– Quel délicat vous faites ! C’est du tabac français ! Celui que, dans les tranchées, les soldats appelaient le « gros cul ». J’en ai pris le goût sur la Somme. Il vous réveille les idées d’un homme presque aussi bien qu’un bon whisky.

– Bon ! Mettons que j’exagère ! ... Mais si je comprends bien, voilà votre enquête terminée puisque les meurtriers sont morts ?

– Elle ne fait que commencer. C’est bien la preuve – mais nous n’en avons jamais douté ! -qu’ils étaient seulement des exécutants travaillant sur commande.

– Et vous pensez que Yuan Chang serait...

– Je ne pense rien du tout ! aboya soudain Warren. Je ne suis pas ici pour vous rendre des comptes. En revanche, j’ai pas mal de questions à vous poser : et d’abord que faisiez-vous chez Yuan Chang ?

– C’est tout simple : il est usurier mais aussi antiquaire comme moi. Dans ce métier on est toujours en chasse... fit Morosini avec désinvolture.

– Réellement ? Vous n’espériez pas, par hasard, apprendre quelque chose sur un certain diamant disparu ? ... Allons, prince, ne vous payez pas ma tête ! Et d’abord comment avez-vous découvert Yuan Chang ?

Morosini hésita un instant, juste le temps de se choisir un mensonge convenable.

– Les bruits courent, vous savez, depuis la mort de Harrison. Le Ritz est plein de gens venus à Londres pour la vente. Il y a aussi des journalistes et l’on a parlé des assassins, des Asiatiques à ce qu’il paraît. Quelqu’un a lancé alors le nom de Yuan Chang... Il était naturel de vouloir faire sa connaissance.

– Hum ! ... Il va bien falloir que je me contente de cette réponse même si elle ne me convainc pas. Laissez-moi vous dire ceci : j’ignore quel jeu vous jouez au juste mais je subodore que vous ne seriez pas fâché de mettre la main sur la Rose d’York. Alors – et je vous prie d’en prendre bonne note ! -je ne veux à aucun prix que vous vous mêliez d’une enquête qui est notre travail à nous ! Compris ?

– Je n’aurais garde ! fit Morosini qui commençait à se sentir excédé.

Entre Aronov qui voulait l’empêcher de s’occuper d’Anielka et ce flic acariâtre qui lui défendait de rechercher le diamant, la vie ne serait pas facile. Il allait falloir jouer aussi serré que possible...

– Vous devez tout de même prendre en considération ma position actuelle : je suis venu à Londres, en mission avec l’intention d’acheter la Rose pour un... très noble client dont je ne peux révéler le nom.

– Je ne vous le demande pas.

– C’est encore heureux que vous respectiez mon secret professionnel ! Comprenez cependant que je trouve désagréable de rester ici les bras croisés sans rien faire pour tenter de retrouver cette pierre chargée d’histoire !

– Si vous vous entêtez, vous risquez de vous retrouver dans la Tamise, un lacet au cou comme les frères Wu ou un couteau entre les épaules. À présent, si ça vous amuse... Mais changeons de sujet ! J’espérais votre visite hier soir après celle que vous avez rendue à Brixton. N’avez-vous rien à me dire ?

– Si, et je comptais bien vous en faire part aujourd’hui.

– Après votre balade dans Chinatown ? fit Warren narquois. Alors, que dit notre jolie veuve ?

Morosini restitua, en gros, le récit d’Anielka. Ce qui lui valut la satisfaction de voir s’arrondir davantage encore, s’il était possible, les yeux jaunes du ptérodactyle qui émit un léger sifflement :

– Ainsi, elle considérerait la prison comme un refuge contre des espèces de terroristes décidés à protéger l’un des leurs à tout prix ? C’est nouveau ça, et pas complètement idiot ! À condition, bien sûr, que ce soit vrai.

Ça, le prince-antiquaire en était moins sûr ! C’était même son tourment secret le plus aigu, mais comme il ne voulait à aucun prix évoquer ses conversations avec Wanda et John Sutton, il se garda bien d’y faire la moindre allusion et laissa passer les secondes. Warren, tirant furieusement sur sa pipe, semblait plongé dans un abîme de réflexions dont il émergea pour grommeler :

– Si vous voulez mon avis, je me demande si cette histoire rocambolesque n’a pas été forgée pour vos seules oreilles, mon cher prince. La vérité est peut-être plus simple et plus féminine : lady Ferrals a retrouvé son ancien amoureux et le feu mal éteint s’est réveillé. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux à Grosvenor Square mais je pencherais vers une aventure et maintenant, la belle Anielka aimerait bien parvenir à sauver elle-même et son amant.

– Elle n’hésite pourtant pas à le charger et à l’accuser du meurtre, fit sèchement Morosini.

– Alors pourquoi ne pas nous dire tout cela à nous ? Par crainte de vagues anarchistes polonais ? Un : je n’ai pas eu connaissance d’une cellule polonaise. S’il s’agissait de Russes il en irait autrement. Deux : nous possédons tous les moyens de protéger efficacement lady Ferrals jusqu’à la mise à l’ombre définitive de ce Ladislas et de sa bande. Enfin trois : elle aurait tort de croire que le comte Solmanski, son père, pourrait la tirer, sans une aide sérieuse, du mauvais pas dans lequel elle s’est mise.

– L’aide sérieuse elle l’aura : je lui ai conseillé de faire appel à sir Desmond Saint Albans.

