Installé dans une chambre sans âge ni autre intérêt que d’être à peu près propre, Aldo se disposait à une longue attente mais elle fut plus brève qu’il ne le craignait. Peu après minuit, on frappa à la porte et Théobald fit son entrée.
– Déjà ? fit Morosini en lui tendant un verre que celui-ci accepta avec reconnaissance et vida d’un trait. Vous avez pu suivre notre homme jusqu’au bout ?
– Pas tout à fait... à moins que vous ne teniez à ce que je retourne à Londres avec lui. Je viens de le laisser à la gare où il se dispose à attendre le premier train du matin dans la salle idoine. Il n’est resté qu’une heure environ dans la maison où il se rendait. Encore le terme maison est-il impropre pour désigner la magnifique villa où je l’ai vu entrer... Et il n’a même pas pris la porte de service ! C’est presque incroyable.
– Vous pouvez me la décrire, cette villa, et me dire où elle se trouve au juste ?
– Sur Grand Parade, la promenade qui borde la mer et où sont les plus beaux hôtels, mais le plus simple est encore que je conduise monsieur le prince.
– Vous vous êtes suffisamment fatigué comme ça. Contentez-vous de m’expliquer et vous resterez ici.
– Je remercie beaucoup monsieur le prince, mais je ne connais pas assez bien la ville pour vous expliquer le chemin ; je préfère la mémoire de mes pieds et ce n’est pas loin ! D’autant que ce verre m’a ragaillardi.
– Dans ce cas, allons-y !
Quitter l’hôtel sans éveiller l’attention fut facile : le portier ronflait tel un feu de cheminée. Et comme l’avait annoncé Théobald le chemin n’était pas très long. Un moment plus tard, les deux hommes déambulaient sur Grand Parade la bien nommée : un étonnant assemblage de bâtiments datant de l’époque victorienne. De toute évidence, l’homme qui avait suscité cette ville étonnante l’avait voulue un hommage à l’orgueil britannique plus encore qu’à la gloire de la fameuse souveraine : ne s’agissait-il pas de l’emporter sur Brighton dont la Cour faisait ses délices ? Brighton la bruyante, l’agitée. Ici devait régner, même en été, le calme solennel d’une aristocratie se jugeant au-dessus de toutes choses et ne tolérant que la mer en face de sa grandeur. À cette heure tardive, c’était celle-ci qui régnait. Le bruit soyeux de son ressac troublait seul la nuit opaque, chargée de froide humidité.
La villa devant laquelle on s’arrêta ne déparait pas un ensemble que le Vénitien jugea sévèrement. Il était trop imprégné de la pure beauté de la Sérénissime pour goûter cette incroyable réunion de tourelles, de clochetons, de pilastres, de coupoles, de terrasses et de colonnes où se retrouvait la patte de Paxton et de ses confrères.
– Un vrai gâteau de mariage ! marmotta-t-il. C’est là ?
– Aucun doute, c’est bien là ! Il n’y en a pas beaucoup qui forment le coin d’une rue...
– Je ne me ferai jamais au goût anglais ! Par où entre-t-on ?
– Si vous sonnez, c’est par là, dit Théobald en désignant la haute porte cintrée, abritée d’un porche et surélevée de quelques marches descendant, entre quatre énormes bow-windows, jusqu’au boulevard maritime. L’entrée de service est sur l’autre rue.
Aldo ne répondit pas. Son œil évaluait la hauteur de l’étage où deux fenêtres soulignées d’un balcon gothique laissaient paraître un peu de lumière. Après tout, le style victorien avait du bon, qui semait tant d’aspérités utiles à qui voulait tenter une escalade ! Une idée qui le séduisait de plus en plus...
Examinant rapidement les alentours, il apprécia ses chances : elles étaient grandes. Pas un chat en vue ! Une nuit obscure à peine trouée ici et là par un parcimonieux bec de gaz alors qu’en été maisons et hôtels devaient ruisseler de lumières. Otant son manteau qui eût gêné ses mouvements, il le jeta dans les bras de Théobald :
– Restez là et arrangez-vous pour être invisible. Surtout en cas de ronde, mais si dans une heure je ne suis pas revenu, prévenez la police.
Le fidèle valet opina du chef sans songer à émettre la moindre observation. Il était trop habitué aux excentricités de son maître pour s’étonner de celles du prince-antiquaire. D’autant que, semblable en cela à Romuald, son frère jumeau1, il ne détestait pas vivre un peu dangereusement. Il se contenta de murmurer :
– Monsieur le prince ne veut pas que je l’accompagne ?
– Non merci. Dans ce genre d’affaire un guetteur est toujours un auxiliaire précieux. Souhaitez-moi seulement bonne chance !
– J’espère que monsieur le prince n’en doute pas.
Déjà Aldo s’attaquait aux grosses pierres d’angle au-dessus desquelles régnait une corniche d’autant plus attirante que le grimpeur croyait distinguer, à cette hauteur, une fenêtre entrouverte. Il n’eut guère de peine à l’atteindre : l’escalade était facile pour son corps vigoureux et bien entraîné. C’était la première fois qu’il allait s’introduire chez quelqu’un par la fenêtre et il n’en éprouvait pas le moindre remords. Plutôt une joyeuse excitation qui lui rappela Adalbert. Il comprenait tout à coup le plaisir un peu pervers que celui-ci éprouvait lorsque, tournant le dos à ses occupations officielles d’archéologue, il se livrait à l’une de ses aventures en marge des lois pour le plus grand bien de la France. Cette fois, c’était pour le plus grand bien d’une jeune femme aimée. Ce qui revenait à peu près au même...
