Une surprise désagréable les y attendait : en quelques phrases brèves, le superintendant Warren leur apprit que le procès de lady Ferrals était fixé au lundi 10 décembre, de nouvelles charges étant intervenues contre la jeune femme.


  Chapitre 11 Le procès


C’est par une rare matinée ensoleillée que s’ouvrit le procès d’Anielka. Aussi Aldo et Adalbert choisirent-ils de passer par les berges de la Tamise pour gagner le lieu où allait se dérouler le drame, Central Criminal Court, plus connu sous le nom d’Old Bailey, afin de profiter d’un moment d’exceptionnelle douceur avant de plonger dans les ténèbres d’une affaire qui se présentait de plus en plus mal.

En dépit de recherches minutieuses, la police n’avait pas réussi à mettre la main sur Ladislas Wosinski, peut-être sorti du pays à présent. De leur côté, les deux amis s’étaient partagé la filature du comte Solmanski et du prêtre polonais sans parvenir au moindre résultat : l’abbé menait la vie la plus austère comme la plus régulière ; quant au père de l’accusée, il avait promené ses suiveurs dans les quelques églises catholiques de Londres où il faisait de longues prières et dépensait une fortune en cierges mais sans jamais retourner à Shadwell.

Il les conduisit aussi à la prison, à l’ambassade polonaise et chez certains membres éminents de son personnel, chez la duchesse de Danvers et, bien entendu chez sir Desmond... Toujours vêtu de noir, il était l’image même du père douloureux.

Le temps était superbe : un vent frais envoyait de petits nuages blancs se pourchasser à travers le ciel bleu, cependant qu’un escadron de mouettes se livrait à une activité frénétique, tournoyant au-dessus de Temple Gardens avant de piquer droit vers le fleuve... C’était un spectacle apaisant pour le cœur, pourtant vint le moment où il fallut bien se résoudre à lui tourner le dos.

Old Bailey apparaissait comme un imposant bâtiment datant des débuts du siècle et qui, avec sa tour et son dôme, ressemblait un peu à la cathédrale Saint Paul. A cette différence qu’une grande statue de la Justice régnait sur la coupole grise. Une statue qu’Aldo considéra d’un œil dubitatif : les tribunaux britanniques avec leur appareil d’un autre âge lui semblaient aussi peu rassurants que possible. L’intérieur ne lui parut pas plus encourageant.

Les hautes fenêtres derrière lesquelles l’azur du ciel faisait des clins d’œil souriants éclairaient une vaste salle habillée de boiseries sombres dont le point d’orgue était le fauteuil du juge placé sous un haut-relief représentant l’épée de justice pointée vers les armes d’Angleterre. Le juge, sir Edward Collins, allait siéger là, au-dessus de divers juristes, pour arbitrer le combat qu’accusation et défense se livreraient dans un moment.

Les us et coutumes du système judiciaire britannique différaient beaucoup de ceux des continentaux. Un procès, en Grande-Bretagne, n’était pas une enquête pour déterminer ce qui s’était passé – enquête au cours de laquelle le juge est une sorte d’inquisiteur, le rôle de l’avocat se trouvant assez réduit – mais bien un affrontement, une espèce de match entre l’avocat de la Couronne représentant le ministère public et celui de la défense dont le juge est supposé être l’arbitre impartial et imperturbable. La question, alors, n’est pas de savoir si l’accusé est coupable mais si le ministère public a suffisamment prouvé qu’il l’était. À charge pour le défenseur de se montrer plus convaincant aux yeux des douze jurés.

La disposition intérieure différait beaucoup elle aussi : face au juge, la loge de l’accusé à laquelle on accédait par un petit escalier venant du sous-sol. A droite et perpendiculairement à celle-ci, quelques rangées d’avocats en toge noire, col à rabats et petite perruque blanchâtre à rouleaux serrés perchée au sommet du crâne. Accusation et défense y tenaient le premier rang, leurs représentants se contentant de se lever pour intervenir. Enfin, de l’autre côté de la salle, sur la même ligne que l’espèce de chaire à prêcher où se succéderaient les témoins, le jury qu’aucun magistrat n’accompagnerait au moment des débats et qui devrait statuer sur sa seule conscience. Le public avait accès aux galeries supérieures, style poulailler de théâtre, les divers témoins occupant des sièges placés derrière l’accusé avec les amis des deux parties.

Gomme il ne s’agissait pas d’un procès ordinaire mais d’une affaire intéressant la haute société, le public, trié sur le volet, était admis sur présentation de tickets délivrés par les « shérifs » chargés du maintien de l’ordre. Quant au banc de la presse, il regorgeait et, à la surprise de ses compagnons d’aventure, Bertram Cootes, proprement vêtu pour une fois, y avait pris place, arborant une mine triomphante.

Lord Desmond Killrenan ayant averti Morosini qu’il l’appellerait peut-être à la barre, celui-ci trouva place, avec Adalbert, dans les rangs des privilégiés, proche voisin de la duchesse de Danvers qui arborait ce jour-là une toque de tulle et de velours noirs ressemblant assez à un nid de cigognes et sans doute fort gênante pour les gens assis derrière. Elle accueillit les deux amis avec une sorte de soulagement.

