Les lettres, dont aucune enveloppe n’avait été conservée, indiquaient différentes villes de Suisse : Genève, Lausanne, Interlaken et surtout Locarno où, semblait-il, l’amour d’Adriana et de R. était éclos. La dernière, datée d’août 1918, provenait de cette ville. Elle était plus sibylline encore, plus autoritaire aussi : « Le temps est venu ; la guerre va s’achever et il reviendra. Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera. Il n’est auprès de toi que pour cela... R. »

Avec l’impression que le plafond à caissons de sa chambre venait de s’abattre sur sa tête, Aldo resta de longues minutes immobile, la lettre pendant au bout de son bras, avec l’affreuse sensation que l’un des cercles infernaux du Dante venait de s’ouvrir devant lui. Il découvrait, chez cette Adriana qu’il aimait comme une sœur aînée au point d’avoir un instant caressé l’idée d’un délicieux inceste, une vie cachée, secrète, charnelle et fleurant le soufre. Qu’était cette cause à laquelle on lui demandait de se dévouer en lui laissant espérer une ardente compensation ? Et quelle était cette tâche qu’il était temps d’accomplir ? Qui était ce R. ? D’où sortait au juste le trop beau Spiridion que l’on n’avait pas découvert par hasard sur la plage du Lido ? L’amant caché l’avait envoyé et il semblait qu’à présent il eût pris sa place dans le lit d’Adriana. Pourquoi pas sur ordre ? Pourquoi, en effet, R. ne s’en serait-il pas servi autant pour amener la comtesse à ce qu’il souhaitait que pour se débarrasser d’une maîtresse devenue peut-être encombrante ? Il était étonnant, en effet, que la dernière lettre soit vieille de quatre ans.

Les questions affluaient, toutes sans réponse. Ou presque. Morosini n’aimait pas la concordance entre les leçons romaines du Corfiote tellement suspect à présent et l’éclatement du « fascio » mussolinien auquel Adriana ne paraissait pas hostile. Se pouvait-il que la fameuse « cause » fût celle-là et, en ce cas, en quoi consistait le service qu’elle attendait de la comtesse Orseolo ? La première chose était d’essayer de découvrir qui pouvait être R., l’homme auquel Adriana semblait avoir juré d’appartenir corps et âme...

Avec une initiale on n’allait pas bien loin, mais le personnage qui aimait tant la Suisse devait appartenir à l’une ou l’autre de ces cellules révolutionnaires que les remous de leurs pays respectifs obligeaient à y chercher refuge...

Le tintement d’une cloche, celle du dîner, arracha Morosini à son amère songerie, le précipita sur sa chemise puis dans son habit de soirée dont il noua la cravate un peu n’importe comment. Il n’avait pas vu passer le temps et il lui restait à peine une minute à consacrer à Guy Buteau.

Chaussant ses escarpins vernis tout en marchant, ce qui représentait un exercice difficile, il se rua hors de sa chambre afin de se rendre chez son ancien précepteur... qu’il rencontra au seuil, appuyé sur une canne, un peu pâle mais tiré à quatre épingles.

– Guy ! s’écria-t-il. Vous n’êtes pas fou ? Vous devriez être au lit.

– J’en ai plus qu’assez du lit, mon cher Aldo ! Et puis, ajouta-t-il avec le sourire chaleureux et un peu timide qui rappelait si fort le jeune éducateur frais émoulu de sa Bourgogne natale auquel on avait confié un gamin à instruire, quelque chose me disait que vous aviez besoin de moi...

– J’ai surtout besoin que vous soyez en bonne santé ! Gomment avez-vous fait pour vous lever, vous habiller ?

– Zaccaria m’a donné un coup de main. J’en ai profité pour réclamer mon couvert à table. La présence de Mme la marquise de Sommières, de Mlle Marie-Angéline et de vous-même va faire merveille pour me remettre tout à fait. Surtout si l’on y ajoute une vieille bouteille de mes chers hospices de Beaune !

– Vous aurez la cave entière si vous voulez ! C’est fou ce que je suis heureux de vous retrouver ! s’écria Morosini. Mais vous allez prendre mon bras.

Et ce fut appuyés l’un sur l’autre que les deux hommes rejoignirent dans le salon des Laques les moires quasi épiscopales de Mme de Sommières, le crêpe de Chine gris nuage de Marie-Angéline et l’explosion joyeuse d’un bouchon de Champagne.

En dépit de ses soucis qu’il se garda bien d’étaler, Aldo prit un vif plaisir à ce dîner familial animé par la verve caustique de tante Amélie. D’autant qu’il y avait beaucoup à dire. On parla bien sûr du meurtre d’Eric Ferrals, de l’accusation pesant sur sa femme et plus encore peut-être de l’étonnante transformation de Mina Van Zelden, austère Hollandaise, en fille de milliardaire suisse.

– Tu me reconnaîtras un certain flair, fit la marquise. Ne t’avais-je pas dit que, si j’étais toi, j’essaierais de gratter cette carapace un rien trop sévère pour voir ce qu’il y avait en dessous ?

– Que n’avez-vous été plus explicite ! soupira Aldo. Vous m’auriez évité bien des tourments, et surtout de me retrouver dans une situation difficile.

– Je ne vois pas ce que j’aurais pu ajouter. C’était à toi de te montrer plus perspicace dès l’instant où je t’avais fait connaître mes impressions...