Ayant franchi la fenêtre relevée sans le moindre bruit, Aldo se retrouva dans l’obscurité et empêtré dans les plis de rideaux soyeux qu’il se hâta de refermer derrière lui dès qu’il en fut sorti. Puis il alluma brièvement sa lampe de poche pour se reconnaître. Il découvrit alors qu’il était dans une chambre de femme, assez encombrée de meubles mais vide de toute présence. Une coiffeuse surchargée et une abondance de passementerie jointes à une trace de parfum à laquelle se mêlait curieusement une odeur de cigare confirmaient son diagnostic. Un couple, sans doute, habitait cette pièce et, s’il n’était pas couché en dépit de l’heure tardive, il ne devait pas être loin. Dans la pièce voisine, celle qui était encore éclairée...
Le visiteur s’approcha de la porte sous laquelle filtrait un rai de lumière, saisit la poignée d’une main attentive mais ferme et ouvrit doucement. Juste assez pour apercevoir des pieds masculins posés sur un pouf en velours brun. Il allait élargir son champ de vision quand le bruit d’une autre porte, ouverte sans précaution cette fois, l’immobilisa. Presque aussitôt une voix d’homme se fit entendre :
– Vous avez l’intention de rester debout toute la nuit ? La marée descend, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.
– Je me demande si ça viendra un jour. Voilà des semaines que j’attends ! grogna une autre voix, mâle elle aussi mais pourvue d’un accent d’Europe centrale. Et il serait peut-être temps de se dépêcher : la visite de ce soir n’a rien de rassurant.
– J’en conviens. Il va d’ailleurs falloir que j’aille à Londres demain matin pour voir où en sont les choses... Il faut dire que nous jouons de malheur avec cette histoire de trafic d’opium venue s’ajouter à celle du meurtre du joaillier à laquelle Buckingham Palace s’intéresse de si près. Toutes les polices sont sur les dents et ce n’est pas le moment de mettre des armes en circulation...
– C’est possible, mais moi je ne veux pas rester ici plus longtemps. Quelqu’un me cherche et s’il a su trouver Dabrosvki, cet Italien arrivera peut-être à remonter jusqu’à moi.
– Dabrovski sait ce qu’il fait et il n’a pas été suivi. Il en est certain.
Dans son coin sombre, Aldo envoya un coup de chapeau mental à Théobald. Celui-là aussi connaissait son métier...
– Cependant, reprit la voix anglaise, il vaut mieux prendre des précautions. Je vais voir Mr. Simpson et lui demander de vous trouver une autre planque en attendant le départ. Dire que ce sera aussi sûr qu’ici, c’est une autre affaire, mais on fera pour le mieux. En attendant, couchez-vous ou ne vous couchez pas, ça vous regarde. Moi, je vais dormir !
Après la sortie de son compagnon, l’homme étendu, dont Morosini était à peu près sûr qu’il s’agissait de Ladislas, poussa un profond soupir, se releva, éteignit une lampe et se dirigea vers l’endroit où se trouvait le prince, qui recula vers la fenêtre mais n’eut pas le temps de la franchir : déjà l’électricité inondait la chambre. D’un geste vif, il tira son revolver et le braqua sur celui qui venait d’entrer et qui était bien Ladislas.
– Bonsoir ! dit-il aussi tranquillement que s’il eût rencontré son adversaire au coin d’une rue.
Le jeune homme sursauta, considérant avec stupeur la haute silhouette de cet inconnu dont les yeux d’un bleu si clair semblaient vouloir le clouer sur place.
– Qui êtes-vous ?
– L’Italien dont on vient de vous parler. Vous voyez que votre sacristain était plus facile à suivre qu’il ne le croyait...
Tout en parlant, il pensait que l’étudiant anarchiste n’avait pas beaucoup changé depuis les jardins de Wilanow : il était toujours brun, romantique et décoiffé, avec en plus une ombre de barbe et une robe de chambre trop grande pour lui : rien qui explique un amour capable d’amener une fille ravissante jusqu’au suicide...
– Que voulez-vous ? fit Ladislas.
– On a déjà dû vous le dire : que vous tiriez Anielka du pétrin dans lequel vous l’avez jetée... Je suis même prêt à vous offrir de l’argent pour cela et à vous aider à rentrer chez vous...
– Filer d’ici, je ne demande que ça, mais où avez-vous pris que je l’aie mise dans le pétrin ? Elle s’y est bien mise toute seule !
– Vraiment ? Qu’êtes-vous venu faire chez elle, alors ? Elle n’est pas allée, que je sache, vous chercher en Pologne !
– Non, j’en conviens. Je lui ai demandé de me rendre... certains services... Dites, cela vous ennuierait de baisser ce machin ? Vous n’avez pas l’intention de me tuer ?
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