Ce n’était pas inutile. Le salon de musique où se tenait habituellement Adriana, si agréable avec ses soieries feuille-morte et ses juponnages de tables rondes en velours turquoise, n’avait pas changé depuis la dernière visite d’Aldo. En revanche, à peine fut-on entré dans le petit salon voisin que Ginevra, d’un bras vengeur dans le meilleur style Cecina, désigna un grand miroir ovale entouré d’un cadre d’or un peu terni, beau sans doute mais XIXe siècle et plutôt banal, installé à la place d’une superbe glace vénitienne du XVIE siècle. Manquait également un ancien fanal de galère, sous lequel le père d’Adriana s’installait pour écrire quand il se tenait dans cette pièce servant à la fois de bureau et de bibliothèque.

A cette vue, Aldo sentit la moutarde lui monter au nez.

– Il y a longtemps que ces objets sont partis ?

– Deux mois, répondit la vieille servante. Il fallait de l’argent pour le voyage à Rome et les leçons du misérable ! Il est en train de la ruiner, Excellenza, et quand il aura fini, il la jettera comme une paire de chaussettes usées... ajouta-t-elle en crachant par terre comme une chatte furieuse.

– Si je peux l’empêcher, soyez certaine qu’il n’y arrivera pas. C’est son antiquaire milanais qui est venu chercher ça ? Ce... Sylvio Brusconi ?

– Oui. Ça s’est passé la nuit, ce mauvais coup !

Morosini commençait à se sentir inquiet. Il fallait qu’Adriana éprouvât un sentiment de culpabilité pour agir de cette façon. Jusque-là, et comme il savait qu’elle pratiquait un peu la brocante mondaine, il l’y avait aidée, au besoin en lui prêtant de l’argent, mais s’agissant de pièces de cette importance, elle n’aurait pas manqué de s’adresser à lui. Qu’elle eût été rechercher Brusconi grâce à qui elle s’était procuré de l’argent pendant la guerre pour survivre était plus que significatif : son Spiridion la tenait et même la tenait bien. Elle devait être folle de lui. À son âge c’était plus que dangereux !

Comme Ginevra s’était mise à pleurer en se laissant choir sur le bord d’un siège, il posa sur son épaule une main ferme et apaisante.

– Je regrette de n’avoir pas su cela plus tôt, mais consolez-vous, je me rends à Milan ce soir. Demain je verrai Brusconi. Peut-être pourrai-je racheter le miroir et le fanal.

– Oh, ne vous donnez pas cette peine, don Aldo ! Si vous les lui rendez, elle les revendra huit jours après.

– Aussi ne les lui rendrai-je pas. Tout au moins tant qu’elle n’aura pas recouvré la raison. Ayez confiance, Ginevra ! Et tâchez de bien vous entendre avec Zian. C’est un gentil garçon...

Trois jours plus tard, Morosini revenait de Milan plutôt satisfait : non seulement il avait emporté certaines enchères importantes, mais il avait réussi à arracher les dépouilles d’Adriana à son confrère Brusconi, un homme qu’il n’aimait pas, bien qu’il fût obligé de lui reconnaître une certaine honnêteté : c’était un malin, sachant manier à merveille les gens à court d’argent, mais il ne les truandait pas. Avec un homme de la force de Morosini, il n’était pas question de jouer au plus fin : il savait la valeur des choses. En outre, le Vénitien disposait d’atouts importants : sa grande mine, son charme personnel et son titre de prince. Brusconi sut se contenter d’un bénéfice infime en espérant un éventuel retour d’ascenseur dans un avenir incertain.

Aldo était donc très content, mais il le fut plus encore devant la surprise qui l’attendait : sa grand-tante, la marquise de Sommières, était arrivée la veille, flanquée de son inséparable Marie-Angéline du Plan-Crépin, et l’on pouvait entendre Cecina bramer le grand air de Norma depuis le Grand Canal.

Il trouva la vieille dame et son satellite dans le salon des Laques où Zaccaria leur servait dévotement du Champagne bien qu’il ne fût guère plus de cinq heures de l’après-midi, mais le vin des rois était le seul breuvage que supportât la marquise en dehors de son café au lait du matin, et il n’était pas question de lui servir autre chose aux repas ou à l’heure du thé, « cette insupportable tisane que les Anglais vous déversent à pleins seaux à n’importe quelle heure de la journée ».

– Te voilà enfin ? s’écria la marquise en l’attirant sur son vaste giron tout scintillant de longs sautoirs d’or, de perles et de pierres fines. Nous commencions à désespérer de te rejoindre un jour !

– Ne renversez pas les rôles, tante Amélie ! Quand je suis passé chez vous en revenant d’Angleterre, votre Cyprien m’a dit que vous « voyagiez en Italie » sans trop préciser où...