– Je peux prendre ma part de reproches, dit M. Buteau. J’avoue qu’elle m’intriguait car, à force de la regarder, j’avais fini par conclure qu’une jolie fille se cachait sous ce harnachement invraisemblable et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi elle s’affublait de la sorte. Alors que tant de laides rêvent de devenir belles, Mina... permettez-moi de l’appeler encore comme ça... faisait tout son possible pour être terne, effacée, quasi invisible.

– Elle y était fort bien arrivée avec moi ! Dès l’instant où j’ai compris qu’elle ne changerait pas en dépit de mes conseils, j’ai cessé de la voir. En revanche, elle était bigrement présente et j’avais en elle une confiance absolue. Sans compter ses très profondes connaissances en matière d’art et d’antiquités. Jamais je ne retrouverai son équivalent ! Elle savait dater un bijou et ne confondait pas une porcelaine de Rouen décor pagode avec une vraie chinoise...

Mlle du Plan-Crépin cessa un instant d’égratigner de sa cuillère sa portion d’œufs brouillés aux truffes blanches et, relevant son long nez, eut un petit sourire entendu :

– Ça, c’est l’enfance de l’art, déclara-t-elle avec une autorité inattendue. Il suffit de connaître les signatures, les formes, les couleurs, les matières aussi. Lorsque j’étais enfant, mon cher papa qui était passionné d’antiquités m’emmenait volontiers dans les ventes. Il m’a aussi beaucoup instruite et fait lire nombre d’ouvrages. Je peux l’avouer maintenant, mais s’il n’avait été inconcevable pour une jeune fille de notre monde d’ouvrir boutique... et aussi, bien entendu, si j’avais possédé les fonds nécessaires, j’aurais aimé être antiquaire.

Le bruit d’un couvert reposé sur une assiette fit tourner les têtes vers la marquise qui considérait sa lectrice avec stupeur.

– Vous m’avez caché ça, Plan-Crépin ? Pourquoi donc ?

– Je ne pensais pas que ce détail pût être de quelque intérêt pour nous, répondit la vieille fille qui ne s’adressait à sa cousine et employeuse qu’à la première personne du pluriel. Ce n’est qu’un violon d’Ingres, mais j’éprouve un vif plaisir à visiter un musée...

– Plus que moi ! J’ai toujours trouvé ces dépotoirs d’art plutôt ennuyeux...

– Il est dommage que vous passiez seulement quelques jours ici, Marie-Angéline, dit Aldo en souriant. Je vous aurais peut-être demandé votre assistance. Il est vrai que vous n’êtes pas secrétaire...

– Elle est la mienne et c’est déjà pas mal, bougonna Mme de Sommières. J’ai horreur d’écrire et elle me débarrasse des paperasses. On faisait du bon travail au couvent des Oiseaux ! On lui a même appris l’anglais et l’italien...

– Si l’on y ajoute votre aptitude aux prouesses aériennes, on peut dire que vous avez reçu une éducation très complète ! fit Aldo en riant. J’ai presque envie de vous demander un coup de main, ajouta-t-il plus sérieusement en reculant sa chaise pour mieux considérer la demoiselle. Maître Massaria aura peut-être quelqu’un à me proposer mais pas avant trois semaines. Êtes-vous si pressée de repartir, tante Amélie ?

– Pas du tout. Tu sais que j’adore Venise, cette maison et ceux qui l’habitent. Vois donc ce que tu peux faire avec ce phénomène. Cela permettra à notre ami Buteau de se reposer encore un peu.

– Pas trop de repos ! protesta celui-ci. Dès l’instant où je ne me déplace pas, je peux recevoir des clients et si Mlle Marie-Angéline veut bien se débattre, sous la direction d’Aldo, avec les chinoiseries du secrétariat, nous arriverons à un assez bon résultat !

– D’autant qu’en dehors de cette vente à Florence, je n’ai pas l’intention de m’absenter. Je vais écrire à ma cousine pour l’informer de ce qui s’est passé chez elle. À elle de voir si elle veut revenir ou pas.

– Est-ce que tu ne devrais pas retourner à Londres ? dit tante Amélie.

L’œil soudain assombri, Aldo demanda à Zaccaria de remplir les verres.

– Il faudra que j’y retourne mais je pense que rien ne presse. On n’a pas besoin de moi, ajouta-t-il avec un rien d’amertume.

Or, la lettre arriva le lendemain...

Elle venait de Londres. Sur l’enveloppe, la suscription d’une écriture maladroite portant seulement : « Monsieur le prince Aldo Morosini. Venise. Italie. »

À l’intérieur, quelques phrases signées d’Anielka : « Je confie ce billet à Wanda pour qu’elle vous l’envoie selon mes directives. Il faut que vous veniez, Aldo ! Il faut que vous veniez à mon secours parce que j’ai peur à présent. Très peur ! Et c’est peut-être mon père qui m’effraie le plus parce que je le crois en train de devenir fou. Et moi, je me sens abandonnée, surtout de Ladislas que l’on n’arrive pas à retrouver. Maître Saint Albans m’a dit ce que vous avez fait pour moi et qui n’a hélas servi à rien. Et puis vous êtes parti. Vous seul pouvez me sauver de cette horrible alternative : la potence ou la vengeance des compagnons de Ladislas ! Il n’y a pas si longtemps vous disiez que vous m’aimiez... »