– Je crois qu’à ce sujet je partage votre opinion et j’avoue qu’en ce moment j’aurais tendance à vous plaindre. On dirait que la haute société vous en veut personnellement : après lady Mary, la duchesse de Danvers...
– Vous avez raison, ce n’est pas un mince problème. Encore que je croie celle-ci trop sotte pour manigancer quoi que ce soit... A ce propos je compte sur vous pour garder tout cela secret.
– Vous n’en doutez pas, j’espère ?
– Non, mais je me méfie de ce journaliste de l’Evening Mail que notre ami archéologue voit assez souvent.
Aldo se mit à rire.
– Vous devriez savoir que Vidal-Pellicorne garde les yeux rivés sur la Vallée des Rois et les exploits de Mr. Carter. Grâce à Bertram Cootes, il apprend les nouvelles un peu plus vite. La duchesse ne les intéresse ni l’un ni l’autre...
– Pourvu que ça dure ! ... A bientôt peut-être... On dit qu’il suffit de parler du loup pour en voir la queue. En rentrant à Chelsea, Aldo tomba presque dans les bras de Bertram qui dévalait l’escalier à toute allure en fredonnant une vieille chanson galloise. Reconnaissant l’arrivant, il lui offrit des excuses volubiles avec un sourire rayonnant, lui saisit les deux mains qu’il serra avec une affection inattendue et se précipita au-dehors dans un envol d’imperméable usagé découvrant un complet de cheviotte avachi, en criant :
– La vie est belle ! Vous ne pouvez pas savoir ce que la vie peut être belle quelquefois !
Aldo n’essaya même pas de démêler si c’était là du Shakespeare ou du Bertram. L’ayant vu disparaître dans la brume du soir, il rejoignit Vidal-Pellicorne qu’il trouva occupé à faire une réussite. Voyant entrer son ami, Adalbert leva les yeux.
– Alors ? Le ptérodactyle ne t’a pas dévoré ?
– Il a bien essayé mais nous sommes finalement parvenus à un accord. Dis-moi, je viens de rencontrer Bertram en pleine liesse. Un vrai feu follet ! Que lui est-il arrivé ? Un héritage ?
– Disons qu’il a hérité de cinquante livres que je viens de lui donner à titre de gratification, de remerciement et d’incitation au silence. Pour quelque temps encore tout au moins...
– Cinquante livres ! Tu es généreux.
– Ça les vaut, crois-moi ! C’est grâce à lui si j’ai pu recouper une nouvelle piste de la Rose. Beaucoup plus proche de nous, cette fois, puisqu’elle s’achève dans les premières années du siècle.
– Parce qu’elle s’achève aussi, celle-là ? Le contraire m’aurait étonné. Mais dis-moi, tu n’as pas révélé à ce journaliste que la pierre volée chez Harrison était un faux ?
– Pour qui me prends-tu ? Il croit toujours à notre version officielle mais comme il n’a pas grand-chose à mettre sous sa plume ces temps dernier vu qu’on ne lui laisse toujours que les chiens écrasés, l’idée lui est venue d’écrire des papiers pour en faire peut-être un bouquin en racontant des histoires de pierres bizarres ; le tout, bien sûr, tournant autour de la disparition de la Rose. Il est donc venu me voir pour savoir ce qu’au cours de ma longue vie d’archéologue j’ai pu apprendre sur des bijoux étranges, apparus soudain dans des endroits inattendus. Son projet n’est pas bête et j’ai voulu savoir d’où il le sortait. C’est alors qu’il m’a parlé de son ami Lévi, un tailleur juif de Whitechapel chez qui il a pris ses habitudes.
Au souvenir du complet de cheviotte avachi dont le journaliste était paré tout à l’heure, Aldo ne peut s’empêcher de rire.
– Un tailleur ? Bertram Cootes ? J’aurais juré qu’il s’habillait dans une friperie.
Vidal-Pellicorne darda sur son ami un regard sévère.
– Quand on est aussi élégant que toi, on se montre un peu plus charitable ! Bertram se débrouille comme il peut. Quant à l’histoire que lui et son tailleur m’ont racontée, elle ne prête pas à rire. Elle est excitante, sans doute, mais plutôt terrifiante.
– Tu n’exagères pas un peu ? Les histoires terrifiantes de Whitechapel c’était il y a une quarantaine d’années, au temps de Jack l’Éventreur...
Les yeux bleus d’Adalbert, soudain graves, se plantèrent dans ceux de son ami tandis que ses mains bouleversaient les cartes étalées sur la table.
– Tu vas avoir la surprise de ta vie comme je l’ai eue moi-même, mais ce fameux diamant, cette pierre royale qu’ont maniée tant de gens illustres, a bel et bien roulé jusqu’aux ruisseaux sanglants où le monstre sans visage abandonnait ses victimes. J’en ai la certitude !
– Quoi ? Tu as rêvé ?
– Oh non ! D’ailleurs, tu vas pouvoir en juger. Hier soir, j’ai convaincu Bertram de m’emmener là-bas en lui promettant une jolie gratification s’il décidait son copain à partager avec moi ses souvenirs de ce qu’il appelle « la pierre juive ».
– La pierre juive ? Et ce serait...
