En attendant, il pouvait être utile de cuisiner un peu le Saint Albans qu’il avait sous la main, descendant ou pas du fils de Charles II

– Puis-je vous demander des nouvelles de lady Mary puisqu’elle ne vous accompagne pas ? Elle n’est pas souffrante, au moins ?

– Non, mais elle n’aime pas beaucoup ce genre de réunion et encore moins lady Danvers avec qui j’entretiens, moi, des relations quasi familiales. C’est la première fois que je m’en félicite, d’ailleurs : je crains qu’elle ne vous porte pas dans son cœur. Une histoire de bracelet que vous auriez refusé de lui vendre...

– Croyez que j’en suis navré, mais je n’avais pas le choix : les ordres du vendeur étaient formels : en aucun cas à un Anglais ni à une Anglaise.

– Je n’ai jamais compris pourquoi. Morosini se mit à rire :

– Il n’entre pas dans mes attributions de percer les secrets de mes clients. Tout autant qu’un médecin... ou un avocat, je suis lié par le secret professionnel.

– Je l’admets volontiers mais, en vérité, Mary n’a pas de chance : elle commençait à oublier Mumtaz Mahal pour accrocher ses espoirs à la Rose d’York et voilà celle-ci qui disparaît ! Mais vous venez de faire allusion à ma profession et il semblerait que je doive vous remercier : lady Ferrals m’a laissé entendre que vous lui aviez recommandé de me confier sa défense. J’ignorais que l’on connût mon nom à Venise !

– Et vous aviez raison : je n’ai fait que lui transmettre le conseil d’un ami dont je tairai l’identité mais qui apprécie votre grand talent et qui, n’ayant pas l’honneur de la connaître, m’a chargé de lui conseiller un changement de défenseur. Un point c’est tout ! Et vous ne me devez en conséquence aucun remerciement.

Les coudes appuyés aux bras de son fauteuil, Saint Albans joignit ses mains par le bout des doigts et y appuya sa bouche dans une attitude méditative.

– Peut-être pas, en effet ! C’est une cause flatteuse, intéressante aussi mais qui risque de ne rien ajouter à ma réputation. Cette jeune femme est déroutante et je vous avoue que dans l’état actuel de nos conversations, je n’ai pas encore arrêté ma politique d’attaque du tribunal. À la voir, on jurerait qu’elle est innocente, mais à l’entendre il est difficile de se faire une opinion.

– Avez-vous déjà interrogé Wanda, sa femme de chambre ?

– Non. Je compte le faire demain.

– Vous aurez encore plus de mal après, mais selon moi je crois qu’il faut faire confiance à Ani... à lady Ferrals et tout tenter pour retrouver le Polonais en fuite.

– Aucun doute là-dessus ! Mais, dites-moi, prince, vous la connaissez bien, vous ?

– Qui peut se vanter de bien connaître une femme ? Nos relations remontent à quelques semaines avant son mariage.

– Un mariage où l’amour n’avait pas grand-chose à voir. Je ne vous cache pas que c’est l’un des éléments qui vont me gêner devant le tribunal si je ne parviens pas à la faire changer d’attitude : elle ne dissimule pas assez le dégoût que lui inspirait son mari. L’avocat de la Couronne aura beau jeu de glisser à la haine renforcée par des relations adultères avec ce Polonais fantôme...

– Son père vient d’arriver à Londres. L’avez-vous vu ?

– Pas encore. Nous avons rendez-vous demain.

– Vous devriez en tirer quelque réconfort, fit Aldo avec un sourire ironique. C’est un homme qui sait ce qu’il veut et qui a toujours imposé sa volonté à sa fille.

– Vraiment ?

– Vraiment ! Quelques secondes d’entretien avec lui vous suffiront à jauger le personnage...

Un gentleman aux cheveux et à la moustache poivre et sel dont Morosini avait oublié le nom, mais qui était un cousin de la duchesse, s’approcha d’eux pour prier sir Desmond de bien vouloir rejoindre les bridgeurs. Outre qu’un joueur de sa force ne pouvait qu’être souhaité, on avait besoin d’un quatrième. L’avocat se leva en s’excusant :

– J’aurais aimé parler plus longtemps avec vous, prince, mais j’espère que l’occasion nous en sera donnée sinon je saurai la créer : il faut que nous nous revoyions !

– Je ne crois pas que cette perspective enchante lady Mary.

– Son antipathie ne durera pas. Comme bien des femmes elle est assez versatile. Et puis elle oubliera l’histoire du bracelet pour ne plus voir en vous qu’un chasseur de pierres précieuses : quelqu’un de fascinant pour elle.

– Je pencherais volontiers vers une rancune plus tenace...

– Allons donc ! J’en fais mon affaire. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec votre ami au nom imprononçable passer un week-end campagnard chez nous, dans le Kent ? J’aimerais vous faire admirer ma collection de jades...

La soudaine cordialité du ton, ce désir de nouer plus ample connaissance tellement inattendu chez cet homme peu sympathique et difficile à saisir, s’expliquèrent dès l’instant où il eut prononcé le mot « jade ». Apparemment, sir Desmond appartenait à cette race de collectionneurs qui aiment à faire admirer leur bien. Et comme le sort d’Anielka allait dépendre en grande partie de son talent, Aldo pensa que l’invitation ne devait pas être dédaignée.

