Repérer le cabinet de travail de Ferrals fut facile : il était voisin de la petite pièce où Sutton l’avait reçu quelques jours plus tôt, mais cette fois il put rallumer : les fenêtres étaient occultées par d’épais rideaux soigneusement tirés. Dans un sens c’était une bonne chose : on ne risquait pas de le voir de l’extérieur. Restait maintenant à découvrir la fameuse armoire frigorifique dont la duchesse croyait se souvenir qu’elle était voisine de la table de travail et « cachée par la bibliothèque ». Or la pièce assourdie par des tapis persans était vaste et, à l’exception de la cheminée où achevaient de mourir quelques braises, elle était tapissée de livres.

– Raisonnons un peu ! Les murs ne sont pas si épais. Il doit y avoir quelque part des rayonnages en trompe-l’œil habillés de dos de reliures.

Otant sa cape et son chapeau qu’il déposa sur l’un des fauteuils, il entreprit d’explorer la vaste bibliothèque en commençant par la partie la plus proche de la table de travail. Ses longs doigts gantés couraient sur les reliures, tirant à demi un livre, ici ou là, sur chaque rayonnage. Cet exercice lui prit quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin le dos relié auquel il s’attaquait refusât de bouger parce qu’il était soudé à ses voisins. Il tira un peu plus et une plaque de faux livres et de faux rayons se détacha, tournant sur des charnières invisibles. Dessous, il y avait une porte d’acier peinte dans la couleur du bois. Aucune poignée pour l’ouvrir mais un trou de serrure. Restait à savoir où était la clef.

Laissant les choses en l’état il commençait à chercher dans les tiroirs du bureau quand la pièce s’éclaira tandis qu’une voix froide s’élevait :

– Haut les mains et surtout pas un geste ! Aldo laissa échapper un soupir agacé en pensant

que ce type devait avoir des oreilles de chien de garde car il avait conscience de n’avoir pas produit le moindre bruit. Quoi qu’il en soit, John Sutton drapé dans une robe de chambre en soie lie-de-vin, le cheveu hérissé, le tenait sous la menace d’un revolver.

– Vous pouvez abaisser ce machin, je ne suis pas armé, dit Morosini calmement...

– Je ne suis pas obligé de vous croire, aussi resterons-nous comme nous sommes. Alors, prince, ajouta-t-il en appuyant sur le titre avec un dédain insultant, on en est à fouiller les placards ? Qu’espériez-vous trouver là-dedans ? Si vous pensez que c’est un coffre-fort...

– Je sais que ce n’est pas un coffre-fort mais une glacière électrique. En Amérique, ça s’appelle je crois un Frigidaire d’après le nom du constructeur. C’est l’unique raison de ma présence ici.

Il étalait une désinvolture qu’il était loin d’éprouver et cela pour la plus stupide des raisons : il est difficile d’avoir grand air quand on se retrouve en chaussettes, même de soie, devant un bonhomme dont les yeux se fixent sur ce détail de toilette.

– Vraiment ? Et vous croyez que je vais avaler ça ? dit Sutton.

– Vous devriez. J’ajoute que si vous aviez la clef pour ouvrir ça m’arrangerait bien. De même que j’aimerais comprendre pourquoi personne, pas même vous, n’a eu l’idée d’en parler à la police.

– Pourquoi en aurions-nous parlé ? C’était le joujou de sir Eric. Lui seul y mettait de l’eau, lui seul s’en servait. Vous n’imaginez pas que le poison s’y trouvait et que mon maître s’est empoisonné ? Trouvez autre chose si vous voulez que je vous laisse filer !

– Mais je n’ai aucunement envie de filer. Je serais même très content si vous preniez ce téléphone afin de prier le superintendant Warren de se joindre à notre joyeuse réunion. Seulement, il faudrait trouver la clef.

– Vous espérez quoi ? Que je vais baisser ma garde pour manier le téléphone ? Soyez sûr que je le ferai dès que vous m’aurez confié la vraie raison de votre présence ici.

– Vous êtes quoi, écossais ou irlandais, pour être aussi têtu ? Si ça vous arrange, je peux appeler moi-même ! Je suis certain que le ptéro... le superintendant va la trouver passionnante votre petite armoire. En attendant, si vous le permettez, je baisse les bras et je remets mes chaussures. Tirez si ça vous chante mais j’ai froid aux pieds.

Joignant le geste à la parole, il se rechaussa. L’autre semblait perplexe et marmotta, traduisant tout haut sa pensée :

– C’est une histoire de fou. Je croirais plutôt que vous êtes toujours à la recherche de votre fameux saphir...

– Dans une glacière ? Car vous convenez qu’il s’agit là d’une glacière ?

– J’en conviens mais qui diable a bien pu vous en parler ?

– Vous allez être surpris : c’est la duchesse de Danvers. Elle pense que la glace fabriquée par cette machine peut être nocive. L’idée de poison ne l’effleure même pas : elle s’attache uniquement aux procédés de fabrication mais j’en ai tiré, moi, d’autres conclusions.

– Lesquelles ?

– C’est simple. Ce meuble n’est pas défendu par une serrure à secret, j’imagine, mais une simple clef... qu’il suffit de trouver. À moins qu’avec un outil on parvienne à l’ouvrir. Rien de plus facile ensuite que de vider le bac à glace puis de le remplir avec de l’eau additionnée de strychnine.

