– Si vous êtes raisonnable, vous ne raterez rien ! Durant le trajet en voiture, Aldo n’ouvrit pas la bouche mais à peine installé au salon, il attaqua tandis qu’Adalbert remplissait les verres.
– Cette Sally Penkowski est bien votre amie ?
– Nous nous connaissons depuis l’enfance mais...
– Est-ce qu’elle aime l’argent ?
– Comme tout le monde, je pense, mais vous savez, « l’or est pour l’âme des hommes un... ».
– Abandonnez Shakespeare ou je ne vous donne pas un penny ! À votre avis, combien faudrait-il lui donner pour qu’elle change son témoignage ?
– Changer son témoignage ? s’écria Adalbert. Mais c’est impossible, voyons ! Tu es fou !
– Pas du tout ! Je ne sais pas quel but elle poursuit mais je suis persuadé que cette fille ment et que c’est lady Ferrals qui dit vrai ! Quant à changer ses propos, c’est l’enfance de l’art pour une femme : une crise de repentir, des regrets sincères et comme explication le désir effréné de libérer de tout soupçon celui qu’elle aime. Car il est évident qu’elle aime Ladislas. Et je ne suis pas loin de penser que c’est la véritable explication d’un témoignage aussi abracadabrant...
– Tu as peut-être raison, soupira Vidal-Pellicorne mais, si c’est le cas, elle ne se laissera pas acheter.
– Même pour mille livres ? L’importance de la somme fit sursauter les deux hommes qui écoutaient Morosini. Puis Adalbert protesta :
– J’avais raison : tu es fou !
– Peut-être mais je veux la sauver, tu m’entends ? Je veux la sauver à tout prix. Alors Bertram, mon bon, vous allez filer voir votre petite amie. Voilà votre argent à vous. Si vous savez vous montrer convaincant vous en aurez encore...
Mais quand le journaliste revint, une heure plus tard, il était tout déconfit :
– Rien à faire ! dit-il sobrement. Sally déteste lady Ferrals en qui elle voit une rivale. Une condamnation ferait son bonheur.
– Et toi, grogna Adalbert en pointant sur son ami un doigt accusateur, tu risques à présent de te retrouver sur la paille humide des cachots pour tentative de corruption de témoin...
– Non, coupa Bertram, et cela pour deux raisons. Sally ignore de qui j’étais le messager et... je lui ai fait cadeau des vingt livres...
– Vous avez bien fait ! Il ne me reste plus qu’à vous les rendre...
– Merci bien ! Maintenant je file m’occuper de mon article. À demain !
Cette nuit-là, Aldo ne dormit guère. Assailli de craintes que le silence nocturne amplifiait, il s’attarda au salon, fumant cigarette sur cigarette, affalé dans l’un des fauteuils ou arpentant le tapis de long en large. Big Ben avait sonné deux heures depuis longtemps quand il alla se jeter sur son lit. Pour sa part, Adalbert était allé se coucher sans états d’âme.
Le lendemain, en se rendant au palais de justice après avoir avalé force tasses de café, Aldo se sentait d’humeur noire tandis qu’Adalbert gardait un silence prudent. Cependant, au bout d’un moment, celui-ci ne put se retenir plus longtemps.
– Tu n’as pas remarqué quelque chose de bizarre hier ?
– Où ça ? À Old Bailey ?
– Oui. Pas un instant je n’ai aperçu le comte Solmanski. Comment se fait-il qu’il n’assiste pas au procès de sa fille ?
– Ce doit être une rude épreuve pour cet homme sensible, ironisa Morosini. Il doit préférer brûler des cierges et prier... à moins qu’il ne se désintéresse du sort de sa fille coupable d’avoir fait cavalier seul sans attendre ses directives ?
– Peut-être. On verra bien s’il est là aujourd’hui.
Mais ils eurent beau scruter la salle une fois les portes refermées, il leur fut impossible d’y détecter le visage sévère et le monocle de celui qu’ils cherchaient.
Anielka n’avait pas dû beaucoup dormir elle non plus. Son visage était plus pâle que la veille et ses beaux yeux cernés. Elle n’en était que plus touchante mais l’impression de fragilité accrue qu’elle donnait fit frémir Aldo.
Le premier témoin appelé fut Wanda. Son apparition dans la chaire des dépositions n’eut rien de rassurant. Vêtue de noir mais agitant par précaution un mouchoir blanc aussi vaste qu’un drapeau de parlementaire en temps de guerre, elle était l’image même de la désolation. Et, de fait, quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour se lancer dans une apologie passionnée de sa « petite colombe » appuyée sur un solide fond de dénigrement du défunt Eric Ferrals. Ce qui, évidemment, était la dernière chose à faire.
– Seigneur, pria Aldo entre ses dents, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge...
– Ça tu peux le dire, chuchota Adalbert. Regarde un peu sir Desmond ! Je n’aurais pas cru qu’un homme puisse transpirer à ce point !
Ce fut pis encore lorsque l’avocat de la Couronne entama le chapitre Ladislas. Wanda, alors, devint lyrique : elle conta les attendrissantes et virginales amours de sa maîtresse et d’une sorte de héros de la liberté polonaise sorti tout cru de son imagination, décrivit sa colère et son désespoir en la découvrant mariée à un homme ayant fait sa fortune avec la mort des autres, son besoin de l’aider, de la protéger...
