En fait, il buvait beaucoup plus qu’il ne mangeait, sans que son comportement s’en trouvât affecté. Non sans surprise, Aldo, qui choisit de garder le silence la majeure partie du repas, s’aperçut qu’en son absence l’archéologue et le policier avaient noué des liens d’amitié. C’était peut-être difficile à comprendre mais c’était un fait qui pouvait avoir son utilité. Les deux hommes parlèrent de l’affaire du tombeau égyptien qui, à les entendre, passionnait l’Angleterre. Face à son invité, Adalbert se gardait de montrer sa frustration. Le dialogue était courtois, aimable, érudit même quand c’était Adalbert qui menait mais, au bout d’un certain temps, Morosini en eut assez. Profitant de ce que le Super attaquait le rosbif sans lequel il n’est pas de repas convenable pour tout bon Anglais, il lança :

– À propos, avez-vous réussi à reprendre le diamant du Téméraire à Yuan Chang ?

– Non, en dépit de la perquisition poussée à laquelle mes hommes se sont livrés au Chrysanthème rouge et dans sa boutique. Cependant, nous avons réussi à mettre Yuan Chang à l’ombre. Grâce à la trahison d’une femme, l’amie d’un des frères Wu, nous avons pu lui tendre un piège. Il a été pris sur un bateau en train de réceptionner une importante quantité d’opium et de cocaïne. Il a perdu son sang-froid et deux policiers ont été blessés. On l’a arrêté avec plusieurs de ses hommes.

– Et lady Mary ?

– Sage comme une image. J’ai interrogé moi-même le Chinois et, sans entrer dans les détails, je lui ai dit que je savais le diamant en sa possession, mais je n’ai pas réussi à l’amener à « mouiller » sa complice. C’est un homme d’une grande patience et il ne tient pas à perdre cet atout qu’il garde caché dans sa manche.

– Jusqu’à quel point a-t-elle trempé dans le meurtre de George Harrison ?

– Je pense qu’elle a joué le rôle de la vieille lady dont elle est cousine et qu’elle voyait souvent, assez peut-être pour s’attirer le dévouement de gens au service d’une maîtresse connue pour son avarice : d’où la femme qui l’accompagnait et la voiture... à moins que celle-ci n’ait été louée. Pointer a cherché de ce côté-là mais n’a rien trouvé. Nous avons encore du pain sur la planche ! Quant à notre ravissante lady, elle mène une agréable vie mondaine et profite de la publicité que le procès Ferrals procure à son époux. Presque chaque week-end, elle reçoit à Exton Manor... que nous continuons à surveiller de près.

– Sir Desmond ne sait toujours rien ?

– Des activités de sa femme ? Non. Je vous l’ai dit, je souhaite la prendre la main dans le sac. Mais du danger qui le menace, oui. Après l’arrestation de Yuan Chang je lui ai « confié » au cours d’un entretien que, selon certains renseignements sur lesquels je ne me suis pas étendu, le Chinois guignait sa collection de joyaux impériaux. Il est donc mis en garde : à lui de prendre les précautions nécessaires.

– Elles ne serviront pas à grand-chose s’il ne soupçonne pas sa femme, puisque c’est sur elle que comptait Yuan Chang.

– Il ne soupçonne pas davantage que son château est surveillé. En effet, que le chef de la bande soit en prison ne me suffit pas. D’abord parce qu’il réussira à en sortir un jour ou l’autre ; ensuite parce que nous ignorons beaucoup de choses concernant ceux qu’il emploie. Et je crains qu’ils ne soient nombreux. Alors...

– Il est évident que dans ces conditions il ne reste plus qu’à attendre...

– D’autant plus, compléta Vidal-Pellicorne lorsque le superintendant eut pris congé, que nous nous fichons que l’on retrouve ou non le faux diamant. C’est le vrai qui nous intéresse et j’en arrive à me demander si nous relèverons sa trace un jour ou l’autre.

– Puisque tu as prévenu Aronov, attends qu’il te réponde, il aura peut-être une idée, lui qui sait toujours tout, ajouta Morosini avec une vague rancune en évoquant la promenade autour de Hyde Park où le Boiteux lui avait fait promettre de laisser Solmanski et les avocats s’occuper seuls du sort d’Anielka. Si tu veux bien m’excuser, je vais dormir. Une traversée impossible et un policier inquiet, c’est trop pour le vieil homme fatigué que je suis...

Se laissant aller au fond de son fauteuil, Adalbert offrit ses semelles au feu de la cheminée et se mit à tirailler la mèche rebelle qui, une fois de plus, lui tombait sur le nez.

– Encore une petite question qui ne t’épuisera pas : où en es-tu avec l’adorable lady Ferrals ? Tu l’aimes toujours ou bien, en volant à son secours, tu obéis à ton célèbre instinct chevaleresque ?

– Ça, mon bonhomme, c’est une question à laquelle je répondrai quand je l’aurai vue.

De nouveau la petite pièce grise, étroite, mal éclairée par une fenêtre haut placée, de nouveau la table de bois, les deux chaises et puis la porte qu’ouvrit une gardienne en uniforme pour livrer passage à la jeune veuve. Aldo s’inclina en étouffant un soupir de soulagement.