– Ridicule ! Sir Eric gardait toujours la clef sur lui.

– Et il l’a emportée dans la tombe ? Je suppose qu’avant de procéder à l’autopsie on l’a débarrassé de ses vêtements pour les remettre à la famille : vous en l’occurrence puisque sa femme était déjà arrêtée.

– Non. J’avoue ne m’en être pas soucié. Tout cela a dû être remis à son valet de chambre...

– On peut le lui demander. En attendant...

Tout en surveillant Sutton qui semblait désorienté, Aldo décrocha le téléphone et appela Scotland Yard. Comme il le craignait, Warren n’était pas là. En revanche, l’inspecteur Pointer annonça son arrivée dans les plus brefs délais.

– Dans cinq minutes, dit Morosini, nous saurons ce que la police pense de notre petit différend. Mais peut-être ne tenez-vous plus à ce qu’elle vienne ?

– Que voulez-vous dire ?

– C’est clair, il me semble. Au cas où vous auriez vous-même introduit le poison.

Les yeux de Sutton s’agrandirent tandis que son visage s’empourprait sous une violente poussée de colère.

– Moi ? ... moi j’aurais tué un homme que je vénérais ? Mais je vais vous casser la gueule, mon petit prince !

Les poings en avant il bondit sur Aldo, mais emporté par sa fureur, il calcula mal son élan. Son adversaire l’évita en s’effaçant à la manière d’un torero en face du taureau et le secrétaire s’étala contre la porte de l’armoire frigorifique. Il dut se faire mal car le choc le calma et, en se relevant, il jeta sur Morosini un regard plein de haine.

– Votre histoire à dormir debout va s’écrouler comme un château de cartes et vous allez être arrêté pour vous être introduit ici par effraction. En attendant, je vais vous montrer, moi, si cette glace est empoisonnée !

Hâtivement, avec des gestes maladroits, il fouilla les tiroirs du bureau puis deux trois boîtes à courrier qui s’y trouvaient avant d’extraire, finalement, d’une sorte de plumier le petit objet qu’il cherchait.

– La voilà ! s’écria-t-il.

– Que voulez-vous faire ?

– Vous allez voir.

Il prit, dans un meuble bas, une bouteille de whisky et un verre qu’il remplit à demi, puis se dirigea vers la glacière qu’il ouvrit sans peine, découvrant deux ou trois bouteilles de bière et un bac à demi plein. Quelques glaçons en train de fondre se trouvaient dans un bol de cristal. Il allait en prendre un quand Morosini s’interposa, le rejeta en arrière et referma la porte en la calant de son dos.

– Ne faites pas l’idiot ou alors attendez l’arrivée de Pointer ! Je n’ai aucune envie que l’on me découvre en compagnie de votre cadavre.

À ce moment, une sirène de police se fit entendre. Avec un mouvement d’épaules découragé, John Sutton alla s’asseoir en vidant d’un trait ce qu’il s’était versé tandis qu’Aldo cherchait une cigarette, l’allumait et tirait une longue bouffée avec volupté.

– Vous pensez vraiment qu’il y a du poison là-dedans ? demanda le secrétaire d’une voix mal assurée.

– Je ne peux dire que j’en suis certain mais admettez que l’hypothèse mérite d’être soulevée. Cette histoire de sachet antimigraine est un peu grosse, non ?

– Vous feriez n’importe quoi, n’est-ce pas, pour venir en aide à cette petite garce ?

– Je cherche la vérité. Si j’ai raison, il n’y aura plus aucune raison de la maintenir en détention.

– Ne croyez pas ça. Il demeure qu’elle a introduit son amant dans cette maison et qu’à eux deux ils ont machiné la mort de sir Eric. Vous l’avez dit vous-même : on doit pouvoir se passer de clef, à moins qu’on ne l’ait volée ou fait copier. N’oubliez pas ce que j’ai entendu et la fuite du complice. Enfin, elle a été arrêtée sous l’inculpation de meurtre ou d’incitation au meurtre. On ne la lâchera pas.

– Et ça vous fait plaisir ! fit Aldo qui commençait à craindre que l’autre n’eût raison.

– Mais bien sûr ! Libre à vous de penser ce que vous voulez ! Moi, je n’ai jamais caché que je la haïssais. Elle a tué ou fait tuer un homme admirable, tout de générosité, de bonté...

– Étant donné la source de sa fortune, c’est l’évidence même.

– Oh, et puis, pensez donc ce que vous voulez ! C’est sans importance ! Tenez, j’entends nos visiteurs !

– Vous allez avoir la satisfaction de me faire arrêter.

– Même pas. Vous ne m’intéressez pas. Je ne ferai état que des inquiétudes de la duchesse de Danvers et d’une... visite un peu tardive pour me faire part de votre hypothèse.

– Quelle grandeur d’âme ! Cependant, je me sens peu enclin à vous remercier.

Mis au fait de la situation, l’inspecteur Pointer déplora que l’on n’ait pas pensé, au moment de la mort, à mentionner le curieux gadget de la victime mais loua beaucoup les deux hommes pour leur grand souci de vérité. Puis il se mit au travail avec l’aide du sergent qui l’accompagnait.