– Je veux bien vous croire, coupa sir John, mais j’aimerais savoir s’il était son amant.
– Sûrement pas ! fit Wanda catégorique. Je ne vois pas quand cela aurait pu se faire : j’étais avec elle toute la journée !
– Et la nuit ? Est-ce que vous dormez bien ? Un sourire béat s’épanouit sur le large visage.
– Oh oui, Votre Honneur, très bien ! Je vous remercie, j’ai un sommeil de bébé !
La salle éclata de rire et le juge lui-même se permit un vague sourire. Sir John se contenta de hausser les épaules.
– Bien. Dans ce cas continuons ! Si je vous entends bien, ce Ladislas ne pouvait que haïr sir Eric puisqu’à vous entendre il rendait sa jeune femme malheureuse. Avez-vous une idée de la façon dont il entendait la protéger ?
– Je crois qu’il voulait l’enlever pour la ramener au pays, mais les choses ont mal tourné et je pense qu’il s’est vu obligé de tuer ce mauvais mari !
– ... après quoi, son coup fait, il disparaît sans laisser d’adresse en abandonnant celle qu’il aime à la justice ? Ça ne vous paraît pas un peu anormal tout ça ?
– Si, et je ne cesse de prier Dieu et la Vierge de Czestochowa de le ramener afin qu’il puisse apporter toute la lumière et libérer celle qu’il aime tant ! Mais peut-être est-il malade ? Peut-être lui est-il arrivé quelque chose...
– Peut-être est-il reparti pour la Pologne ?
– Non. Je n’en crois rien ! O Ladislas Wosinski, où que tu sois, tu dois m’entendre ! Celle qui est ici court un grand danger et si tu ne venais pas tu manquerais à toutes les lois de la chevalerie, de l’amour, de la générosité. Tu offenserais le Dieu tout-puissant...
Partie comme elle était, il fallut la faire taire. Sir Desmond, découragé, renonça au contre-interrogatoire mais demanda que sa cliente soit appelée à la barre. Il était temps de remettre les pieds sur terre.
En dépit de son évidente lassitude, Anielka prêta serment d’une voix ferme et posa sur ceux qui allaient l’interroger un regard calme où s’attardait même une lueur amusée.
– Lady Ferrals, commença son avocat, êtes-vous d’accord avec la déposition que nous venons d’entendre ?
– Si étrange que cela puisse paraître, je suis d’accord en partie. Je veux dire qu’il y a beaucoup de vrai dans les propos de Wanda bien qu’elle ait exprimé sa vérité à elle...
– Que voulez-vous dire ?
– Que Wanda ne changera jamais. Qu’elle garde et gardera sans doute jusqu’à son dernier jour une âme simple et bonne, fortement attachée à notre terre natale mais aussi à ses rêves. Quand elle dit que j’ai aimé Ladislas Wosinski, avant mon mariage, c’est la vérité pure et j’ai souffert de devoir obéir à mon père en épousant sir Eric. Mais cet amour n’existait plus lorsqu’il est venu vers moi dans Hyde Park où je faisais à cheval ma promenade quotidienne.
– Gela signifie qu’il n’était plus question d’amour ?
– Pensez-vous qu’il puisse encore en être question lorsque celui que vous avez aimé se change en maître chanteur ? Ladislas a exigé d’entrer au service de mon époux. Si je ne l’aidais pas, il lui ferait parvenir les lettres que j’avais eu l’imprudence de lui écrire lorsque nous étions tous deux à Varsovie.
– Compromettantes à ce point ?
– Terriblement quand on considère le caractère violent de mon défunt époux et surtout sa jalousie. Ce que j’écrivais reflétait trop bien ce que j’étais pour Ladislas avant de me marier : sa maîtresse. Mais ce... détail, Wanda ne l’a jamais su. Elle est incapable de comprendre que l’ardeur de la jeunesse puisse entraîner à de vraies folies. Surtout moi qu’elle appelle si volontiers sa « petite colombe »...
– Cependant, lors de votre mariage, votre époux a dû s’apercevoir que...
– Que je n’étais plus vierge ? lança la jeune femme avec sa façon bien personnelle de dire les choses crûment. Non, il ne s’est aperçu de rien parce que la consommation de mon mariage, qui a d’ailleurs eu lieu la veille de la cérémonie religieuse, n’était rien d’autre qu’un viol. Sir Eric était si pressé de me faire sienne qu’il m’a forcée en dépit de ma résistance. Me croyant pure, ces lettres eussent été désastreuses pour la suite de notre vie commune.
– Vous teniez tant à le garder pour époux en dépit de sa conduite brutale ?
– Mais oui. Il s’était racheté depuis en risquant sa vie pour me tirer des griffes des auteurs de mon enlèvement au soir de mes noces. Je ne pense pas qu’il faille vous raconter cela ?
– Non. Les journaux d’ici, relayant la presse française, en ont beaucoup parlé. Donc vous ne haïssiez pas sir Eric ?
– En aucune façon. Il savait se montrer charmant et il m’adorait...
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