– Il ne l’a que trop aimée ! Elle s’est jouée de lui comme de quelques autres dont vous me semblez faire partie. Aller l’aider, c’est se passer la corde au cou et nous, ses frères, ne le permettrons jamais. Qu’elle se sorte elle-même du piège où elle l’a entraîné ! D’ailleurs je vous l’ai dit : il est parti mais vous pouvez aller à Varsovie si vous voulez essayer de le convaincre. Ce qui m’étonnerait.

– Ce qui m’étonnerait, moi, c’est qu’il ait quitté ce pays. Il y a des semaines que la police le cherche et elle fait bonne garde. Alors, ce départ, je n’en crois rien.

– Personne ne vous y oblige... À présent, il faut j’aille à mon ouvrage : les premiers fidèles arrivent pour le salut.

– De toute façon et où qu’il soit, je le retrouverai, mais s’il vous arrive de le voir, dites-lui ceci : je suis prêt à lui verser une grosse somme d’argent en échange de la confession écrite qui sauvera lady Ferrals. J’irai même jusqu’à l’aider à sortir d’Angleterre en le faisant passer pour mon serviteur. De cela je vous donne ma parole mais, s’il ne fait rien pour elle, s’il la laisse condamner, je vous jure qu’elle sera vengée !

– À votre aise. Moi, je n’ai rien d’autre à vous dire.

Aldo n’insista pas. La petite église commençait à se remplir. Il se signa en adressant à l’autel une brève génuflexion puis se dirigea vers la sortie, passant à le frôler près de Théobald qui, entré discrètement un moment auparavant, se tenait agenouillé sur un prie-Dieu, plongé dans une profonde oraison.

– A vous de jouer ! souffla-t-il.

Morosini savait que l’on pouvait lui faire confiance et qu’une fois attaché aux pas du sacris-, tain, il ne le lâcherait pas plus qu’un chien son os favori.

Pourtant, il ne s’en alla pas.

Les mains au fond des poches de son imperméable, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux, il venait de quitter l’église quand un taxi s’arrêta devant le portail. Tournant la tête par un réflexe de curiosité, il reconnut le comte Solmanski. Celui-ci demandait à son chauffeur de l’attendre et pénétra dans la chapelle. Du coup, Aldo y retourna sous l’impulsion d’une inquiétude. Se pouvait-il qu’Anielka eût aussi renseigné son père en dépit des craintes qu’elle affichait ? En ce cas il était bien inutile de vouloir l’appeler, lui, à son secours...

Le salut était commencé. À l’autel, un prêtre vêtu d’une chasuble blanche brodée d’un soleil doré officiait, servi par le sacristain qui avait, lui, revêtu une aube blanche. Solmanski étant allé s’agenouiller dans les premiers rangs, Aldo choisit de s’installer près de Théobald qui tourna vers lui un regard surpris.

– Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il. D’un signe de tête, Morosini indiqua l’homme vêtu d’un élégant pardessus noir :

– Solmanski. Je me demande ce qu’il vient faire. Puis, profitant de ce que le « Tantum ergo » clamé par une trentaine de gosiers solides emplissait l’espace, il ajouta sans plus de crainte d’être entendu :

– Il ne va pas s’attarder : un taxi l’attend devant la porte. S’il s’approche du sacristain, ne bougez pas ou alors suivez discrètement. Sinon, je m’en charge.

Ayant dit, il mit l’espace de quelques chaises entre le serviteur d’Adalbert et lui. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que suivre l’office jusqu’au bout.

Quand ce fut terminé, le prêtre et son acolyte regagnèrent la sacristie. Quelques personnes s’attardèrent encore tandis que d’autres s’en allaient. Solmanski resta assis un moment puis, se levant, se dirigea vers la sacristie. Aldo ne bougea pas mais Théobald changea de place pour se rapprocher.

Le comte reparut en compagnie de celui qui avait procédé au salut et qui portait à présent une douillette noire sur sa soutane et un chapeau rond. Parlant à voix basse, les deux hommes quittèrent l’église, suivis par Morosini. Caché sous le porche, il les vit monter dans le taxi qui démarra aussitôt. Aucune autre voiture publique n’étant en vue, il dut renoncer à les suivre et rentra une fois de plus dans la chapelle où Dabrovski était en train de tout éteindre.

Théobald, pour sa part, avait disparu. Sans doute était-il allé s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre sortie dans la sacristie ? Il se faufila au-dehors quelques secondes plus tard, aperçut Morosini et vint à lui.

– Il n’y a aucune autre issue que le portail et la petite porte de côté, souffla-t-il. Sortons à présent ! Je vais l’attendre dehors, je n’ai pas envie de me faire enfermer là-dedans.

– Voulez-vous que je reste à proximité ?

– C’est inutile. Je vais suivre notre homme et attendre afin de voir s’il ne ressort pas. Rentrez à la maison, monsieur le prince. Je téléphonerai si par hasard j’avais besoin d’aide. Il y a au coin de la rue une espèce de pâtisserie qui fait aussi café.

– Ils appellent ça une cukierna en Pologne et là-bas, en général, les gâteaux sont très bons...

– Ça peut servir. Partez vite à présent. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble.

