– Dis-moi, Adriana, quand pars-tu ?
– Je croyais te l’avoir dit. Après-demain.
– Et tu laisses ton palais sans autre gardienne que cette malheureuse Ginevra qui tient à peine sur ses jambes ? Elle est bien vieille pour une tâche si rude : il y a encore pas mal de belles choses chez toi...
Il y eut un silence qui s’anima bientôt de la respiration un peu oppressée de la comtesse.
– Je n’ai pas les moyens de prendre du personnel supplémentaire. Aussi allons-nous nous contenter de tout fermer le mieux possible et de nous en remettre à la grâce de Dieu.
– C’est un peu facile et tu ferais mieux de me dire la vérité : il te coûte une fortune, ton Spiridion ! Et moi je n’aime pas ça...
– C’est parce que tu ne le connais pas. C’est un brave cœur et je t’assure que tout me sera rendu...
– Au centuple, tu l’as déjà dit, et s’il ne te rend rien tu te retrouveras ruinée. Alors tâche au moins de protéger ce qui te reste. Ça existe, les cambrioleurs, même à Venise.
Au bout du fil, Adriana commençait à s’énerver.
– Mais enfin, que veux-tu que je fasse ? Je pars dans quelques heures et je n’ai plus le temps de prendre d’autres dispositions. Je vais dire à Ginevra qu’elle essaie de faire venir l’un de ses neveux de Mestre, mais si on ne le paie pas...
– Tu ne paieras rien du tout ! Préviens Ginevra que, dès ton départ, j’enverrai Zian coucher chez toi. En même temps, Zaccaria va essayer de trouver une compagne pour la pauvre vieille. Quant à l’argent, ne te tourmente pas. Tu me rembourseras quand Spiridion le Magnifique aura fait couler sur toi un flot d’or. Et ne me remercie pas sinon tu vas entendre des choses désagréables.
Cecina l’avait suivi et elle écoutait depuis le seuil de la porte. Il lui jeta un regard noir.
– Tu es satisfaite comme ça ?
– Oui. C’est déjà beaucoup mieux et je vais cesser de me tourmenter pour Ginevra, mais est-ce que tu as dit la vérité ?
– Quelle vérité ?
– Tu as vraiment l’intention d’aller la chercher si elle reste trop longtemps là-bas ?
– Bien entendu ! Je n’ai pas envie que l’honneur de la famille serve à épousseter les planches sur lesquelles le Grec est censé triompher, ni, surtout, que cette folle se ruine pour lui !
– C’est déjà fait en grande partie ! Demain, quand Zian ira s’installer, va donc faire un tour à la Cà Orseolo. D’après Ginevra, tu auras des surprises...
– Je n’ai pas coutume d’aller fouiller chez les gens dès qu’ils ont le dos tourné... Ah non ! Pas de protestations ! Pour l’instant, je vais chez maître Massaria voir s’il ne pourrait pas me trouver une secrétaire convenable.
– Pourquoi pas « un » secrétaire ? Les garçons travaillent mieux que les filles, en général, et ne cherchent pas à faire les yeux doux à leur patron.
– Mina ne m’a jamais fait les yeux doux.
– Non, et elle a eu tort parce que c’était quelqu’un de bien. Tu aurais dû l’épouser !
Morosini se contenta, en fait de réponse, d’un haussement d’épaules, préférant garder pour lui ses pensées. Épouser Mina avec ses tailleurs en forme de cornets de frite, son allure de quakeresse mâtinée d’institutrice, ses cheveux tellement tirés qu’ils semblaient peints sur son crâne et ses énormes lunettes ? Ridicule ! Il est vrai que si elle avait été différente il ne l’aurait pas engagée et c’eût été dommage ! Quelle collaboratrice hors pair elle avait été ! Il n’avait pas fini de la regretter...
Presque aussitôt, l’image fagotée de la fausse Hollandaise s’effaça sous l’impulsion d’une autre : une éclatante jeune femme en velours vert dont les yeux ressemblaient à de larges violettes surgissant d’une jeune et tendre mousse. Celle-là, oui, il aurait peut-être eu l’idée d’en faire sa femme. Seulement elle ne voulait pas de lui. Le jugement sévère qu’elle avait proféré à Londres ne laissait guère de doute à ce sujet : il n’était pour elle qu’un irrécupérable coureur de jupons et rien ne la ferait changer d’avis. En admettant qu’il en eût envie...
– Ce qui n’est pas le cas ! fit-il à haute voix tandis qu’il enfilait un imperméable et se coiffait d’une casquette. Il est grand temps de classer cette affaire et de passer à autre chose !
Sur ces fortes paroles, il sortit dans le vent et la pluie qui depuis quelques jours s’abattaient sur
Venise, noyant ses toits roses et ses campaniles avec une obstination digne d’un automne londonien. Dédaignant son motoscaffo et sa gondole, d’ailleurs bâchés, il gagna par les rues le Rialto près duquel se trouvait l’étude de son notaire, maître Massaria. Celui-là même qui, au jour de son retour de la guerre, était venu lui offrir, afin de le sauver de la ruine, un mariage avec une inconnue, une jeune Zurichoise, fille d’un banquier collectionneur, qui s’était mis en tête de s’intégrer à Venise comme une pierre dans un mur pour la seule raison qu’elle aimait cette ville.