– Pourquoi pas, dès l’instant où la maîtresse de maison ne nous considérera pas comme d’insupportables intrus ? Nous comptons rester encore quelque temps à Londres.

– À la bonne heure ! Bien sûr, il faudra vous attendre à subir un feu roulant de questions touchant la Rose d’York, mais si je peux me permettre un conseil, vous vous en tirerez sans peine en lui laissant entendre que vous avez toujours été persuadé qu’il s’agit d’un faux. Ce que j’aurais assez tendance à croire. Je viens, mon cher, je viens !

Les derniers mots s’adressaient à l’homme à la moustache qui, trouvant sans doute le temps long, revenait à la charge. L’avocat le rejoignit et passa avec lui dans le premier salon, laissant Morosini quelque peu surpris par sa dernière phrase. D’où donc tirait-il cette conviction ? Était-ce le simple et bien naturel désir d’avoir la paix chez soi, ou alors...

– Ou alors quoi ? marmotta Aldo entre ses dents. Il serait temps de mettre un frein à ton imagination, mon garçon, et de ne pas te laisser envahir par l’atmosphère fumeuse dans laquelle tu baignes depuis quelques jours ! Ce n’est pas parce que ce malheureux est affligé d’une femme à moitié folle qui préfère le fan-tan au bridge et court la nuit les quartiers interlopes qu’il faut le soupçonner d’abriter des pensées inavouables. En fait, son plus gros défaut est d’avoir une sale gueule, mais ça non plus ce n’est pas sa faute !

Cependant, renonçant à sa tasse vide et à son fauteuil, Aldo retourna se planter devant le fils de Nell Gwyn. Ce tableau, décidément, l’attirait plus que de raison. Cela tenait peut-être à l’œil goguenard, au sourire impudent, comme si ce Saint Albans-là le mettait au défi de percer un secret qu’il détenait depuis longtemps... Après tout, si quelqu’un avait pu savoir dans quel chemin s’était engagé le diamant c’était bien lui puisque, sans aucun doute, il l’avait possédé.

Cette fois, ce fut une voix de femme qui vint le tirer de sa méditation, celle aimable et amusée de lady Winfield.

– On dirait que ce tableau vous passionne, mon cher prince. Ce n’est pas très flatteur pour nous : notre compagnie masculine est réduite au seul général Elmsworth qui dort déjà à poings fermés...

En effet, un petit cercle de dames s’était formé autour de la duchesse et du général en question qui était en train de s’assoupir béatement au fond d’une bergère. Aldo se mit à rire.

– Triste situation en effet, lady Winfield, et si je peux vous distraire j’en serai ravi, mais quelle idée aussi d’installer des tables de bridge ? C’est la mort des soirées.

– Cela devient indispensable si l’on veut attirer du monde. Ce jeu envahit tout.

Invité à partager le canapé de son hôtesse qui lui demandait gentiment de « venir lui faire un petit frais comme on dit en France », Morosini ne tarda pas à regretter la compagnie de son duc peint sur toile. Il commença même à envier le général : ces dames échangeaient des potins londoniens tournant autour de Buckingham Palace. La question de ce soir concernait le duc d’York, second fils de George V et de la reine Mary, et pouvait se formuler ainsi : « L’épousera-t-elle oui ou non ? » Elle étant une charmante jeune fille de la haute noblesse écossaise, Elizabeth Bowes-Lyon, fille du comte de Strathmore, dont « Bertie[v]« était amoureux depuis deux ans mais qui ne semblait pas apprécier à sa juste valeur l’honneur qui lui était fait. Ce qui ne simplifiait pas la tâche à un prince plutôt séduisant mais si timide qu’il en bégayait. En outre, c’était un gaucher contrarié et il souffrait de maux d’estomac depuis l’enfance. Ces disgrâces ne le prédisposaient pas souvent à la gaieté alors que sa bien-aimée n’était que grâce, enjouement et joie de vivre.

– Il ne lui plaît pas, dit lady Danvers. On l’a bien vu en février dernier, au mariage de la princesse Mary où elle était demoiselle d’honneur. Je ne l’avais jamais vue si triste.

– Elle ne pourra cependant pas lui échapper ! assura lady Airlie qui était une proche amie de la Reine. Sa Majesté l’a choisie pour son fils et quand elle veut quelque chose...

– Pensez-vous vraiment qu’il serait souhaitable de forcer ainsi son consentement ? Je sais bien que sous son apparence renfermée, le prince est un charmant garçon et qu’il ferait tout pour rendre sa femme heureuse, mais une jeune fille est un être fragile...

– Pas Elizabeth ! protesta lady Airlie. Elle est forte au contraire. Sa santé morale égale sa santé physique et elle serait pour Albert une compagne parfaite.

– Je n’en disconviens pas et je serais tout à fait d’accord avec vous s’il s’agissait de l’héritier du trône, mais il y a peu de risque que le prince de Galles ne règne pas. Or il n’est pas marié et, dans ces conditions, il n’y a aucune raison de se précipiter pour caser le cadet. Croyez-moi, je viens d’avoir sous les yeux la preuve du désastre que peut causer un mariage où l’on a contraint une enfant de dix-neuf ans à épouser un homme qui ne lui convenait pas. Pourtant, Dieu sait que ce pauvre Eric Ferrals était profondément épris !