Morosini approuva de la tête et se fondit dans la brume du soir. Un taxi en maraude le ramena à Chelsea où il trouva la maison vide. Au lieu et place d’Adalbert, un petit billet l’informait qu’il s’en allait excursionner à Whitechapel « où il se pourrait qu’il y eût quelque chose à glaner ».

Whitechapel ! Le quartier juif dont la réputation n’était plus à faire depuis les sanglants exploits de Jack l’Éventreur ! Qu’est-ce que Vidal-Pellicorne pouvait bien y « glaner » ? Aldo n’aimait pas beaucoup l’idée de son ami errant là-bas à la nuit tombée. Cependant, il le savait prudent, habitué aux expéditions bizarres – n’appartenait-il pas plus ou moins au 2e Bureau français ? – dans lesquelles il ne se lançait jamais sans se munir d’une arme. Après tout, pourquoi donc l’introuvable Rose d’York n’aurait-elle pas fleuri, à un moment ou à un autre de sa tumultueuse existence, chez ces seigneurs de l’usure que sont les fils d’Israël ? D’autre part, si c’était le cas, comment se faisait-il que Simon Aronov ne l’ait pas su ?

– Quel imbécile je suis ! s’écria-t-il au bout d’un moment de réflexion. Ne m’a-t-il pas dit qu’il lui avait écrit ? Il a dû recevoir une réponse...

Rassuré, il s’en alla prendre un bain chaud puis, comme personne ne rentrait, il explora le garde-manger, s’adjugea une cuisse de poulet froid, un morceau de cheddar, un verre de bordeaux, et transporta le tout dans le fumoir pour attendre plus commodément la suite des événements. Il achevait son repas quand le téléphone sonna. Au bout du fil, la voix un peu haletante de Théobald :

– Je suis à la gare de London Bridge. Notre homme s’apprête à partir pour Eastbourne et je vais le suivre.

– Eastbourne ? Qu’est-ce qu’il va faire là-bas ?

– C’est ce que je vais essayer d’apprendre.

– Moi aussi. Je vous rejoins.

– On n’a pas le temps, le train part dans sept minutes.

– Alors, je prendrai le train suivant. Vous connaissez Eastbourne ?

– Pas du tout !

– Moi non plus, mais je suppose qu’aux environs immédiats de la gare il doit bien y avoir un ou deux hôtels. C’est une station balnéaire réputée. Je vous rejoindrai dans celui qui sera en face de la sortie...

– Et s’il y en a deux ?

– Le plus à droite. J’y prendrai deux chambres à mon nom. Faites de même si vous arrivez avant moi. À quelle heure le prochain train ?

– Huit heures douze. Il doit arriver vers dix heures.

– Parfait. Bonne chance, Théobald, mais surtout ne faites rien sans moi ! Quoi que vous découvriez, venez d’abord me rejoindre et nous verrons ensemble comment agir... Si c’est ce que je crois, ces gens-là sont dangereux. Vous êtes armé ?

– Quand je file quelqu’un, toujours...

– Partez à présent ! Ce serait trop bête de rater le train.

Après avoir raccroché, Aldo rassembla quelques objets de toilette et un peu de linge dans une mallette, s’habilla, écrivit à l’intention d’Adalbert une lettre brève mais suffisamment explicite, s’assura que son étui avait le plein de cigarettes, vérifia que son Browning était chargé et se munit de cartouches supplémentaires, enfin éteignit tout, ferma la porte à clef et quitta la maison. Il héla un taxi qui le conduisit sans encombres à London Bridge Station où il s’embarqua pour un voyage d’une centaine de kilomètres.

Il ne comprenait pas bien ce qu’un sacristain polonais plutôt minable pouvait aller faire à Eastbourne. Lui-même n’y était jamais allé, mais la réputation de cette ville balnéaire construite au milieu du siècle précédent par le duc de Devonshire pour concurrencer Brighton auprès de la haute aristocratie n’était plus à faire. C’était peut-être la plus somptueuse de toutes les cités égrenées entre Portsmouth et Douvres, et même si la mauvaise saison la vidait en grande partie de ses élégants et épisodiques habitants, elle n’en demeurait pas moins le lieu de retraite favori de toute une classe de la société riche.

En arrivant vers dix heures un quart à Eastbourne, Morosini trouva du premier coup d’œil l’hôtel désiré : presque en face de la sortie, le Terminus lui tendait les bras. Une de ces haltes pour voyageurs affairés ou pressés ; rien à voir avec les palaces du bord de mer, mais ce genre d’auberge avait ceci de commode que l’on n’y prêtait pas trop attention aux allées et venues des clients. Il s’annonça comme étant M. Morosini et prit deux chambres qu’il paya d’avance, une pour lui et l’autre, communicante, pour son domestique retardé par une affaire de famille et qui devait le rejoindre dans la nuit. Un portier somnolent mais rendu sourd et aveugle par le don fabuleux d’un billet d’une livre offert avec le plus aimable des sourires lui tendit deux clefs en l’informant qu’il logerait au troisième étage mais que l’ascenseur était en panne. L’homme poussa la complaisance jusqu’à annoncer qu’il monterait lui-même dans un instant la bouteille de whisky, le soda et les deux verres qu’on lui demandait.