– Il en aurait été bien incapable ! car nous avons fait beaucoup de chemin. Souviens-toi que tu devais te rendre, en septembre, en Angleterre. Nous sommes donc allées, Plan-Crépin et moi, nous embêter ferme chez lady Winchester mais comme tu n’étais nulle part, ni au Ritz ni ailleurs, nous sommes parties pour Venise... où nous avons appris que toi tu venais de partir pour l’Angleterre. Comme, selon Mina et M. Buteau, tu n’étais pas censé y rester plus de quinze jours ou trois semaines, nous avons passé vingt-quatre heures au Danieli avant d’aller faire notre petit tour de péninsule. Nous avons séjourné à Florence, à Sienne, à Pérouse et enfin à Rome que nous avons eu la douleur de voir envahie par une horde de fourmis noires que nous avons trouvées profondément antipathiques. Elles ont même prétendu contrôler notre identité sous prétexte que nous étions des étrangères ! Peut-on concevoir chose pareille ? Les clients de l’hôtel Quirinal... et les autres étaient scandalisés, se demandant même à quoi pensait le roi pour s’en remettre à ce Mussolini !

– Je crois qu’il n’avait pas le choix ! soupira Aldo. L’Italie vivait dans un grand désordre depuis la guerre et la menace bolchevique, mais je me demande si cet ordre-là lui conviendra longtemps.

– Il conviendra à ceux qu’il enrichira ! Et, crois-moi, il y en aura pas mal. Pour en revenir à nous, Marie-Angéline et moi, nous nous sommes donc hâtées de prendre le premier train pour Venise... d’où tu avais encore disparu.

– Heureusement que, cette fois, vous avez eu la bonne idée de m’attendre. Vous n’imaginez pas à quel point votre présence me fait plaisir ! J’espère que vous allez rester quelque temps même si novembre n’est pas le mois le plus agréable avec les grandes marées qui nous ramènent souvent l’acqua alta

Marie-Angéline, que l’on n’avait pas encore entendue, émit un soupir ravi :

– J’avoue que ça me plairait beaucoup ! Traverser la piazza San Marco sur des petits ponts de planches qui tiennent lieu de trottoirs doit être une expérience très amusante.

– J’ai toujours pensé, Plan-Crépin, que vous nourrissiez secrètement un goût pervers pour l’aventure ! soupira la marquise. Au fait, Aldo, ton ami Buteau a été ramené ce matin de l’hôpital. Il n’a pas une mine bien fameuse mais je pense que dans quelques jours il n’y paraîtra plus : Cecina est aux petits soins pour lui.

– Je vais monter me changer mais, avant, je passerai par sa chambre.

Il était écrit, cependant, que Morosini ne gagnerait pas ses appartements de sitôt. Il traversait le vestibule en direction de l’escalier quand Zian sur-

git de la gondole qu’il avait tout juste pris le temps d’amarrer. Il semblait hors de lui et les nouvelles qu’il apportait justifiaient son émotion.

– Le palais Orseolo a été cambriolé ! jeta-t-il sans autre préambule. Quand je suis arrivé pour prendre mon service de nuit, j’ai trouvé Ginevra en larmes entourée de trois ou quatre commères du quartier qui se lamentaient. Il y avait aussi deux carabiniers qui essayaient de démêler quelque chose dans ce concert de clameurs mais moi j’ai tout de suite compris : on a brisé les vitrines où étaient l’argenterie d’une part et des petits bijoux précieux d’autre part. Je vous en prie, Excellenza, venez ! Ils sont capables de m’arrêter, ces hommes de police.

– Allons-y ! Ça s’est passé quand, à ton avis ?

– Dans la journée, bien sûr, pendant l’une des interminables stations que la vieille Ginevra fait à l’église. Elle y va au moins trois fois par jour.

– Et personne n’a rien vu ?

– Vous savez bien qu’il y a un mur de jardin en face du palais. En tout cas une chose est certaine : aucune serrure n’a été forcée à part celles des meubles. À croire que les voleurs possédaient les clefs...

Zian n’exagérait pas. Il régnait chez Adriana une atmosphère de fin du monde, au milieu de laquelle s’agitait le commissaire Salviati, essayant d’obtenir un peu de calme. Il accueillit l’arrivée de Morosini avec un visible soulagement, d’autant que cette apparition détourna sur elle l’attention des pleureuses : Ginevra transformée en fontaine se traîna à genoux pour se pendre à sa main et le supplier de mettre fin aux méfaits de l’Amalécite. Reprise en chœur par ses compagnes.

– Heureux de vous voir, prince ! exhala Salviati. Vous arriverez peut-être à tirer quelque chose de ces folles. Et à m’apprendre qui est cet Amalécite.

– Je suis là pour ça, mais si vous voulez un bon conseil, envoyez donc Ginevra et ses amies se préparer un café à la cuisine et nous en préparer un par la même occasion.

Ce qui fut dit fut fait. Débarrassés de la horde, les deux hommes parcoururent les différentes pièces du palais devant lequel veillaient à présent deux carabiniers. En quelques mots, Aldo avait résumé la situation, identifié le mystérieux Amalécite, parlé de l’absence de sa cousine et des raisons altruistes qui la motivaient. La passion de la comtesse Orseolo pour la musique était connue du Tout-Venise et permettait de jeter un voile pudique sur la réalité de ses relations avec son trop séduisant valet.

Aldo expliqua aussi comment il avait chargé Zian de veiller sur la tranquillité nocturne de la vieille femme et de la maison, sans imaginer un seul instant que le pillage pourrait se produire en plein jour.