Tout au long du chemin il appréhendait cette entrevue tellement souhaitée. Il craignait, l’ayant sue malade, de voir apparaître une ombre, la forme presque désincarnée de l’éblouissante jeune fille dont il était tombé si facilement amoureux. Il craignait un visage pâle, creusé par l’angoisse et la souffrance, des yeux rougis, plombés, pleins d’une infinie lassitude, mais Anielka était semblable au souvenir qu’il gardait de leur dernière entrevue : la même robe noire gainait le corps mince et gracieux, les cheveux moussaient comme une auréole autour du fin visage au teint si pur, et surtout, il y avait, dans les larges prunelles dorées, une étincelle de joie. En le voyant elle eut un sourire, un peu tremblant peut-être, mais un sourire tout de même.

– Vous êtes revenu ? murmura-t-elle comme si elle n’y croyait pas.

– Ne m’avez-vous pas appelé ?

– Si... mais sans y croire. Wanda aurait pu se tromper dans la suscription de l’adresse, la lettre pouvait ne pas vous parvenir et surtout vous auriez pu être absent... Pourquoi êtes-vous parti ?

– Pour la plus banale des raisons : ma maison avait besoin de moi, mais vous voyez que je n’ai pas hésité un instant à vous rejoindre. Comment allez-vous ? La dernière fois que j’ai voulu vous rendre visite vous étiez malade, hospitalisée...

– Je sais. Un moment même j’ai cru que j’allais mourir et j’en étais presque heureuse, mais cela va mieux... puisque vous venez m’aider, n’est-ce pas ?

– Depuis que je vous le demande, reprocha-t-il doucement, vous m’accorderez que ce n’est pas ma faute si je suis resté si longtemps dans l’incapacité de vous porter secours.

Un élan soudain la jeta vers lui les mains tendues. Il les prit en les serrant contre lui, désolé de les sentir si froides.

– Mon Dieu ! Vous êtes glacée !

Il allait la prendre dans ses bras quand la voix de la gardienne leur parvint :

– Vous devez vous asseoir de chaque côté de la table. C’est le règlement.

– Quel règlement stupide ! grommela Morosini qui, sans la lâcher, fit asseoir Anielka et s’installa en face d’elle. Voilà ! Essayons à présent de nous mettre au travail, dit-il avec un sourire tellement communicatif qu’elle ne put que lui répondre. Cependant il demeurait inquiet. Il la sentait fragile, nerveuse. Son regard, instable, était celui d’un être traqué. Allait-il pouvoir, dans ces conditions, obtenir d’elle un aveu ?

– Je suppose, reprit-il plus bas, que vous désirez me dire quelque chose ?

– Oui, et vous êtes sans doute le seul être au monde à qui je puisse me confier sans courir de risques et cela pour une seule raison : Ladislas ne vous a jamais vu, il ne vous connaît pas. Ses amis non plus.

– Moi je le connais, fit Aldo qui n’avait aucune peine à revoir sur l’écran fidèle de sa mémoire le jeune homme en noir des jardins de Wilanow. Et quand il m’intéresse je n’oublie plus un visage. Sauriez-vous par hasard où l’on a une chance de le retrouver ?

– Peut-être. C’est une chance assez mince maïs elle est la seule qui me reste si je ne veux pas être condamnée.

– Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Sinon à la police, puisque vous craignez des représailles, au moins à votre père ?

– Mon père ? Il ne connaît qu’une attitude : la manière forte. Qu’il se trouve en face de Ladislas et il l’abattra sans lui laisser le temps d’un soupir : il n’écoute que sa haine !

– Pourquoi pas de temps en temps son amour ? Vous êtes sa fille et la seule façon de vous sauver c’est d’amener le Polonais bien vivant devant les juges...

– Peut-être avez-vous raison ? Quoi qu’il en soit, je ne veux pas courir ce risque. J’en ai accepté bien assez jusqu’à présent.

– C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Vous pouviez, dès la mort de votre époux, charger ce Ladislas et réclamer la protection de la police. Or vous vous êtes laissé arrêter, enfermer, en vous contentant de proclamer votre innocence. C’est idiot !

– Peut-être faisais-je un peu trop confiance à la grande réputation de Scotland Yard. J’espérais qu’ils le trouveraient sans mon aide. Et puis je croyais aussi en lui : « Sois tranquille, disait-il, si nos affaires en venaient à tourner mal, nous saurions bien, mes amis et moi, te sortir de là. »

– Et vous l’avez cru ? Enfin, Anielka, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de me dire enfin la vérité ?

– Quelle vérité ?

– La seule valable : qu’y a-t-il au juste entre cet homme et vous ? Il a été votre amant, vous me l’avez dit, mais Wanda semble persuadée que vous êtes liés l’un à l’autre par un amour comme il n’en fleurit que dans les légendes et que vous l’aimez autant qu’il vous adore.

Le petit rire d’Anielka eût été charmant s’il n’eût été si triste.

– Vous pouvez juger de cet amour par l’abandon dans lequel il me laisse. Pauvre Wanda ! Elle ne cessera jamais d’être une enfant nourrie de contes de fées et de récits héroïques comme on les aime tant dans notre chère Pologne !