bonne humeur retrouvée. Gesse donc de chercher la petite bête ! J’ai toujours cru Anielka innocente et maintenant elle est libre ! Viens ! On va fêter ça !

Les deux hommes s’éloignèrent. Autour d’eux, la foule se dispersait.


Chapitre 12 Le drame d’Exton Manor


Quelques jours avant les fêtes de fin d’année, Aldo et Adalbert se rendirent dans le Kent pour répondre à l’invitation de Desmond Killrenan. Celui-ci, afin d’échapper aux remous suscités par le court procès de lady Ferrals, avait choisi de passer quelques jours au calme sur son domaine d’Exton Manor. Sachant que Morosini comptait rentrer à Venise pour fêter Noël avec sa maisonnée, il avait insisté pour que les deux hommes soient ses hôtes durant quarante-huit heures.

– Nous serons entre nous, expliqua-t-il. La dernière semaine avant Christmas, ma femme campe dans Regent Street, Bond Street, etc., pour ses nombreux achats. Et j’aimerais, avant votre départ, vous faire admirer ma précieuse collection ainsi que je vous l’ai promis.

Les deux amis s’étaient hâtés d’accepter. Pour Aldo, la perspective de contempler des œuvres rares loin de l’œil rancunier de la jolie Mary se montrait d’autant plus séduisante qu’il ne désespérait pas de trouver un moyen discret de mettre le collectionneur en garde contre les agissements de sa dangereuse épouse. Une idée lui était venue qu’il comptait exploiter. En outre, il espérait trouver là un dérivatif à son amère déception.

Dans sa candeur naïve, il s’était imaginé que dès le lendemain de sa libération, Anielka l’appellerait, ne fût-ce que pour le remercier de ses efforts et se réjouir avec lui d’un avenir désormais ouvert et permettant tous les rêves, tous les espoirs. Mais rien ne vint si ce n’est une information délivrée par Bertram Cootes qui assiégeait avec ses confrères l’hôtel de Grosvenor Square : lady Ferrals et son père quittaient Londres pour le château du Devon où Anielka avait passé sa lune de miel. Elle abandonnait la demeure londonienne, d’ailleurs en simple location, à Sutton, à l’ombre de son époux mais aussi aux hommes de loi chargés par son père de veiller à ce qu’elle entre en possession de son héritage... Quant à la suite de ses projets, on en ignorait tout.

Ceux d’Aldo étaient moins tranchés, en dehors du fait qu’il avait convaincu Adalbert de partir avec lui pour les rives de l’Adriatique et d’y finir cette année 1922 riche en événements. La Nativité fêtée en compagnie de tante Amélie, de Marie-Angéline, de Guy Buteau, de Cecina et de Zaccaria serait plus douce que partout ailleurs et Aldo, désenchanté, éprouvait un grand besoin de douceur familiale. Après, si l’état de ses affaires le permettait, il reviendrait peut-être à Londres avec son ami pour tenter de compléter l’itinéraire de la Rose d’York dont la dernière disparition remontait à dix ans seulement. Dix petites années qui semblaient peu de chose en comparaison de décennies d’obscurité ! Malheureusement, le dernier fil conducteur paraissait cassé : le tailleur Ebenezer Lévi n’était pas revenu à sa boutique de Whitechapel, ce qui inquiétait sa voisine.

– Je commence à croire qu’il lui est arrivé quelque chose, confia-t-elle aux deux hommes lors de leur dernier passage.

Eux aussi commençaient à le croire et le brouillard du découragement les enveloppait lentement. Cette fois, cependant, Adalbert donna son adresse à la voisine – assortie d’un ou deux billets – mais en spécifiant bien qu’en cas de retour d’Ebenezer elle ne devrait mentionner leur passage à aucun prix.

– Je rentre en France pour les fêtes, ajouta-t-il, mais dès mon retour en janvier, si vous me donnez des nouvelles, je viendrai vous voir. Il s’agit d’une chose plus importante que nous ne l’avions dit à notre première visite et vous avez intérêt à garder un silence qui nous permettra peut-être de la mener à bien...

Persuadée qu’une somme rondelette pourrait récompenser son zèle, la voisine jura tout ce que l’on voulut.

– Et s’il ne reparaît pas ? demanda Aldo. Que ferons-nous ? On ne peut pas passer notre vie ici ?

– On interrogera Simon et, s’il est d’accord, on pourrait peut-être toucher un mot de cette disparition à notre ami Warren. Il détient des moyens que nous n’avons pas.

