– Il est certain que les explications les plus simples sont souvent les meilleures, soupira Aldo. Cependant, on peut rêver. Et si l’Éventreur cherchait la pierre ?

– Ce n’est plus du rêve, c’est du délire ! fit Adalbert en haussant les épaules...

– Je ne sais pas si tu l’as entendu dire, mais ce criminel hors pair ne serait autre que le duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria, mort en 1892 mais dont on chuchote qu’il est encore vivant, interné dans une maison de fous où on le soigne d’une syphilis inguérissable...

– D’où sors-tu ça ?

– C’est lord Killrenan qui avait raconté cette version à ma mère. Une version à laquelle il croyait : il est étrange qu’après avoir tenté d’impliquer les Juifs dans cette abomination, on ait arrêté brusquement les recherches...

Théobald vint annoncer que le dîner était servi et les deux amis passèrent à table en se contentant de se laver les mains, ni l’un ni l’autre n’ayant envie de faire toilette.

Tandis qu’ils dégustaient la bisque de homard, Morosini garda un silence plein de réflexions, mais quand il eut vidé son assiette, il revint aux meurtres de Whitechapel.

– Le tailleur de Bertram n’a-t-il aucune idée sur l’assassin de son père et de son frère ?

– Peut-être, mais il s’est refermé comme une huître lorsque j’ai posé cette question. Je croirais volontiers qu’il a peur...

– De quoi, mon Dieu ?

– De la police. Lorsque l’on a découvert le corps des deux hommes, il n’a osé formuler aucune accusation : il aurait fallu pour cela parler de « la pierre juive » et il était sûr d’être inculpé de recel, de vol peut-être... La police telle que nous la connaissons – les bureaux et les grands hommes de Scotland Yard ! – n’a rien à voir avec celle qui opère dans les quartiers misérables. Là où les étrangers, les Juifs surtout, sont en majorité.

– A propos de Juifs et dans le récit que tu m’as fait, il était question de Polonais. Il y en a tellement là-bas ?

– Il paraît mais, étant donné les circonstances, on ne m’a guère parlé d’eux. En résumé, je pense qu’on y trouve un assez bel échantillonnage de toute l’Europe centrale. Tu penses à quoi ?

– Qu’un Polonais reste un Polonais même s’il n’est pas né dans un ghetto et que les fils d’Israël ont toujours pratiqué l’hospitalité. À l’heure qu’il est, Wosinski n’est plus à Eastbourne. Il doit se cacher ailleurs...

– S’il attend un bateau, ce doit être quelque part sur la côte. Pourquoi veux-tu qu’il aille se fourrer dans le bourbier de Whitechapel ?

– Tes paroles, mon frère, sont empreintes de sagesse et de logique, déclama Morosini. Pourtant, j’ai très envie d’aller faire un tour là-bas. Crois-tu pouvoir retrouver le tailleur nommé Ebenezer Lévi ?

– Oui, bien sûr, mais n’es-tu pas en train de tout mélanger ?

– En aucune façon. On peut toujours espérer faire d’une pierre deux coups. On ira demain, si tu es d’accord, parce que pour ce soir...

Oubliant tout décorum, Aldo s’étira et bâilla. Depuis son sauvetage sur les falaises de Beachy Head, la journée avait été longue et, à l’exception de deux petites heures dans le train, il n’avait pas dormi depuis la veille. La fatigue commençait à peser sur lui. Aussi son bâillement s’acheva-t-il en grimace.

– Décidément je vieillis ! constata-t-il. Avant la guerre j’aurais pu passer trois jours sans dormir et rester frais comme l’œil. C’est une chose à laquelle on devrait penser avant de s’intéresser à une fille de vingt ans...

– De toute façon, la marche nuptiale n’est pas près de retentir pour elle et toi. Alors, passe une bonne nuit et n’y pense plus ! fit Adalbert avec un demi-sourire narquois. On ira demain dans la journée : ça fera plus naturel.

Le temps n’avait aucun effet sur l’activité commerciale de Whitechapel. Le taxi qui emmenait les deux hommes se frayait un chemin précautionneux au milieu de la foule qui encombrait la rue rétrécie par les tréteaux des étalages volants accolés aux boutiques. Des vendeurs juifs en manches de chemise braillaient à qui mieux mieux, proclamant l’excellence de leur marchandise. Linge grossier, vêtements plus ou moins usagés, chaussures, bottes de mer, chapeaux, gilets fantaisie, montres, étoffes, tout s’offrait, tout se vendait. Des femmes, crottées jusqu’aux épaules, affublées de casquettes d’homme et serrant autour d’elles des châles troués discutaient les prix en yiddish, ne s’interrompant que pour rappeler près d’elles des gamins sales qui tentaient de prendre le large. Juste le temps d’administrer une taloche et l’on reprenait le marchandage.

L’échoppe du tailleur se trouvait devant une petite synagogue mais le taxi ne s’y arrêta pas. Adalbert lui indiqua une place située à une centaine de mètres et lui recommanda de les attendre après lui avoir remis une partie de la course et promis un bon pourboire.

