Elle fit oui de la tête et se pencha pour prendre à ses pieds le nécessaire de cuir qu’elle y avait posé.

– Ne l’ouvrez pas ici ! Je vous dois des remerciements pour avoir accompli ce voyage en si dangereuse compagnie. Vous devinez sans doute que, mis au courant de l’accident survenu à mon ami Guy, je ne vous aurais pas permis de prendre sa place. Ce genre de transport est trop dangereux pour une jeune fille.

– Je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas fait ! dit Mina retrouvant soudain son aplomb et ses réactions habituelles. Il n’y a pas si longtemps que j’ai porté de Paris à Venise un bijou aussi important sinon plus...

– Lequel ? ne put s’empêcher de demander Kledermann que cette partie de la discussion intéressait de plus en plus. Encore un joyau royal ?

– Un, ça ne vous regarde pas, grogna Morosini, et deux personne n’a jamais parlé ici de joyau royal.

– Allons donc ! fit le banquier. Croyez-vous que j’ignore ce qu’il y a là-dedans ? ajouta-t-il en désignant le sac de sa fille. Vous vous apprêtez à vendre une pièce chargée d’histoire à une créature à moitié folle chez qui elle se sentira aussi mal que possible ! Y avez-vous réfléchi sérieusement ? Le Miroir du Portugal sur la tête d’une fille du corned-beef, des cacahuètes ou de je ne sais quelle délirante production américaine ?

– Incroyable ! s’écria Morosini. Où diable êtes-vous allé chercher tout ça ?

Les yeux de Kledermann se plissèrent.

– Dans le jardin d’hiver de la duchesse, mon cher ! Caché derrière un buisson de gardénias où je m’étais retiré pour fumer un cigare, j’ai eu le privilège de suivre votre conversation avec la redoutable Ava. Je jure que je ne l’ai pas fait exprès !

– Tout comme votre fille n’a pas fait exprès, elle non plus, de venir m’espionner à domicile ? C’est un tic familial ?

– Disons un concours de circonstances ! Allons, Morosini, soyez beau joueur ! Montrez-moi le Miroir !

– Ne l’appelez pas comme ça ! Je n’en suis pas sur !

– Moi je le serai ! N’oubliez pas que je possède déjà deux de ses frères Mazarins. Pour celui-ci je suis prêt à faire des folies et, sans savoir le prix que vous allez en demander, je le double !

– Vous êtes fou ?

– Quand il s’agit de pierres ? Toujours. D’ailleurs vous vous éviterez des palabres difficiles. Ces Américaines ont la fâcheuse habitude de marchander comme des usuriers. Celle-là, croyez-moi, vous fera baisser votre prix ! Pensez à votre vieille amie !

– Vous ne me connaissez pas.

– Peut-être, mais vous êtes un gentilhomme. Elle pas ! En outre, je peux vous assurer que je garderai le secret, ce qui est douteux chez cette femme... et que le diamant trouvera chez moi un cadre digne de lui. Alors, vous me le montrez ?

– Pas ici en tout cas ! Mina...

Il n’eut pas le temps de poursuivre. Soudain rouge de colère, celle-ci venait de se lever brusquement, repoussait le plateau sans trop se soucier des dégâts, posait sa mallette sur la table, l’ouvrait, en tirait un paquet enveloppé de papier ordinaire et soigneusement ficelé qu’elle jeta sur les genoux de Morosini.

– Vos bijoux ! Vos sacrés bijoux ! ... Il n’y a que ça qui compte pour vous deux, n’est-ce pas ? Alors je vous laisse en leur compagnie ! Et je vous salue bien !

Avant que les deux hommes n’aient pu réagir, elle avait refermé le bagage et quitté la table en courant, faisant voler derrière elle son vaste cache-poussière. Aldo voulut s’élancer à sa poursuite mais Kledermann le retint.

– C’est inutile ! En admettant que vous la rattrapiez – ce qui m’étonnerait car elle court comme Atalante et doit avoir déjà investi un taxi ! – vous ne la ferez pas changer d’avis. Je sais de quoi je parle : c’est ma fille et elle est aussi têtue que moi !

– Mais enfin vous la laissez partir comme ça, sans savoir où elle va et dans une ville qu’elle ne connaît pas ?

– Lisa connaît Londres comme sa poche ! Elle y a des amis. Quant à savoir où elle va, bien malin qui en serait capable. Une chose est certaine : ni vous ni moi ne sommes près de la revoir, conclut le banquier avec une tranquillité toute helvétique mais que Morosini jugea insupportable.

– Et c’est tout l’effet que ça vous fait ? C’est monstrueux ! Cette pauvre enfant risque de manquer d’argent et je me sens responsable ! Sans compter que je lui en dois, de l’argent...

Kledermann tapota d’un doigt apaisant la main de son compagnon :

– Ne vous souciez pas de ça ! Ma fille possède un fortune personnelle dont elle a la jouissance depuis sa majorité. Elle la tient de sa mère, une comtesse autrichienne qui était une femme adorable mais de petite santé.

– Une comtesse autrichienne riche ? C’est difficile à croire : le pays est ruiné depuis la guerre, tout comme l’Allemagne.

– Le pays est peut-être ruiné mais il existe encore des particuliers fortunés. Les Adlerstein sont de ceux-là. Alors ne vous tourmentez pas pour Lisa !