– Il faudrait lui dire la vérité, en ce cas.

– Peut-être pas tout mais... une partie choisie ! On verra à ce moment-là.

En attendant, par un après-midi grisâtre, la voiture conduite par un Théobald digne et compassé, comme il convient à tout serviteur de grande maison, traversa la sombre et sévère banlieue sud-est de Londres et prit la route de Douvres qui, par Rochester et Canterbury, traversait le Kent sur sa longueur entière. La résidence campagnarde des Saint Albans était située aux environs d’Ashford, au sud du siège épiscopal le plus important d’Angleterre.

Le temps humide, légèrement pluvieux par instants, se révélait plutôt doux comme il arrivait fréquemment dans le Kent, surnommé le Jardin de l’Angleterre tout comme la Touraine était celui de la France. C’était aussi le pays préféré de Dickens : « Le Kent, sir, dit l’ineffable Jingle dans Les Aventures de Mr. Pickwick, tout le monde connaît le Kent : des pommes, des cerises, du houblon et des femmes ! »

Même si l’on ne voyait pas beaucoup de femmes par ce vilain temps, si pommes et cerises étaient absentes des arbres dépouillés par l’hiver, la campagne n’en était pas moins charmante avec ses vieilles demeures seigneuriales, ses jolis villages et ces curieuses « tours à houblon », bâtiments ramassés, coniques, ressemblant à de gigantesques éteignons à chandelles.

– Nous aurions dû venir au printemps, dit Adalbert. Quand les arbres sont en fleurs, c’est ravissant !

– Personne ne t’empêchera de revenir, marmotta Aldo. En ce qui me concerne j’aimerais bien en terminer assez vite avec les îles Britanniques et retrouver mon soleil !

– Où serons-nous au printemps ? soupira son ami. En admettant qu’on mette enfin la main sur ce foutu diamant dégoulinant de sang, nous n’aurons accompli que la moitié de notre tâche. Resteront l’opale et le rubis dont notre Simon n’a pas l’air de savoir grand-chose...

– A chaque jour suffit sa peine. Aronov doit bien admettre qu’on ne retrouve pas en cinq minutes des pierres perdues depuis des siècles. Cette année, on lui a rendu le saphir. C’est déjà bien... Pour la suite qui vivra verra !

– Ce que tu peux être grognon, aujourd’hui ! Tu devrais pourtant être content. On va voir des choses magnifiques... Regarde un peu cette maison ! Elle est superbe !

Au détour d’un bosquet, Exton venait d’apparaître dans toute sa grâce. Bâti sur d’anciennes douves dont une partie s’élargissait pour former un étang frangé de saules pleureurs, le vieux manoir accolait des vestiges féodaux à deux bâtiments jumeaux du plus pur style élisabéthain, réunis par une galerie et séparés par un jardin-terrasse comme seuls les Anglais savent en planter. L’ensemble offrait une image d’un romantisme extrême. Un parc splendide et fort bien entretenu environnait ce qui était beaucoup plus un château qu’un manoir.

– Lord Killrenan doit être à son aise, commenta Vidal-Pellicorne admiratif. Il faut du monde pour entretenir tout ça !

Le nouveau lord, cependant, ne ressemblait guère à un millionnaire quand il accueillit ses invités à l’entrée du pont dormant qui enjambait la douve. Sa vieille veste de chasse et ses leggins boueux lui conféraient davantage l’air d’un paysan que d’un très brillant avocat. On lui aurait donné un penny mais, pour qui s’y connaissait, le fusil Purdey qu’il portait à l’épaule valait une fortune.

Il accueillit ses hôtes avec un plaisir évident dont le reflet éclairait son lourd visage.

– J’espère, dit-il, que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir invités seuls. Mon égoïsme en est la cause : il y a si longtemps que je souhaite parler avec vous des objets de ma passion ! Qui est aussi un peu la vôtre !

– Ne vous excusez surtout pas, dit Aldo. C’est beaucoup mieux ainsi et je pense que certains sujets ne sont pas faits pour toutes les oreilles...

– Surtout les oreilles féminines ! renchérit Adalbert avec un sourire candide.

Dans le hall aux boiseries de chêne sombre, au dallage sévère, où la moitié d’un arbre flambait joyeusement sous l’arc Tudor de la grande cheminée, un maître d’hôtel imposant flanqué de deux valets se partagèrent les voyageurs : le premier pour les guider vers leurs chambres, les seconds pour aller chercher leurs bagages et s’occuper de Théobald.