– Écoute plutôt ! Dans la nuit du 29 septembre 1888, vers une heure du matin, un colporteur polonais – et juif ! – entra avec sa carriole dans la cour du Club éducatif des travailleurs étrangers qui se trouvait dans Berner Street. Soudain, son cheval fit un écart et, en dirigeant sa lanterne vers le sol, le colporteur découvrit le corps d’une femme égorgée.
En même temps, dans l’obscurité de la cour, il aperçut une silhouette sombre qui s’enfuyait. D’abord paralysé de terreur, il voulut crier sans y parvenir et se laissa tomber à genoux près du cadavre qui était encore chaud. C’est alors qu’il vit, près de sa main, quelque chose de brillant : une sorte de caillou taché de boue. Il le ramassa, le mit dans sa poche et réussit enfin à appeler au secours. Un instant plus tard, les gens qui étaient encore au club accouraient, bientôt rejoints par la police. On réconforta le colporteur à moitié mort de peur : ce crime, en effet, était le troisième commis par l’Éventreur, bien que la victime n’ait pas été éventrée, l’arrivée de la carriole ayant mis l’assassin en fuite. La nouvelle victime s’appelait Elizabeth Stride : c’était une veuve d’une quarantaine d’années venue à la prostitution depuis l’internement et la mort en prison de son mari, mais qui avait connu des jours meilleurs... Oublions-la ! Rentré chez lui après avoir passé un bon moment au poste de police, le colporteur se souvint de sa trouvaille, la tira de sa poche et entreprit de la nettoyer. Bien qu’il n’eût jamais vu de diamant poli et non taillé et que sa culture fût des plus sommaires, il comprit que cette pierre n’était pas comme les autres. L’idée lui vint de la rapporter à la police mais comme il n’avait pas pensé à la donner tout de suite, il eut peur des conséquences de son geste tardif et préféra soumettre le problème à son voisin, le rabbin Eliphas Lévi, qui était un peu son parent.
C’était un homme pieux, sage, prudent et en qui l’on pouvait avoir toute confiance.
Le rabbin commença par approuver le colporteur d’être venu à lui. Puisqu’il avait commis l’imprudence de ramasser quelque chose sur les lieux du crime et de n’en pas parler, mieux valait continuer dans cette voie. Depuis le début du cauchemar que l’on vivait à Whitechapel, la police agissait trop souvent avec brutalité et sans trop de discernement. Ainsi, l’imagination collective des gens du quartier ayant fait surgir, pour l’un des meurtres précédents, la vague silhouette d’un homme en tablier de cuir, un malheureux cordonnier juif polonais nommé John Pizer s’était vu arrêter tandis qu’un début de pogrom commençait à attaquer ses proches. Heureusement, il avait un alibi et on l’avait relâché. Eliphas Lévi, qui avait senti le vent du boulet, ne tenait nullement à ce que cela recommence. Le mieux était de se taire mais, afin que son voisin ne se sentît pas lésé, il lui proposa de lui confier le caillou afin de l’étudier et, en attendant, lui remit un peu d’argent.
Resté seul, le rabbin examina la pierre avec grand soin. Il s’était toujours intéressé à la minéralogie et possédait un petit équipement parmi lequel figurait une loupe. Il eut vite fait de discerner sur la face la plus plate du cabochon une minuscule étoile de David. Dès lors, pensant qu’il tenait entre ses mains un objet sacré et cela d’autant plus qu’il connaissait la légende du pectoral perdu, il en fit son plus cher trésor, se souciant peu de sa valeur marchande, persuadé qu’il lui venait du fond des âges. Prudent, néanmoins, il enferma la pierre dans un coffret solide et n’en parla à personne à la seule exception de ses deux fils quand ils furent en âge de comprendre. L’un d’eux est Ebenezer, le tailleur...
– Magnifique ! s’écria Morosini enthousiasmé. Nous n’avons plus qu’à convaincre ce brave homme de nous la vendre. J’admets que ce sera un peu difficile, mais si on lui dit que le pectoral existe toujours et qu’il en a besoin...
– Si tu me laissais finir ? grogna l’archéologue. Si le diamant était encore à Whitechapel j’aurais commencé par te le dire... seulement il n’y est plus. Il y a une dizaine d’années, le rabbin et son fils aîné, destiné lui aussi à la voie religieuse, furent assassinés par une nuit d’hiver bien noire. Et le coffret disparut...
– Oh non ! gémit Aldo découragé. Je commence à croire que nous n’arriverons jamais à retrouver ce foutu diamant ! Il est possédé du Diable !
– C’est un peu mon sentiment. Veux-tu que je te dise ? Si on y parvient, on se dépêchera de le faire passer à Simon pour qu’il le remette à sa place. Cette pierre me dégoûte et me fait peur : il y a trop de sang dessus !
– Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est ce qu’elle faisait avec une prostituée de bas étage.
– Va savoir ! Son mari, dont la disparition l’a jetée sur le trottoir, était un voleur. Il avait pu se la procurer Dieu sait où.
– Avec un héritage pareil, cette Elizabeth Stride aurait préféré le ruisseau à une confortable existence ? Elle pouvait la vendre.
– Difficilement ! Elle devait avoir compris que son mari ne l’avait pas trouvée en se promenant dans Hyde Park. Et puis, ce vieux diamant poli n’est pas une pierre très séduisante. Elle en ignorait sans doute la valeur et peut-être même y voyait-elle un souvenir qu’elle devait porter sur elle. L’assassin a eu juste le temps de l’égorger et de déchirer sa robe... La pierre s’est évadée, voilà tout !
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