L’enthousiasme un peu délirant qu’elle manifestait déplut à Morosini qui ne put résister au malin plaisir de jeter de l’eau sur ce feu trop brûlant à son gré :
– Et les leçons, qui va les payer ? Il ne doit pas les donner, ton Scarpini ?
– Non, bien sûr, c’est moi qui vais m’en charger.
– Tu en as les moyens ?
– Ne t’en soucie pas. Grâce à toi et... à certains placements judicieux, je n’ai plus de problèmes d’argent. Je peux sans me gêner préparer l’avenir de Spiridion. Il me le rendra d’ailleurs au centuple.
– A condition que ça marche ! Les très grandes voix sont rares, même chez nous. Tu risques de faire un sérieux trou dans ton budget et c’est pourquoi tu ferais peut-être bien de reconsidérer ma proposition d’assistante. Ton voyage à Rome ne me paraît pas un obstacle infranchissable : tu emmènes ton Grec, tu le présentes. Si on s’intéresse à lui tu le laisses, et s’il essuie un échec tu le ramènes en attendant une autre occasion et voilà tout ! Je te paierai, tu sais ?
Adriana arrangea la voilette qui enrobait son minuscule chapeau, lissa ses gants, croisa et décroisa ses jambes toujours fort belles, et finalement sourit d’un air un peu gêné.
– Je te connais trop pour en douter et j’aimerais pouvoir t’aider, mais pour l’instant c’est impossible. Je ne peux pas laisser Spiridion seul à Rome : il n’y connaît personne ; il serait perdu...
– Ce n’est pas un gamin et il n’a pas la tête de quelqu’un qui se perd facilement ! grogna Morosini évoquant le profil de médaille, l’air arrogant et la silhouette musclée du Corfiote. Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ?
– Non. Outre que tu ne le connais pas, tu as toujours eu, pour lui, un préjugé défavorable. En réalité, quand je m’éloigne de lui il ne fait que des sottises, tout comme un enfant. Et comme je suis certaine du jugement de Scarpini, je compte rester là-bas un mois ou deux.
Une brusque colère s’empara de Morosini.
– Ne me dis pas que tu vas vivre avec lui ? Ou alors c’est que tu as perdu la tête, lança-t-il avec brutalité. Tu es ma cousine. Nous sommes du même sang par les hommes et tu vas t’acoquiner avec un domestique ? Ne t’imagine pas que je te laisserai agir !
S’il pensait la blesser, il se trompait. Elle se contenta d’éclater de rire, mais d’un rire, à vrai dire, un peu forcé.
– Ne sois pas stupide, Aldo ! Je n’habiterai pas avec lui, encore que je ne voie pas en quoi ce serait choquant : voilà plusieurs années qu’il vit sous mon toit sans que personne y trouve à redire. Où irions-nous s’il fallait loger ses serviteurs à deux ou trois kilomètres de chez soi ? Mais j’admets que dès l’instant où il n’appartient plus à ma maison, certaines distances doivent s’établir... Si Scarpini ne peut le loger, je lui trouverai une pension et quant à moi, je compte sur l’hospitalité de mes cousins Torlonia. Ils sont férus de musique, surtout de bel canto, et...
Elle continuait à parler, un peu sur le ton de quelqu’un récitant une leçon, enfilant des paroles, des phrases, des raisons qu’Aldo écoutait à peine, uniquement sensible à l’espèce de jubilation que ce flot verbal trahissait : visiblement, la sage comtesse Orseolo exultait à la pensée des jours heureux qu’elle allait couler à Rome auprès de ce garçon, trop beau, trop jeune, mais à qui – Morosini l’aurait juré ! – l’attachait un autre sentiment que l’amour de la musique.
Un peu agacé, il coupa court à la conversation en s’excusant d’un rendez-vous chez son notaire. Il se leva, escorta sa cousine jusqu’à la gondole qui l’attendait, l’embrassa en lui souhaitant bon voyage.
– Donne de tes nouvelles de temps en temps ! lança-t-il.
Et il rentra chez lui, beaucoup plus mécontent qu’il ne voulait se l’avouer. À quelle femme se fier, mon Dieu, si le parangon des veuves de Venise, Adriana l’exemplaire avec sa beauté un peu sévère de madone contemplative, aux abords de la cinquantaine se mettait à courir le guilledou comme n’importe quelle créature ?
Comme il aimait bien sa cousine, il se reprocha ce jugement téméraire et, rencontrant dans le vestibule la personne olympienne mais surtout le regard interrogateur de son fidèle Zaccaria, il haussa les épaules, grimaça un sourire et soupira :
– Eh bien voilà ! Il faut que je m’arrange autrement pour trouver une aide à M. Buteau quand il pourra reprendre son travail ! Notre contessa part pour Rome où elle séjournera plus d’un mois.
Il n’eut pas le temps d’ajouter autre chose et le maître d’hôtel pas davantage : une voix furieuse faisait résonner les échos de la vaste salle.
– Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour voir, de mes yeux, un scandale comme celui-là ! Il faut que donna Adriana soit devenue folle ! Madona Santissima ! Qui aurait pu croire à pareille conduite de la part d’une si grande dame !
