– N’essaie pas de noyer le poisson ! J’ai des choses à te raconter mais ça attendra ce soir... Tu vas chez le Super ou je dois y aller à ta place ?
– Non, soupira Morosini, je vais y aller. Il vaut mieux que ce soit moi étant donné que je peux décrire l’ennemi. J’espère seulement que je pourrai obtenir qu’il agisse avec discrétion et, au besoin, fasse appel à moi quand on aura une chance d’arrêter le Polonais. Il pourrait me faire cette faveur : avec ce que je lui apporte il devrait être content...
C’était faire preuve d’une grande candeur et les espoirs de Morosini, une fois à Scotland Yard, s’écroulèrent plus vite que les murs de Jéricho sous la trompette de Josué. Le ptérodactyle se montra modérément heureux de revoir le prince-antiquaire mais quand celui-ci entreprit de lui raconter son aventure balnéaire, il passa sans transition d’une indifférence polie à une sorte de transe et prit son vol à travers le bureau en battant furieusement des ailes.
– Comment ? s’écria-t-il. Vous avez recueilli des informations de cette importance et vous me les apportez seulement maintenant, alors que vous avez tout gâché ? Savez-vous que je pourrais vous arrêter pour obstruction à l’action de la police ?
– Ça vous avancerait à quoi ? fit Aldo sans se démonter. Puis-je vous rappeler que les informations en question m’ont été confiées sous le sceau du secret par lady Ferrals afin que je me charge personnellement d’appréhender – c’est bien comme ça que l’on dit ? – son ancien amoureux et de telle sorte qu’elle ne puisse être accusée de l’avoir...
– ... donné et donc de risquer la vengeance de ses amis anarchistes, récita Warren d’un ton excédé. Je connais l’antienne. Et à présent, vos scrupules vous ont abandonné ?
– Pas vraiment, mais dès l’instant où je me trouvais confronté à une affaire de trafic d’armes intéressant peut-être la sûreté de l’État et mettant en cause une personnalité proche de la Couronne, j’ai considéré que je n’avais plus le droit de me taire...
– C’est encore heureux !
Le superintendant revint s’asseoir à son bureau, prit un bloc de papier et dévissa son stylo.
– Alors, si vous le voulez bien on reprend tout à zéro. Et en détail !
– Vous... vous n’appelez pas votre secrétaire pour prendre ma déposition ?
– Nous devons agir dans la discrétion, n’est-ce pas ? aboya Warren. Alors je vais écrire moi-même et ensuite, je verrai comment on pourra essayer de préserver le secret imbécile que cette jeune idiote exige de vous !
Soulagé d’un grand poids, Aldo reprit son récit en s’efforçant d’être aussi précis que possible et sans rien omettre. Pendant un assez long moment, on n’entendit plus que sa voix assourdie et le grincement de la plume sur le papier...
Quand ce fut fini et tandis que Warren relisait ce qu’il venait d’écrire, Morosini, après une courte hésitation, demanda :
– M’accorderez-vous une faveur ?
– Laquelle ?
– Celle de m’avertir lorsque vous saurez où se trouve Wosinski afin que je puisse le prendre moi-même. Je ne vous empêche pas de protéger les arrières mais laissez-moi l’honneur d’achever seul ce que j’ai commencé à Eastbourne...
Les yeux ronds et jaunes du ptérodactyle se fixèrent sur le visage crispé de son visiteur.
– Maintenant qu’il vous connaît, ce serait une grave imprudence. Il n’hésitera pas à vous tirer dessus. Vous avez envie de risquer votre vie ?
– Sans hésiter. Je veux remplir la mission qui m’a été confiée. Même si c’est à ce prix. Je me tiens dès à présent à votre entière disposition.
Le policier ne répondit pas, jaugeant l’homme qui lui faisait face. Finalement, il referma son stylo et le jeta devant lui parmi ses papiers.
– Je n’ai jamais douté que vous ne soyez un homme de cœur et je comprends votre dilemme. Aussi, je vous promets de tout faire pour vous donner satisfaction mais à la condition, bien sûr, qu’en vous laissant agir, nous ne risquions pas de faire échouer l’opération. Naturellement, il faudra obéir strictement – et il appuya sur le mot – aux ordres que je vous donnerai.
– Vous avez ma parole.
Quelqu’un frappa à la porte et, sans attendre de réponse, l’inspecteur Pointer pénétra dans le bureau de son chef, vint se pencher à son oreille et lui parla bas. Il s’agissait sans doute d’une nouvelle importante car le superintendant tressaillit, mais il écarta du geste son subordonné.
– Nous verrons ça plus tard ! J’en finis avec le prince.
– Je n’arrive pas à comprendre comment cela a pu se produire, sir ! La surveillance était sans défaut, pourtant...
– Laissez-moi pour le moment, Pointer ! Je vous rappellerai.
À regret, l’inspecteur s’en alla. Morosini se disposa à l’imiter. Warren, lui, ne bougeait pas. Il semblait perdu dans une rêverie profonde tandis que ses longs doigts pianotaient sur le bras de son fauteuil. Soudain, il déclara :
– Nous n’allons pas pouvoir garder cela secret bien longtemps, alors autant vous l’apprendre : Yuan Chang s’est pendu dans sa prison avec un cordon de soie jaune.
