– Pas dans l’immédiat parce que vous valez plus cher vivant que mort. Alors restons comme nous sommes et parlez-moi de ces « petits services », que vous avez d’ailleurs obtenus en la faisant chanter, non ?

– Si peu ! La fin justifie les moyens, monsieur, et nous avons besoin d’argent et d’armes. L’occasion était trop belle : ma belle amie qui s’en va épouser le plus gros marchand de canons d’Europe...

– Pourquoi diable avez-vous autant besoin de munitions en tout genre ? La Pologne est libre que je sache ?

– Ah ! vous trouvez ? On voit bien que vous ne connaissez pas le glorieux maréchal Pilsudski, notre héros national. D’abord, qu’est-ce qu’un Italien peut bien comprendre à la Pologne ?

– Assez pour avoir appris que le Pilsudski en question n’est plus au pouvoir...

– Il va y revenir, et puis c’est lui qui mène la danse. Libre, dites-vous ? Mettez-vous dans la tête que ce n’est rien d’autre qu’un dictateur et nous ne voulons pas d’un dictateur. Fût-il polonais !

– Vous voulez quoi, alors ? La Révolution comme en Russie ? Vous et vos petits amis êtes nihilistes, sans doute ?

– Cela ne vous regarde pas. En tout cas, pour ce qui est de lady Ferrals, pas question pour moi d’endosser la mort de son mari. Je n’y suis pour rien...

– C’est pour cela sans doute que vous vous êtes enfui dès que vous l’avez vu tomber ?

– Mettez-vous à ma place ! J’ai compris que la police allait venir et que je serais arrêté.

– Vous n’avez tout de même pas oublié de rafler les bijoux de lady Ferrals ?

– Je n’ai rien volé : elle me les a donnés pour que j’en fasse de l’argent.

Morosini éprouvait une vague nausée mais ne put s’empêcher de ricaner en pensant à l’image presque sainte que la pauvre Wanda se faisait de ce garçon. Un paladin ! Un amoureux de légende ! Grotesque !

– Dire qu’il y a des gens assez stupides pour penser que vous l’aimez.

Le visage crispé du garçon se détendit comme si un souffle de douceur venait de le toucher.

– Pourquoi pas ? Je l’ai aimée... follement et je crois qu’il en reste quelque chose. Pas assez cependant pour accepter d’être pendu.

– Vous préférez que ce soit elle ? C’est elle qui a tué, selon vous ?

Ladislas passa dans ses cheveux ébouriffés une main qui tremblait.

– Peut-être. Je n’en sais rien. C’est à la justice britannique d’en faire la preuve.

– Moi je pense que ladite justice prouverait beaucoup plus facilement votre culpabilité à vous. Si vous voulez mon opinion, vous êtes un lâche assez bien conditionné.

– Je vous défends de m’insulter. Si j’avais une seule chance de la sauver sans y laisser ma vie, je la saisirais.

– Mais je vous l’apporte, cette chance ! En échange d’une somme d’argent, vous m’écrivez une confession qui ne sera remise à la police qu’après notre départ à tous deux. Je vous sortirai d’Angleterre sous une fausse identité et je reviendrai.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que je confesse ? Que je l’ai tué ?

– Bien sûr. Si vous tenez à le savoir, j’en suis persuadé.

– Vous êtes fou. Gomme je l’ai été d’entrer dans cette maudite maison de Grosvenor Square. Vous n’imaginez pas l’atmosphère qui y régnait ! Cela suait la haine. Nous étions trois à désirer la même femme et elle se jouait de nous...

– Il me semble avoir entendu dire pourtant qu’elle vous donnait la préférence ? fit Morosini d’une voix soudain glacée à laquelle répondit le rire amer de Ladislas.

– C’est vrai. Nous avons repris un moment nos jeux de Varsovie mais le cœur n’y était plus. Là-bas, elle m’aimait. Ici, elle voulait que je la débarrasse d’un homme qui lui faisait horreur. Seulement ce n’est pas moi qui ai fait le travail.

– Vraiment ? Eh bien c’est ce que nous allons voir puisque vous ne voulez pas de ma proposition généreuse, soupira Aldo en repoussant d’une main le double rideau, révélant la large ouverture de la fenêtre. Vous allez venir avec moi et vous pourrez donner à la police toutes les explications que vous voudrez. Par ici, s’il vous plaît, ajouta-t-il en indiquant la sortie du canon de son revolver.

– Vous voulez que je passe par la fenêtre ?

– J’y suis bien passé, moi. Et vous êtes plus jeune. Soyez tranquille.

Il allait dire : « Il y a quelqu’un qui vous attend en bas », mais le projectile fut plus rapide et lui coupa la parole. Atteint à la tempe par un objet lancé d’une main sûre, Morosini eut un cri bref puis, laissant échapper son arme, s’écroula sur le sol.


  Chapitre 10 Où L’on Fait De Singulières Découvertes


Quand Morosini revint à une conscience à peu près claire, il était dans une obscurité mouvante et plutôt mal en point. Sa tête lui faisait d’autant plus mal qu’un bâillon serré sur sa bouche y maintenait le sang. Son corps n’était guère plus confortable : ficelé comme un salami, il glissait, tressautait et se cognait contre une caisse à chaque secousse du véhicule qui devait être une fourgonnette bringuebalant sur un chemin où les ornières ne manquaient pas.

