Tout de suite, la voiture fut entourée d’une troupe de gamins qui l’environnèrent autour mais sans la toucher : les taxis étaient rares dans ce coin ; celui-là offrait un spectacle comme un autre. L’air charriait des odeurs de nourriture mêlées à celle de l’encens qui étouffaient assez bien l’éternelle puanteur de vase et de charbon.
Dans la boutique du prêteur, l’espace réservé aux clients était réduit par des comptoirs surmontés d’un grillage à travers lequel on pouvait voir des objets de toute sorte. Il y faisait si sombre qu’un bec de gaz était allumé bien qu’il fît jour, et sur tout cela régnait un Chinois entre deux âges à la mine maussade que le tintement des clochettes de la porte ne fit même pas tressaillir. Cependant, la vue de l’homme élégant qui venait d’entrer le convainquit de se mettre en mouvement. Il s’avança vers lui pour demander dans un anglais sifflant et après une série de courbettes en quoi une si misérable maison pouvait obliger l’honorable visiteur. Morosini laissa planer sur le décor poussiéreux un regard perplexe.
– On m’a dit que je pourrais trouver ici des antiquités intéressantes, mais je ne vois qu’une officine de prêt sur gages...
– Pour admirer les objets, par ici s’il vous plaît ! émit l’employé en relevant l’abattant qui unissait deux comptoirs et en relevant de l’autre main le rideau pendu dans un coin.
Ce que le visiteur découvrit au-delà du velours passé ne fut pas sans le surprendre : il s’agissait en effet d’un véritable magasin d’antiquités, sans aucun rapport avec le sien propre ou celui de son ami Gilles Vauxbrun à Paris, mais quelque chose d’assez honorable tout de même. Tout le fantastique panthéon hindou et extrême-oriental était là sous forme de multiples statues, quelques jolis bouddhas venus de Chine ou du Japon voisina avec des porcelaines translucides, des brûle-parfum où s’attardait l’odeur de l’encens, des candélabres de bronze, un gong de grande taille, des monstres grimaçants, gardiens habituels des portes du temple, des soieries, des éventails et une multitude de petits objets d’ivoire ou de pierre dure. Tout cela n’était pas très ancien, comme le découvrit l’œil exercé du prince-antiquaire, et la proximité de West et East India Docks devait y être pour quel que chose, mais l’ensemble était bien choisi et le procédés de vieillissement, destinés à conférer de siècles à la patine, point trop apparents. En outre quelques pièces semblaient authentiques.
Une voix au timbre un peu fêlé mais agréable et cultivée se fit alors entendre.
– Cette maison n’est pas facile à trouver. Il faut connaître... et je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer, monsieur. Qui donc vous envoie ici ?
Aldo ne douta pas un instant d’être en présence de Yuan Chang. C’était en effet un vieillard comme l’avait dit Bertram, petit et mince, presque frêle, mais il se dégageait de sa personne vêtue d’une longue robe de satin noir, sans autre ornement qu’un mince liséré d’or, une impression étonnante de vigueur. Un peu comme si l’on venait de planter dans le sol une lame d’épée et non un homme âgé au visage strié de rides multiples. Cela tenait peut-être à l’expression impérieuse des yeux noirs et brillants qui ne cillaient point. Aucun ornement annonçant un rang quelconque ne distinguait le bonnet de soie noire coiffant la tête blanchie. Pourtant, Morosini aurait juré que, dans son pays, Yuan Chang n’était pas un simple boutiquier. Au moins un lettré ! Peut-être un mandarin.
– La curiosité ainsi que l’amour des choses anciennes. Je suis moi-même antiquaire et je viens de Venise. Prince Morosini ! ajouta-t-il avec une légère inclination de la tête à laquelle le vieil homme répondit.
– L’honneur n’en est que plus grand mais, avec votre permission, je répéterai ma question : à qui en suis-je redevable ?
– Personne et tout le monde. Un simple propos de salon saisi au hasard d’une conversation mondaine et puis un autre entendu dans le hall d’un palace. Vous êtes, je pense, monsieur Yuan Chang ?
– J’aurais dû l’annoncer moi-même dès l’instant où vous vous présentiez, prince. Veuillez me pardonner car je viens de manquer aux usages. Puis-je maintenant demander ce que vous cherchez dans ce magasin indigne de vos regards ?
– Tout et rien. Allons, monsieur Yuan Chang, ne soyez pas trop modeste ! Vous passez pour un expert en matière d’antiquités asiatiques... et je vois ici parmi... je vous l’accorde bien des objets de valeur moyenne quelques pièces dignes d’un autre décor. Cette agrafe de bronze niellée d’or a dû voir le jour quelque part dans votre pays entre le Xe et le XIIe siècle, ajouta-t-il en se penchant sur un petit lion ailé posé sur une plaque de velours.
Yuan Chang ne songea même pas à cacher sa surprise.
– Mes sincères félicitations ! Etes-vous spécialiste en art de mon pays ?
– Pas vraiment, mais je m’intéresse aux bijoux anciens de quelque provenance qu’ils soient. C’est pourquoi je m’étonne que vous laissiez celui-ci sans autre protection ! N’importe qui pourrait le voler.
