– Dites-moi tout ! Vous savez que vous pouvez vous fier à moi et que je souhaite l’aider.

– Je sais, je sais, monsieur le prince, et je suis bien contente de vous rencontrer. Mon pauvre petit ange ! Elle est si malheureuse ! Elle supporte de plus en plus mal cette affreuse prison et quand je suis allée la voir hier, je l’ai trouvée si pâle, avec ses beaux yeux tout rouges et son pauvre petit corps secoué de frissons. Elle est en train de tomber malade, ça j’en suis sûre ! Vous pensez : enfermée entre quatre murs et d’horribles barreaux qui lui laissent tout juste apercevoir un bout de ciel gris, elle qui ne peut pas vivre sans grand air et sans jardin ! ... Elle dépérit, monsieur le prince, elle dépérit et peut-être qu’elle mourra avant même qu’on la juge !

Et de pleurer de plus belle en entrecoupant ses sanglots d’invocations à la Vierge et à quelques saints polonais. Devinant que ce flot de paroles et de larmes soulageait la pauvre femme, Aldo laissa passer l’orage. Il savait bien qu’Anielka avait fait le mauvais choix en s’imaginant que la prison pouvait être un abri. Elle était trop jeune pour savoir qu’une fois refermé, ce genre de piège ne s’ouvre pas facilement.

– Vous ne croyez pas, fit-il enfin, qu’il serait temps pour ce Ladislas Wosinski de se manifester ? Qu’attend-il pour venir jouer les preux chevaliers ? Que les juges coiffent leurs perruques et endossent leurs robes rouges afin de décider si votre maîtresse doit être pendue ou non ? Si vous l’aimez et si vous avez la moindre idée de l’endroit où il se trouve, il faut me le dire maintenant. Bientôt il sera trop tard !

– Mais je l’ignore. Je vous le jure devant la Vierge Sainte qui m’entend. Si vous me voyez dans cet état c’est parce que j’ai très peur. Si je savais où il est, j’irais le voir tout de suite pour lui expliquer ce que mon pauvre agneau endure parce qu’il doit être bien loin de s’en douter. Les journaux ne parlent plus de rien et Ladislas doit penser que la police poursuit son enquête. Donc qu’il vaut mieux rester encore caché...

– Mais c’est idiot ! Il devrait comprendre que lorsque la police a livré un coupable supposé elle se donne beaucoup moins de mal pour en trouver un autre ! À ce propos, lady Ferrals a dû rencontrer son nouvel avocat. En est-elle satisfaite ?

– Elle dit qu’il paraît très habile mais qu’il est très dur, qu’il la harcèle de questions.

– Et que fait le comte Solmanski ? Attend-il lui aussi le secours céleste ? Il priait beaucoup, m’a-t-on dit, après l’enlèvement de sa fille le jour de son mariage.

– Il est très, très en colère ! Il n’a apporté aucune aide à mon pauvre petit ange. Il n’est venu la voir qu’une seule fois à Brixton et il s’est montré cruel. Il a traité son enfant de tous les noms, lui reprochant de s’être conduite comme une malheureuse créature sans volonté, une sotte... et il a posé des questions. Il voulait savoir où était le jeune amoureux !

Connaissant le faux comte polonais et les buts qu’il poursuivait en mariant sa fille à Ferrals, Morosini ne mettait pas en doute le commentaire de Wanda. Solmanski devait être furieux que le retour de l’étudiant nihiliste soit venu enrayer le mécanisme tortueux mais délicat de ses combinaisons. À Venise, Simon Aronov avait prédit la mort de Ferrals parce qu’elle était nécessaire pour que Solmanski puisse mettre la main sur la fortune de son gendre, mais il n’était pas question, dans son esprit, qu’Anielka s’y trouve impliquée d’une façon ou d’une autre.

– Je ne peux pas lui donner tort. Il est naturel qu’il pense avant tout à sauver sa fille. Laissons-le donc agir à sa guise et voyons ce que nous, nous pouvons faire.

Wanda éleva vers la Pietà un regard noyé et des mains implorantes.

– C’est ça qui est terrible ! Nous ne pouvons rien faire, Sainte Mère de Dieu !

– Oh que si ! C’est la raison pour laquelle je suis ici ce matin : il faut que vous me fassiez entrer chez vous. Je dois examiner le cabinet de travail de sir Eric.

– Entrer dans la maison ? souffla Wanda terrifiée. Mais c’est impossible ! Mr. Sutton ne voudra jamais !

– Il n’est pas question de lui demander sa permission ! Allons, ce n’est pas si difficile ! Tout ce que je demande c’est que vous vous arrangiez pour que la nuit prochaine la porte des cuisines ne soit pas fermée. Il faut aussi m’expliquer où se trouve la pièce en question et la chambre de Sutton. J’ai besoin de connaître les habitudes des domestiques et leurs horaires pour être certain de ne rencontrer personne. J’ajoute que la vie d’Anielka dépend peut-être de ce que je trouverai.

Elle ne répondit pas, rendue muette par l’épouvante qu’il put lire dans ses yeux d’un bleu de faïence. Il insista.

– Croyez-moi, Wanda ! Il est temps que vous laissiez de côté vos rêves d’amours romantiques et que vous regardiez en face la réalité ! Ce que je vous demande ne vous fera pas courir un bien grand risque ! Quand tout le monde sera couché vous n’aurez qu’à descendre aux cuisines ouvrir la porte. Ensuite vous rentrerez dans votre chambre. Je me charge du reste ! À quelle heure ferme-t-on les portes chez vous ?