Telle une frégate entrant au port sous grand pavois, Cecina, les oripeaux multicolores dont elle se vêtait le plus volontiers mal contenus par le tablier blanc amidonné tendu sur sa vaste personne, les rubans de sa coiffe volant au vent de sa colère, venait de surgir du « cortile » menant tout droit à sa cuisine. Zaccaria, son époux, tenta bien de l’attraper au vol mais elle le repoussa d’une main vigoureuse et vint se planter devant Aldo en clamant :
– Et toi, prince Morosini, toi son cousin, tu vas laisser faire ça ?
Il était inutile de demander ce qu’elle entendait par « ça ». Cecina, reconnue comme la meilleure cuisinière de Venise, était une puissance pourvue d’un service de renseignements qui lui permettait de savoir tout ce qui se passait dans la ville sans bouger du palais Morosini.
– Tu devrais te calmer, ma Cecina, fit Aldo en s’efforçant à la désinvolture. Et surtout ne pas trop écouter tes cancanières favorites. Elles interprètent tout de travers et je crois que c’est le cas : donna Adriana s’en va passer quelques jours à Rome afin de confier son valet à un célèbre maître de chant...
– Son valet ? ricana la grosse Napolitaine. Tu veux dire son amant !
– Cecina ! fit Morosini avec sévérité. Je te savais bavarde, mais pas mauvaise langue. Où as-tu été pêcher ça ?
– Je n’ai pas eu besoin d’aller le pêcher. Tout Venise en parle. Si je te dis qu’elle couche avec son Spiridion c’est parce que sa pauvre vieille Ginevra est venue ce matin pleurer dans mon tablier. Sachant que donna Adriana déjeunait ici, elle espérait que toi, au moins, tu réussirais à l’empêcher de faire cette... cette... indécence ! Et toi, tout ce que tu as trouvé à lui dire c’est « Bon voyage ! » sans même chercher un instant à la retenir !
– Je n’ai aucun moyen de la retenir ! Elle est veuve, libre, majeure...
– Ça oui... et depuis un moment ! Je te garantis bien que ta pauvre mère, notre sainte princesse Isabelle, aurait su dire ce qu’il fallait et ce qu’il fallait c’était ceci : une femme de cinquante ans et un godelureau de trente ça ne va pas ensemble... même si ça s’entend très bien au lit !
– Mais enfin, s’emporta Morosini, tu ne peux pas toi non plus croire une chose pareille ? Fais un peu la part du feu : Ginevra est vieille, jalouse de l’influence prise par ce garçon au demeurant antipathique, mais de là à clamer qu’il est son amant il y a une marge. Elle n’a tout de même pas tenu la chandelle ?
– La chandelle non, mais elle a vu ! clama Cecina d’un ton dramatique appuyé d’un mouvement de bras accusateur. Elle a vu, te dis-je, celle qu’elle appelait sa petite Madone, dans les bras de l’Amalécite comme elle dit. C’était une nuit où ses rhumatismes l’empêchaient de dormir, la pauvre vieille ! Elle est descendue à la cuisine pour se faire chauffer du lait. Il était très tard et Ginevra pensait que tout le monde dormait. Seulement, en passant devant la porte, sans doute mal fermée, de donna Adriana, elle a vu un peu de lumière et, surtout, elle a entendu des bruits... bizarres. Des soupirs, des gémissements... Un peu inquiète parce que la contessa pouvait très bien être malade, elle a poussé la porte...
– ... et jeté un coup d’œil ? fit Aldo narquois. Et de pure curiosité car je ne crois pas un instant à son inquiétude. Si les bruits qu’elle entendait étaient ce que j’imagine, ils n’ont aucun rapport avec la douleur. Et tu le sais très bien !
– Bien sûr que je le sais ! Quoi qu’il en soit, elle n’a pas eu besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre ce qu’ils faisaient. Ça lui a donné un tel coup qu’elle est partie en courant !
– En dépit des rhumatismes ? Une guérison miraculeuse en quelque sorte ! ironisa Morosini, retenant mal sa colère parce qu’il ne mettait pas en doute un seul instant le rapport de la vieille Ginevra, une de ces fidèles servantes à l’ancienne mode qui se dévouent corps et âme à ceux qu’elles servent, et qui connaissait Adriana depuis le berceau.
– C’est pas bien de rire de ça ! protesta Cecina. La pauvre, elle n’a pas osé remonter dans sa chambre. Elle est restée dans sa cuisine jusqu’à l’heure de la première messe à Santa Maria Formosa où elle est allée verser toutes les larmes de son corps. Et aujourd’hui, on l’abandonne dans cette grande baraque où elle va mourir de peur, à coup sûr, en pensant que sa chère maîtresse est en train de se damner à Rome !
– Il n’y a pas d’autre gardienne ? Cette pauvre Ginevra ne devait plus pouvoir faire grand-chose dans la maison.
– Pour le ménage, une femme venait chaque matin mais donna Adriana l’a remerciée. On a tout mis sous housse et les pièces de réception sont fermées. Ginevra aura assez avec la cuisine et sa chambre...
Aldo n’écoutait déjà plus. Tournant les talons, il gagna son cabinet de travail, décrocha le téléphone et demanda le numéro de sa cousine en espérant ne pas tomber sur l’Amalécite. Par chance, ce fut Adriana qui répondit. Un peu essoufflée d’avoir sans doute grimpé quatre à quatre son magnifique escalier gothique.
"La Rose d’York" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Rose d’York". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Rose d’York" друзьям в соцсетях.