– Pendu ? souffla Morosini abasourdi. Mais ne disiez-vous pas l’autre soir que vous ne réussiriez pas à le garder sous clef très longtemps ? Alors pourquoi se tuer ? Il ne risquait pas la peine de mort.
– Et pourtant il y est venu de lui-même. Enfin presque...
– Que voulez-vous dire ? Il ne se serait pas donné la mort volontairement ?
– C’est un peu ça. Je dirais que c’est un suicide sur ordre. Connaissez-vous la Chine, prince Morosini ?
– Non. Je connais son art, sa culture mais je n’y suis jamais allé.
– Sa culture ? Savez-vous quelque chose des anciens usages impériaux ? En particulier de ce que l’on désignait sous le terme de « cadeaux précieux » ? Non ? ... Alors j’explique : lorsque l’empereur avait à se plaindre de l’un quelconque de ses sujets de haut rang ou de ses dignitaires et qu’en raison des services rendus il ne souhaitait pas l’envoyer au bourreau, il lui faisait parvenir ce qu’on appelait les « cadeaux précieux » : une cordelette de soie jaune – couleur impériale ! – un sachet de soie contenant du poison et un poignard. Cela signifiait qu’il lui laissait le choix de sa mort...
– Et, s’il choisissait la vie ?
– Impossible ! c’était alors l’exécution immédiate. Dans le cas qui nous occupe, je pense que Yuan Chang n’a pas eu le choix : tout ce que l’on a dû réussir à lui faire parvenir c’est le cordon, dans une miche de pain ou Dieu sait quoi. Il n’en a pas moins obéi... comme doit le faire tout mandarin. Ce qu’il était à n’en pas douter !
– Attendez, attendez ! contesta Morosini. Vous dites qu’il a obéi. Mais à qui ? Vous parlez d’une coutume impériale, mais la Chine est en révolution depuis quelques années. C’est Sun Yat Sen le maître et je ne pense pas qu’il se soucie de ressusciter les empereurs mandchous !
– Avec la Chine, vous savez, il faut s’attendre à tout : à l’impossible, à l’inconcevable, à l’inconnaissable, au délirant mais surtout à des racines plongeant si profondément dans la nuit des temps qu’en dépit des labours et des sarclages, les plus solides demeurent toujours. Le pays vit sa révolution, oui ! Cependant le jeune empereur Pou Yi, aujourd’hui destitué, demeure toujours dans ses palais de la Cité interdite. Cela laisse supposer un certain nombre de fidèles disséminés à travers l’empire pulvérisé. Yuan Chang devait être de ceux-là. Bien qu’il habite Londres depuis des années, il n’en vient pas moins de Hong Kong où les conspirations s’épanouissent comme fleurs au soleil...
– Est-ce que son « suicide » change quelque chose pour vous, en dehors du fait que les chances de récupérer le diamant de Harrison s’amenuisent ?
Warren prit, sur sa table, une belle pipe en bruyère d’Ecosse qu’il se mit à bourrer d’un pouce rêveur avant de l’allumer et d’en tirer une longue bouffée qui parut le détendre.
– Bien entendu ! répondit-il enfin. Cela signifie que nous avons fait erreur en lui accordant trop de puissance, en imaginant qu’il œuvrait seul, en pieux collectionneur, à la recherche des trésors disparus. Force nous est à présent de constater qu’il n’était qu’une tête, celle pointée sur l’Angleterre, d’une des hydres implacables que l’on appelle triades et qui, pour atteindre leurs buts, élèvent le crime à la hauteur d’une institution. Tout leur est bon : trafic d’armes, de drogues, de femmes, d’esclaves, d’enfants même. Si vous voulez mon sentiment, je commence à regretter Yuan Chang. Avec lui, au moins, on savait à peu près où l’on en était. A présent nous allons naviguer dans le brouillard...
– Et lady Mary ? Va-t-elle, comme vous, naviguer dans le brouillard ?
– Je l’ignore. Si elle est persuadée que le diamant lui échappe, il se peut qu’elle abandonne.
– Ça m’étonnerait. Sous des dehors gracieux, elle ressemble assez à un bouledogue à qui l’on a pris son os. Elle ira jusqu’au bout de sa folie.
– De toute façon, elle demeurera sous surveillance... et tant mieux si elle me donne la joie de pouvoir un jour la jeter devant ses juges ! conclut Warren avec une intonation tellement sauvage que Morosini en eut froid dans le dos.
– Vous en faites une affaire personnelle ? s’étonna-t-il.
– Pour une fois, oui ! Elle a tué George Harrison aussi sûrement que si elle l’avait frappé elle-même. Sans sa cupidité, un homme de bien serait encore parmi nous.
La gravité du ton laissait entendre qu’en ce qui concernait Warren son jugement serait sans appel mais, après tout, Aldo n’éprouvait pas la moindre envie de plaider la cause de la nouvelle comtesse de Killrenan. D’autant moins qu’au cours d’une de ses nombreuses songeries il lui était arrivé de se demander si elle n’était pas aussi responsable de l’assassinat de sir Andrew. Pour une femme disposant de telles complicités, faire acheter à Port-Saïd un voleur doublé d’un tueur ne présentait peut-être pas d’immenses difficultés. Et il croyait se souvenir qu’elle voulait, après l’échec de sa visite au palais Morosini, se lancer dans le sillage du Robert-Bruce... Mais il garda pour lui ses réflexions. Il était temps, d’ailleurs, de se retirer. Il reprit son chapeau et ses gants laissés sur un siège.
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