Drapé dans sa fierté, campé sur son honneur qui renâclait devant un mariage d’argent, Morosini avait refusé net. Et ne le regrettait toujours pas, puisque cette prise de position avait incité Lisa à devenir Mina pour voir de près à quoi ressemblait un si curieux personnage. Telle qu’il la connaissait à présent, elle l’eût sans doute méprisé s’il avait accepté. Quel couple, alors, auraient-ils formé ?
Ce fut ce qu’un moment plus tard il expliquait au vieil ami qui l’écoutait sagement, les coudes appuyés à son vieux fauteuil de cuir noir et les mains jointes par le bout des doigts, la mine grave mais avec, au fond des yeux, une étincelle amusée et certains tressaillements de barbiche qui pouvaient bien cacher une envie de rire.
– Alors je suis venu vous demander deux choses, conclut-il sur un soupir. D’abord si vous étiez au courant de la mascarade montée par Mlle Kledermann ?
La gravité vola en éclats tandis que le notaire sursautait :
– Moi ? Au courant ? Jamais de la vie ! Je connais assez bien, je crois, Moritz Kledermann et, sachant à la fois votre qualité et vos difficultés d’alors, nous avions formé ce projet sans trop entrer dans les détails. Il avait pris votre refus comme il devait être pris : avec estime et compréhension, et tout s’est arrêté là.
– Et elle, vous ne l’aviez jamais vue ?
– L’occasion ne m’en a pas été donnée, sinon vous pensez bien que je l’aurais reconnue, même sous son déguisement. Quelle autre question voulez-vous me poser ?
– Ce n’est pas une question, c’est un service que je viens vous demander : j’ai besoin de quelqu’un pour remplacer... Mina, et j’ai pensé que vous seriez le plus qualifié pour cela. Il me faut, bien sûr, quelqu’un de confiance...
– Votre profession ne rend pas la chose facile. Il est vrai qu’une fois M. Buteau rétabli, il pourra se charger de former cette nouvelle collaboratrice...
– Je n’aurais rien contre un garçon. Et même je me demande si, à la limite, ce ne serait pas préférable.
– Pourquoi pas ? ... J’ai un jeune clerc passionné d’histoire et d’art, bien plus que de droit, et je me demande s’il ne ferait pas votre affaire. Seulement il est absent pour le moment, ayant dû se rendre en Sicile pour une affaire de famille.
– Un Sicilien ? Quelle horreur ! Vous me voyez affublé d’un mafioso ? fit Morosini en riant.
– N’ayez crainte ! Il s’agit de l’héritage d’une tante qui vivait à Palerme mais c’est un Vénitien de bonne souche. Il sera peut-être difficile de convaincre son père, un de mes confrères qui souhaite que le garçon lui succède. Bah, après tout, ce ne serait peut-être que pour un temps et votre réputation professionnelle sera pour lui une garantie. Voulez-vous que nous essayions ? Je pense qu’il sera là dans une dizaine de jours.
Aldo retint une grimace. Dix jours, c’était une éternité, alors qu’il devait se rendre à Milan le surlendemain, mais puisqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, il fermerait boutique jusqu’à son retour et voilà tout.
– Nous verrons quand il reviendra. Pardonnez-moi de vous avoir pris une partie de votre temps, ajouta-t-il en constatant que le téléphone avait sonné au moins trois fois dans l’étude sans que maître Massaria répondît.
– Pas du tout ! Vous savez combien j’aime bavarder avec vous. Gela me rappelle le temps où notre chère princesse Isabelle faisait appel à moi. Un temps vraiment heureux... ajouta-t-il avec un soupir qui traduisait toute la nostalgie, toute la mélancolie d’un amour qui n’avait jamais osé dire son nom...
– Pour elle aussi, assura Aldo gentiment. Je sais qu’elle appréciait beaucoup les instants que vous passiez auprès d’elle...
Ce fut magique. L’aimable visage dont un lorgnon chevauchait le nez arrondi s’illumina comme si une soudaine lumière venait l’éclairer de l’intérieur. Le vieil et fidèle amoureux d’Isabelle Morosini allait vivre durant des semaines, des mois peut-être, sur ce bonheur qu’il venait de lui donner. Content de lui, Aldo prit congé, mais au moment où il allait quitter son cabinet, maître Massaria le retint d’une main posée sur son bras.
– Pardonnez ma curiosité mais j’aimerais savoir ! Je connaissais assez bien votre secrétaire et je me demande comment elle est sous son aspect véritable. Y a-t-il... une grande différence ?
Sous son arcade sourcilière touffue l’œil du notaire pétillait de curiosité amicale, à laquelle Aldo répondit par un sourire impertinent :
– Une très grande différence ! Assez pour me donner quelques regrets, si c’est ce que vous voulez savoir, mais il est trop tard pour l’un comme pour l’autre. À bientôt ! ...
En dépit de ce qu’il avait dit à Cecina, Aldo, le lendemain, accompagna Zian quand il alla prendre son poste chez la comtesse Orseolo. Bien que sa mission fût transitoire et qu’il dût y passer les nuits, le gondolier des Morosini ne voulait pas s’installer sans que son maître et la vieille Ginevra eussent effectué une sorte d’état des lieux.
"La Rose d’York" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Rose d’York". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Rose d’York" друзьям в соцсетях.