– Vous êtes un drôle de père ! Il y a environ un an et demi que votre fille travaille pour moi et je ne crois pas qu’elle ait quitté Venise depuis ce temps. Vous ne la voyez jamais ?

Une ou deux petites rides qui se formèrent sur le front de Kledermann apprirent à son interlocuteur qu’il se faisait peut-être plus de souci qu’il ne voulait l’admettre. Cependant sa voix était toujours aussi unie quand il répondit :

– Non. Elle ne vient plus à la maison depuis qu’après votre refus – que je comprends d’ailleurs et qui, somme toute, vous faisait honneur ! – j’ai voulu lui présenter un autre parti. Vénitien lui aussi puisqu’elle est folle de cette ville, et celui-là était consentant. Lisa lui a ri au nez, puis elle a plié bagages. Cet incident coïncidait d’ailleurs avec une prise de bec avec ma seconde femme. Elles ne se sont jamais entendues, et je crois qu’elles se détestent.

Cela, Aldo voulait bien le croire. Il connaissait suffisamment Dianora pour l’imaginer dans son rôle de marâtre : elle n’avait certainement fait aucun effort pour se concilier une fille dont la présence au foyer paternel la vieillissait.

– Mais au fait, reprit Kledermann, j’aimerais que vous m’appreniez comment Lisa s’y est prise pour entrer chez vous.

Morosini raconta alors comment ils avaient lié connaissance dans le rio dei Mendicanti où la jeune fille était tombée en reculant pour mieux admirer la statue du Colleone alors qui lui-même sortait de la messe de mariage d’un de ses amis à SS. Giovanni e Paolo.

– C’était un simple incident ! conclut-il.

– Ne croyez pas cela ! fit le banquier en riant. Quand Lisa veut quelque chose elle s’arrange pour l’obtenir. Or, elle souhaitait, vous l’avez entendu, connaître l’homme qui n’avait pas voulu d’elle et elle a dû se livrer à une enquête minutieuse. Soyez certain que votre accident n’a rien eu de fortuit. Il était programmé, comme disent les Américains.

– Mais enfin, elle risquait de se noyer puisqu’elle ne sait pas nager ?

– Elle nage mieux qu’une truite ! A quinze ans, elle traversait déjà le lac de Zurich. Je vous dis qu’elle avait tout réglé d’avance. La fausse identité et les faux papiers aussi, bien sûr ! Et je suis certain que vous avez perdu une assistante de valeur ! Maintenant... peut-être retournera-t-elle chez vous ?

– Ça m’étonnerait. Et de toute façon, je ne veux plus la garder dans ces conditions. Gomme tout bon Vénitien j’aime les mascarades, mais pas chez moi ! J’ai besoin d’avoir une absolue confiance dans mes collaborateurs. Ce qui ne veut pas dire que je ne la regretterai pas ! Voulez-vous, à présent, que nous en finissions avec ceci ? ajouta-t-il en prenant le paquet abandonné par la jeune fille.

– Avec plaisir !

Dans les minutes qui suivirent, Aldo oublia un peu ses tourments. Gomme toujours lorsqu’il lui était donné de contempler des pierres parfaites. Le diadème de la comtesse Soranzo était une pièce ravissante composée de nœuds de diamants retenant des branchettes fleuries ordonnancées harmonieusement autour d’une superbe pierre taillée en table formant le cœur d’une marguerite de perles et de diamants. Quant à Kledermann, il délirait presque.

– Magnifique ! Splendide ! Une parure de reine ! De vraie reine j’entends, et qui a dû briller sur des fronts illustres ! Ma tête à couper qu’il s’agit bien du Miroir du Portugal ! Il faut que vous me le vendiez !

– Et que vais-je dire à lady Ribblesdale ?

– Mais... qu’il a déjà trouvé preneur, que votre amie renonce à s’en défaire... Que sais-je ? Notre Américaine ne saura jamais qu’il est chez moi. Ma femme elle-même l’ignorera. Ce sera le plus sûr moyen d’avoir la paix, ajouta-t-il avec un sourire.

Sans cela, elle ne cesserait de me harceler pour que je lui permette de le porter. Et j’ai le malheur d’être beaucoup trop faible avec elle... Voulez-vous à présent me donner un prix ?

Depuis qu’ils étaient remontés dans son appartement, Aldo réfléchissait. Sa brutale séparation d’avec Mina – arriverait-il à l’appeler Lisa ? — le mettait dans une situation difficile, puisque Guy Buteau se trouvait encore à l’hôpital. Il allait falloir rentrer à Venise pour veiller lui-même à sa maison d’antiquités, régler les affaires courantes – grâce à Dieu, sa secrétaire enfuie n’était pas femme à laisser du désordre derrière elle ! – et aussi assister à deux ventes annoncées pour la fin du mois, l’une à Milan, l’autre à Florence... Tout cela lui laissait peu de temps pour une discussion de « marchand de tapis » avec lady Ribblesdale. Et puis l’idée de voir le diadème gagner l’une des principales collections européennes lui souriait assez. Ce serait plus réconfortant que de le voir naviguant dans les salons sur la chevelure ondée d’une beauté déjà un peu sur le retour... En fait, sa décision était prise depuis un moment.