Lorsque les deux hommes arrivèrent devant la boutique, ils constatèrent qu’elle était fermée au cadenas et qu’aucun signe de vie ne se montrait au-delà de la vitrine à petits carreaux. Ni d’ailleurs à l’étage où le tailleur avait son logement.

– Où a-t-il pu passer ? marmotta Vidal-Pellicorne en tournant sur lui-même comme il arrive quand on se trouve devant une porte close et que l’on espère voir apparaître le propriétaire.

Ce qui parut, ce fut une grosse femme qui revenait du marché en traînant après elle un lourd cabas débordant de poireaux et de choux.

– Vous vouliez voir le tailleur, gentlemen ? demanda-t-elle avec un large sourire.

– Oui, répondit Aldo. Nous avons entendu vanter son habileté.

Le regard appréciateur de la femme détailla les vêtements des visiteurs.

– C’est pourtant guère votre genre, constata-t-elle, mais après tout c’est votre affaire. Seulement, pour aujourd’hui, vous perdez votre temps parce qu’Ebenezer Lévi n’est pas là. Je suis sa voisine et je l’ai vu partir ce matin avec un sac de voyage.

– Si vous êtes sa voisine, il ne vous a rien dit ?

– Rien du tout. Il est pas très causant vous savez ? Autrefois je lui faisais son ménage et puis on a eu des mots. Alors maintenant, il se débrouille tout seul.

– Puisque vous avez l’air de le connaître, vous n’auriez pas une idée de l’endroit où il a pu se rendre ?

– Pas la moindre ! Pour autant que je le sache il est seul au monde et on ne le voit jamais aller nulle part.

– Une maison à la campagne peut-être ? La femme manqua s’étrangler de rire.

– Vous croyez que les gens de Whitechapel ont les moyens de s’offrir ça ? Non, gentlemen, je ne peux rien vous dire de plus... Ah si, il avait l’air très pressé !

– Eh bien, nous reviendrons dans quelques jours, soupira Morosini en tirant quelques pièces de sa poche sous l’œil intéressé de la voisine qui accepta volontiers.

– Ça m’étonnerait qu’il soit longtemps absent, reprit-elle. Si vous voulez que je vous prévienne de son retour, laissez-moi votre adresse.

– Non, c’est inutile. Nous repasserons à l’occasion...

Ayant salué la voisine, ils rebroussèrent chemin pour rejoindre leur taxi.

– Bizarre ! commenta Vidal-Pellicorne. On dirait que notre homme a pris peur.

– Oui, ça ressemble assez à une fuite. Et l’autre soir, il n’a fait aucune difficulté pour te raconter l’histoire de sa pierre juive ?

– Non. Il avait même l’air assez content d’en parler. Un peu comme un gamin qui connaît une belle légende et trouve plaisir à la répéter.

– Une belle légende avec un double meurtre à la clef ?

– Oh tu sais, les Juifs ont tellement l’habitude du malheur ! Il a commencé à prendre peur quand je l’ai un peu poussé dans ses retranchements pour savoir si, à l’époque du vol, il n’avait soupçonné personne...

– C’est ça qui est extraordinaire ! Une affaire vieille de dix ans ! Dans ces conditions, pourquoi a-t-il raconté ça à Bertram Cootes ?

– Il ne roule pas sur l’or et un peu d’argent, c’est toujours bon à prendre. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Il serait peut-être profitable de faire rechercher le tailleur par Scotland Yard ? proposa Aldo.

– Ce pauvre type a eu assez d’embêtements comme ça et Warren en a déjà suffisamment sur les bras avec le faux diamant et l’affaire Ferrals. Il n’y a qu’à attendre : Ebenezer finira peut-être par revenir...

Le taxi venait de prendre le chemin du retour, tout aussi encombré, ce qui obligeait le chauffeur à rouler au pas, quand Aldo, soudain, saisit le bras de son ami.

– Regarde les deux hommes qui sont arrêtés devant le magasin d’épicerie.

– L’un avec un manteau noir et l’autre avec un manteau gris et une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils ?

– Oui. Examine bien le manteau gris : tu le connais.

Une dispute entre deux marchands venait d’obliger la voiture à s’arrêter, ce qui permit à Adalbert de mieux considérer le personnage lancé dans une conversation animée. Il dit enfin :

– On dirait... oui, c’est notre vieil ami le comte Solmanski. Quant à l’autre...

– Je l’ai déjà vu avec lui l’autre soir : c’est le curé de l’église polonaise de Shadwell. Quant à ce qu’ils font là, en plein quartier juif, je n’en sais pas plus que toi, mais pourquoi ne pas nous dégourdir les jambes ?

Aldo se disposait à payer le taxi avant de descendre quand Adalbert l’arrêta du geste. Solmanski et son compagnon venaient de se mettre en marche pour rejoindre une voiture rangée dans une ruelle transversale. Ils y montèrent et le véhicule démarra. La dispute étant enfin terminée, le taxi reprit sa route peu après.

– Suivez cette voiture sans trop vous faire remarquer, ordonna l’archéologue.

Mais la filature se révéla décevante : le Polonais ramenait seulement son compatriote à son église après quoi il se fit conduire au Claridge. Aldo et Adalbert rentrèrent chez eux en se promettant d’essayer d’en savoir un peu plus sur les agissements du père d’Anielka.