– À onze heures, sauf quand Mr. Sutton dit qu’il rentrera tard. Alors le maître d’hôtel l’attend.

– Il ne s’absente jamais ?

– Presque jamais. Il est le gardien de la demeure jusqu’à ce que le procès ait eu lieu et il prend son rôle au sérieux.

– De toute façon, je n’en ai pas pour longtemps : un quart d’heure... une demi-heure peut-être ? Vous m’aiderez ? Je serai chez vous à... disons minuit et demi.

– Et si Mr. Sutton sort ?

– Vous n’aurez qu’à téléphoner au Ritz. Si je ne suis pas là, laissez votre nom. Je comprendrai et la partie sera remise à demain même heure ! Un peu de courage, Wanda ! J’espère sincèrement pouvoir être utile à votre « petit ange ». Demandez donc à la Madone ce qu’elle en pense !

Sur ce chapitre, Wanda n’avait pas besoin d’encouragements et quand Morosini s’éloigna elle était quasi prosternée devant la Pietà et plongée dans une prière dont la ferveur devait se mesurer à sa peur. Mais elle lui avait fourni une bonne description de l’intérieur de la maison.

Par acquit de conscience, Aldo alla faire un tour au musée et se planta quelques instants devant une Lamentation sur la mort du Christ de Donatello comme s’il n’était venu que pour ça, puis fit demi-tour et repartit. Le temps se maintenant clair quoique froid, il décida de rentrer à pied. Un peu d’exercice calmerait peut-être ce désir lancinant qui lui était venu de se rendre à Brixton Jail dans l’espoir d’approcher Anielka. Une idée aussi stupide qu’insensée puisqu’il n’avait pas d’autorisation de visite, mais à la savoir souffrante et sans doute apeurée, il retrouvait intact son premier élan d’amour vers elle et voulait oublier les mensonges et les contradictions dont elle l’abreuvait depuis leur première rencontre. Aussi, quand il fut au bout du chemin, caressait-il l’idée de pousser jusqu’à Scotland Yard afin de demander à Warren un nouveau laissez-passer. Ce n’était pas une très bonne idée étant donné la façon dont ils s’étaient quittés cette nuit, mais il avait tellement envie de « la » revoir !

Un sursaut d’amour-propre le sauva du ridicule lorsqu’il pensa que, ce soir, il travaillerait pour elle et que cela devrait suffire pour le moment. Si les choses se passaient comme il l’espérait, c’est peut-être en triomphateur qu’il se rendrait chez le superintendant. La permission souhaitée irait de soi afin qu’il puisse porter la bonne nouvelle à la chère prisonnière.

Les rares passants attardés dans Grosvenor Square ne prêtèrent guère attention à cet homme en tenue de soirée, haut-de-forme en tête, cape noire et écharpe blanche sur les épaules, canne à la main, qui effectuait une petite promenade paisible en respirant l’air vif de la nuit. Ce genre de noctambule n’était pas exceptionnel dans ce quartier élégant où les gentlemen rentraient volontiers de leur club à pied quand le temps le permettait. Mais personne, pas même le policeman qui le croisa en portant un doigt à son casque, n’aurait imaginé que celui-là s’apprêtait à pénétrer indûment dans une demeure étrangère. Le grand apparat était, au fond, un excellent alibi et pour le justifier Morosini était allé passer la soirée à Covent Garden où il avait tué le temps en compagnie du ballet Giselle. Vidal-Pellicorne qui passait sa journée avec un confrère du British Museum n’avait pas reparu et Aldo avait dîné seul au grill de l’hôtel.

Il était un peu plus de minuit et demi quand, n’apercevant plus personne, il poussa la grille et s’élança dans le petit escalier conduisant à la porte de service. Apparemment Wanda s’était acquittée très consciencieusement de sa mission.

Au moment de pénétrer dans la maison, Aldo respira profondément. Il était encore du côté de la légalité mais dès qu’il aurait franchi cette porte il sauterait la barrière séparant les honnêtes gens des délinquants. On pouvait l’arrêter, le jeter en prison, détruire l’univers fort agréable et surtout passionnant qu’il s’était construit... mais cette pensée de prison lui rappela celle qui était peut-être en train d’y mourir.

– Ce n’est pas le moment de reculer, mon garçon ! se dit-il.

Et il poussa le vantail en espérant qu’il ne grincerait pas. Ainsi qu’on le lui avait dit, il se trouva dans le couloir desservant d’un côté les cuisines et de l’autre les chambres des serviteurs. Au fond, l’escalier de service reliant le sous-sol au rez-de-chaussée largement surélevé. Pour être bien sûr de ne pas faire de bruit, il ôta ses souliers vernis, les mit dans ses poches, trouva les marches presque à tâtons et attendit d’avoir tourné un coude pour allumer la lampe électrique emportée par précaution. Un instant plus tard, il était dans le grand hall et rengaina sa lampe : les becs de gaz de la rue éclairaient suffisamment pour qu’il pût se reconnaître. Il retrouva la belle et noble ellipse montant à l’étage, puis les bustes d’empereurs romains, le sarcophage et le reste des objets dont il gardait le souvenir.