– Espérons pour elle que vous serez écouté ! Ce dont je ne suis pas certain pour peu qu’elle entende parler des qualités de sir Desmond : elle aura du mal à lui cacher la vérité car, s’il s’entend si bien à cuisiner les témoins c’est d’abord parce qu’il commence par passer son client à un crible plein de pièges. Qu’elle le veuille ou non, il faudra qu’elle avoue ! Me voici arrivé ! ajouta Warren comme le taxi s’arrêtait devant le factionnaire de Scotland Yard. Merci de ce que vous m’avez appris. Comptez-vous rester à Londres quelque temps ? Si vous souhaitez attendre le procès, vos affaires risquent de péricliter.

– Pour l’instant, elles ne me causent d’autre souci que la disparition de la Rose d’York. Aussi vous comprendrez que je souhaite m’attarder encore un peu. Dans l’espoir, ajouta-t-il avec un sourire impertinent, de pouvoir assister à votre triomphe quand vous aurez récupéré la pierre. Ce dont je ne doute pas un instant !

– Moi non plus ! riposta l’autre du tac au tac. Cela nous donnera l’occasion de nous revoir.

La grimace qui accompagnait ce souhait pouvait passer à la rigueur pour un sourire. Pourtant, Aldo ne parvint pas à s’en convaincre. Cela ressemblait davantage à une menace.

Une lettre l’attendait à l’hôtel ; un billet plutôt, étant donné la brièveté du message, mais qui fit naître aussitôt dans son esprit un cortège de points d’interrogations.

« Lady B. a été transportée il y a quinze jours dans une maison de repos. Très discrètement, la famille ne tenant pas à donner la moindre publicité à un état mental regrettable. S.A. »

Dans ce cas, qui pouvait être la vieille dame que le malheureux Harrison avait accepté de recevoir pour qu’elle puisse contempler une gemme ancestrale ?


  Chapitre 5 Les invités de la Duchesse


Quand, annoncés par un valet, Aldo et Adalbert pénétrèrent dans le salon où la duchesse de Danvers réunissait ses invités avant le dîner, le premier fut pris d’une furieuse envie de tourner les talons et de se sauver le plus vite possible. Il n’était déjà pas très chaud en venant : l’idée de rencontrer une Américaine, richissime et insupportable en proportion, ne lui souriait guère mais quand il reconnut, du seuil, la femme qui bavardait avec leur hôtesse et lady Winfield sur un canapé Regency, il se retrouva au bord de la panique. Il s’arrêta net, amorçant déjà un mouvement tournant. Vidal-Pellicorne s’en inquiéta aussitôt :

– Ça ne va pas ? Qu’est-ce que tu as ? chuchota-t-il de profil.

– Je n’aurais jamais dû venir ! Il est probable que je vais passer l’une des plus mauvaises soirées de toute ma vie d’antiquaire.

– Désolé, mais il est trop tard pour filer. En effet, les noms ayant résonné grâce à la forte voix de l’annonceur, la vieille duchesse leur envoyait, à travers son face-à-main et la largeur de la pièce, un sourire ravi. Il fallut bien s’exécuter. Un instant plus tard – qui lui parut beaucoup trop court – Aldo s’inclinait sur les doigts de son hôtesse. Celle-ci annonçait déjà :

– Voilà celui que je vous ai promis, ma chère Ava ! Quant à vous, prince, je sais de lady Ribblesdale que vous vous êtes déjà rencontrés avant la guerre en Amérique.

– Lady Ribblesdale ? murmura Aldo l’œil interrogateur en saluant la dame. Il me semble me souvenir d’un autre nom. Inoubliable d’ailleurs... comme milady elle-même !

En effet, une dizaine d’années plus tôt et au cours d’un séjour estival à Newport, la station balnéaire des milliardaires new-yorkais, Morosini avait eu l’honneur d’être présenté à celle que l’on considérait comme la plus belle femme des États-Unis bien qu’elle eût dépassé la quarantaine : Ava Lowle Willing qui, en dépit du divorce prononcé deux ans plus tôt entre elle et John Astor IV, n’en continuait pas moins à se laisser appeler Mrs. Astor. A vrai dire, l’ex-mari ne possédait plus guère de moyens de l’en empêcher, en dépit du fait qu’il se fût remarié aussitôt : revenant de son voyage de noces en Europe, il avait eu la fâcheuse idée d’embarquer sur le Titanic et d’y trouver une mort de grand seigneur après avoir contraint sa jeune femme à prendre place sur un canot de sauvetage. Ava, mère de deux enfants par ailleurs mais ignorant totalement la jeune veuve, demeura Mrs. Astor comme avant.

Ravissante, douée d’une extrême séduction, elle n’en était pas moins une mégère au cœur sec n’ayant jamais aimé son mari ni d’ailleurs ses enfants et même pas ses amants. Elle ne s’intéressait qu’à sa propre personne. En outre, et malgré son appartenance à l’une des meilleures et des plus riches familles de Philadelphie – les Lowle Willing prétendaient descendre de quelques rois anglais et d’un souverain français ! – elle avait été affreusement gâtée donc mal élevée et, par malheur, il lui en restait quelque chose. Aldo se souvenait avec horreur d’un dîner chez les Vanderbilt où Ava, voisine d’une noble dame anglaise – ce qui lui déplaisait fort parce qu’elle préférait la compagnie des hommes – s’était écriée en quittant la table : « Je me demande où j’ai entendu dire que lady X... pouvait être amusante et spirituelle ! » D’où un froid glacial. Quant à lui-même, Ava s’obstinait à penser qu’il passait sa vie en équilibre sur une gondole à gratter de la guitare en chantant O sole mio ! Et à le lui seriner comme une excellente plaisanterie, ce qui avait le don de le mettre hors de lui.