Essayant d’aligner une idée après l’autre, le prisonnier conclut que sa situation n’avait rien d’enviable. Quant au destin qu’on lui réservait, il n’était pas impossible qu’il soit définitif... Où l’emmenait-on ? ... D’après le sol sur lequel roulait l’engin on avait quitté la ville, mais dans quelle direction ?

Il fut assez vite renseigné quand, par-dessus le bruit du moteur, il reconnut la voix de Ladislas :

– N’allons pas trop loin avec la voiture ! Vous savez que les falaises sont dangereuses...

– Je les connais mieux que vous, grogna l’homme qui aurait dû être en train de dormir. Et je sais où m’arrêter pour ne pas avoir à le porter trop longtemps. Il est lourd, le bougre !

Eh bien voilà, pensa Morosini sur le mode lugubre, ces deux lascars vont tout simplement me flanquer à la mer d’une hauteur qui ne pardonnera pas...

Il n’avait jamais eu peur de la mort qu’il avait souvent vue de près pendant la guerre et, au fond, mourir comme ça ou autrement lui était égal, mais la fin qui l’attendait choquait son sens de l’élégance : être jeté comme un vulgaire sac d’ordures le contrariait, comme d’ailleurs l’idée de quitter une existence plutôt passionnante.

– Là, fit le chauffeur. Ça devrait aller ! Dépêchons-nous, il ne faudrait pas tomber sur une patrouille de douaniers.

Quand on ouvrit les portes arrière pour le tirer dehors, Aldo vit que la nuit était plus claire. Surtout moins brumeuse : la marée sans doute qui, en descendant, avait un peu nettoyé la côte. Par instant, l’éclat blanc d’un phare balayait un nuage attardé. L’ange gardien du Polonais l’empoigna par les cordes qui le liaient et le jeta à terre sans autre précaution, ce qui, en dépit de son courage, lui arracha un gémissement de douleur. A sa surprise, Ladislas protesta :

– C’est peut-être inutile de le faire souffrir ?

– Il ne souffrira plus longtemps. Allez, cœur sensible ! Prenez-lui les pieds !

Aldo sentit qu’on l’enlevait de terre et qu’on se mettait en marche. Pensant qu’il n’avait plus grand-chose à attendre de ce monde, il dit mentalement une prière, ouvrit les yeux et regarda le ciel dont il espérait qu’il l’atteindrait bientôt. Il était sombre, sans étoiles. Un digne ciel anglais aussi peu encourageant que possible, alors que mourir sous celui de Venise, tendre et velouté, eût été si doux ! Une bouffée de joie, cependant, la pensée qu’il allait sans doute retrouver sa mère était très consolante...

Soudain, son ascension mystique se trouva cassée net. Une voix venait de crier :

– Posez-le doucement et levez les mains en l’air ! Au moindre geste suspect, je tire. Et je tire juste !

Théobald ! Par Dieu sait quel miracle, il avait réussi à suivre ses ravisseurs et, du coup, Aldo mordit de nouveau à belles dents au cœur juteux de la vie. La reprise de contact fut tout de même un peu rude car, au lieu de le remettre à terre avec quelques précautions, les deux sacripants le laissèrent tomber avec un ensemble parfait. Heureusement, l’herbe était encore épaisse et il y atterrit sans trop de mal. Pendant ce temps, l’inconnu venait de faire feu mais Théobald tira presque simultanément. Il y eut un cri de douleur, puis aussitôt, la voix affolée de Ladislas :

– Filons !

Ils détalèrent sans demander leur reste. Le pinceau lumineux du phare permit à Morosini de les apercevoir tandis qu’ils se précipitaient vers la camionnette mais cette fois, ce fut Ladislas qui se mit au volant. L’autre soutenait l’une de ses épaules qui devait lui faire mal. De Théobald aucune trace. Sans doute s’était-il jeté à terre avant de tirer. La voiture effectua une marche arrière précipitée, fit demi-tour. Les phares s’allumèrent et bientôt de ce qui avait failli être le char funèbre de Morosini, on ne vit plus qu’un feu rouge vite avalé par l’obscurité.

La vague inquiétude touchant le sort de son compagnon fut vite effacée : le faisceau d’une lampe électrique se promenait sur la falaise. Pour l’aider, il se mit à gémir et quelques secondes plus tard, Théobald s’agenouillait près de lui.

– Pas trop de mal ?

– Hon, hon émit le paquet ficelé.

Le fidèle valet eut vite fait d’enlever le bâillon et le rescapé aspira une grande bouffée d’air frais.

– Je vous dois la vie, mon vieux ! soupira-t-il tandis que Théobald s’activait à trancher ses liens et à frictionner ses membres endoloris. Comment avez-vous fait ?

– J’ai entendu un cri et j’ai pensé que c’était vous. Alors j’ai escaladé à mon tour et j’ai pu voir ces gens vous ficeler et vous bâillonner. L’un a parlé des falaises de Beachy Head et comme je pensais bien qu’ils n’allaient pas vous y porter sur leur dos, je suis allé vers le garage et j’ai attendu la sortie d’une voiture pour m’accrocher à l’arrière...