Un éclair brilla un instant sous les sourcils presque blancs.
– Personne n’oserait voler quoi que ce soit dans ma demeure. Et à propos de ce lion et au cas où il vous tenterait, j’ai le regret de vous apprendre qu’il est déjà vendu. Souhaitez-vous voir autre chose ?
– Je suis surtout attiré par les pierres. En fait, je me suis spécialisé dans les joyaux anciens... historiques de préférence. Auriez-vous quelque chose ? En jade par exemple ?
– Non. Je vous ai prévenu : en dépit de ce que l’on a pu vous dire ma maison est modeste et je...
Il n’acheva pas sa phrase. Des piaillements indignés s’élevaient de l’autre côté du rideau qu’une main énergique releva brusquement pour livrer passage au superintendant Warren en personne drapé dans son macfarlane et plus oiseau maléfique que jamais.
– Désolé d’entrer chez vous sans m’être annoncé et sans y mettre plus de formes, Yuan Chang, mais il faut que je vous parle.
Si le Chinois éprouva de la colère, le profond salut qui lui courba l’échine la dissimula. En revanche, l’entrée brutale du policier ne lui inspirait certainement aucune crainte. Ce qu’Aldo décela dans sa voix unie ressemblait beaucoup plus à de l’ironie.
– Qui suis-je pour que le célèbre superintendant Warren daigne salir ses souliers dans la poussière de ma misérable boutique ?
– L’heure n’est pas aux politesses fleuries, Yuan Chang. Vous avez raison de penser qu’il fallait un sujet grave pour que je vienne jusqu’ici. Monsieur, ajouta Warren en se tournant vers Morosini sans avoir fait mine de l’avoir reconnu, je suppose que le taxi qui stationne devant la porte est le vôtre. Puis-je vous demander d’aller m’y attendre ?
– Aurions-nous à parler ? fit Aldo avec une certaine hauteur ainsi qu’il convenait à son personnage actuel. Je ne suis qu’un simple client... éventuel.
– Sans doute, mais moi je suis un homme extrêmement curieux et aucun des clients de l’honorable Yuan Chang ne saurait me laisser indifférent. S’il vous plaît !
Il ouvrait le passage que Morosini fut bien obligé d’emprunter en dépit du fait qu’il grillait de curiosité. Il trouva dans la rue une puissante voiture noire et une autre plus petite, ainsi que de nouveaux attroupements de gamins, cette fois tenus à distance par deux policiers en civil dont l’un était l’inévitable inspecteur Pointer. Sans se presser, Aldo remonta en voiture.
– Où allons-nous ? demanda Harry Finch.
– On ne va nulle part, mon ami. On reste là. Le fonctionnaire de police qui vient d’entrer dans le magasin m’a demandé un petit entretien.
– C’est loin d’être n’importe qui : superintendant Warren, le meilleur « nez » de Scotland Yard ! Un dur à cuire s’il en est !
– J’ignorais ce détail. On dirait que ce Yuan Chang est quelqu’un d’important.
– Le roi de Chinatown, rien de moins. Son âme doit être aussi noire que sa robe mais personne n’a encore réussi à le prendre la main dans le sac. Il est plus malin qu’une portée de singes !
– On vient peut-être l’arrêter ? Ce déploiement de police...
– Faut rien exagérer ! Ils ne sont qu’une demi-douzaine. Et puis quand le Super se dérange, il ne vient jamais tout seul ni à bicyclette. Question de prestige ! Et ça compte, à Limehouse, le prestige !
L’attente se prolongea un grand quart d’heure, à la suite de quoi Warren reparut, dit quelques mots à l’oreille de son fidèle second, s’engouffra dans le taxi, ordonna à Finch de le ramener à Scotland Yard, ferma la vitre de séparation et, finalement, se carra confortablement dans un coin de la voiture.
– Causons à présent ! soupira-t-il. J’espère que vous serez plus bavard que ce rat de Pékin aux yeux obliques...
– Vous espériez vraiment le faire parler ? Et de quoi ?
– Je pourrais vous répondre qu’ici c’est moi qui pose les questions, mais comme je ne vois pas d’inconvénient à vous renseigner, je dirais que je n’espérais pas grand-chose. Je voulais voir comment il allait réagir à mes dernières nouvelles : ce matin à l’aube, la brigade fluviale de Wapping qui cherchait le bateau d’un trafiquant d’opium a repêché près de l’Ile aux Chiens les cadavres de deux Jaunes étranglés et ligotés. Ils ont été identifiés comme étant les frères Wu, et certainement les assassins du bijoutier Harrison.
La nouvelle était de taille et Morosini mit quelques secondes à en apprécier la saveur pendant que son compagnon tirait une pipe et une blague à tabac de ses poches, bourrait soigneusement la première et l’allumait avant de cracher un véritable torrent de fumée âcre. Aldo se mit à tousser :
– Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous mettez là-dedans ? De la bouse de vache ?
Le ptérodactyle se mit à rire.
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