– L’angoisse me tient la gorge nouée, confia-t-elle à Aldo, mais je vais me sentir un peu mieux de vous savoir auprès de moi. Etre obligée de témoigner est une terrible épreuve...

– Vous avez tort de vous tourmenter ainsi : le juge et les avocats seront pleins d’égards envers vous... Lord Desmond est votre ami...

– Sans doute, mais sir John Dixon, l’avocat de la Couronne, ne me porte pas dans son cœur. Il a toujours trouvé scandaleuse mon amitié pour ce pauvre Eric et ne s’en est jamais caché. Je sais que notre justice oblige les avocats à une parfaite politesse et même à une grande courtoisie, mais j’en connais qui savent dissimuler là-dessous des phrases, des allusions... fort désagréables !

– Allons, rassurez-vous ! Je suis certain que tout se passera bien.

– Dieu vous entende ! Vous croyez que sir Desmond ira jusqu’à appeler Anielka à la barre des témoins ?

Cela aussi était un des droits de la législation anglaise : l’accusé pouvait être entendu en tant que témoin, ce qui permettait à son avocat de l’interroger directement. Ce contre-interrogatoire pouvait se révéler bénéfique ou désastreux selon les cas... et la tête de l’accusé.

– Je l’espère ! murmura Morosini pensant à la jeunesse et à la beauté de la jeune femme : si le jury se montrait sensible et compréhensif, cette comparution l’influencerait peut-être favorablement.

L’entrée du juge mit la salle debout. Drapé de pourpre et d’hermine, son long visage encadré d’une vaste perruque XVIIe siècle ressemblant assez à un châle frisé, sir Edward Collins fit son entrée et gagna son fauteuil surélevé dans un silence quasi religieux. Dès qu’il fut installé, un juriste annonça l’ouverture du procès intitulé « Le roi contre lady Ferrals », curieuse formule qui aurait pu être celle d’un duel, à cette différence près que l’un des adversaire ne se trouvait pas là en personne. Aussitôt après retentit l’ordre :

– Faites entrer l’accusée !

Toutes les têtes se haussèrent et, à la galerie, le public se pencha pour mieux voir. Aldo, quant à lui, sentit son cœur se serrer en pensant que peut-être, dans deux ou trois jours, le juge se coifferait d’une toque noire ainsi qu’il en était coutume lorsqu’il devait prononcer une sentence de mort.

Lorsque, flanquée de deux gardiennes, Anielka émergea des ombres de l’escalier dans la lumière des hautes fenêtres, un murmure passa sur la foule comme une risée sur l’eau et là-haut, sur son trône, sir Edward Collins ajusta un lorgnon sur son nez afin de mieux la voir. Jamais, en effet, même au jour fastueux de son mariage, la jeune Polonaise n’avait été plus blonde, plus ravissante, plus fragile et plus touchante que dans ce tailleur de crêpe romain noir, sans autre ornement que l’éclat de ses cheveux et de son teint qui faisait de sa mince silhouette la sombre tige d’une fleur d’or...

– Quel dommage ! murmura la duchesse. Elle vient d’avoir vingt ans et regardez où elle en est...

Aldo ne répondit pas. L’avocat de la Couronne lisait l’acte d’accusation.

– Anielka-Maria-Elwiga Ferrals, vous êtes accusée d’avoir assassiné votre époux, sir Eric Ferrals, au soir du 15 septembre 1922. Etes-vous coupable ou non coupable ?

– Non coupable.

La voix de la jeune femme était calme, claire et ferme, en accord parfait avec son maintien plein de modestie et de dignité. Elle avait regardé son accusateur droit dans les yeux sans insolence, mais avec une assurance qui parut lui plaire, car l’ombre d’un sourire flotta sur ses lèvres.

On ne pouvait rêver personnages, plus différents que sir John Dixon et sir Desmond. L’un grand et maigre avec un visage taillé à coups de serpe qu’animait un regard brun particulièrement vif ; l’autre plus trapu, plus enveloppé, donnant une impression de force ramassée. Sous la perruque encore moins seyante pour lui que pour les autres, il ressemblait assez à un bouledogue mais, en considérant son regard d’un gris terne possédant la dureté du granit, on sentait que, les crocs plantés dans un adversaire, il ne devait pas lâcher prise facilement. Pour l’instant la parole était au premier : c’était à lui d’ouvrir le feu.

Sir John Dixon exposa l’affaire en commençant par retracer rapidement les relations entre le défunt et sa jeune épouse depuis le début de leur mariage, insistant tout de même sur une disproportion d’âge peu favorable à l’éclosion d’un grand amour chez une fille de dix-neuf ans. Instantanément sir Desmond intervint.

– Mon distingué confrère devrait posséder suffisamment d’expérience pour savoir que, dans un couple, une grande différence d’âge ne représente pas un empêchement majeur à l’éclosion de l’amour. La personnalité de sir Eric Ferrals... j’oserais même dire son charme pouvaient séduire une jeune fille.