Le journaliste haussa ses épaules dodues :

– J’en sais rien ! Ses yeux, je crois, quand il m’a dit que je pouvais lui faire confiance. D’ailleurs, il a tout lâché tout de suite : les meurtriers sont les frères Wu, Han et Yen. Ils travaillent de temps en temps aux West India Docks et fréquenteraient le Chrysanthème rouge, une maison de thé crasseuse située au bout de Limehouse Causeway.

– C’est déjà difficile à croire. Les hommes qui sont entrés chez Harrison étaient, d’après votre propre récit, élégants, bien habillés et dans une Daimler avec chauffeur.

– Vous ne pensez tout de même pas qu’ils travaillent pour leur propre compte ! s’insurgea Bertram qui enchaîna aussitôt sur le ton de la déclamation : « L’ornement c’est l’apparence de vérité que revêt un siècle perfide pour duper les plus sages... »

– C’est quoi, ça ? grogna Morosini agacé.

– Euh... Le Marchand de Venise, rôle de Bassanio, scène... je veux dire par là que seule l’apparence compte. Si celui qui les a envoyés le souhaitait, ils auraient mené train de prince, tout dockers qu’ils soient. Un homme riche qui règne sur les maisons de jeu et les fumeries d’opium clandestines. Autant dire sur tout le peuple coloré de l’East End. Des légendes courent même sur lui...

– Encore un homme invisible ? fit Aldo qui pensait à Simon Aronov avec une vague rancune.

– Pas du tout. Il s’appelle Yuan Chang et il tient une boutique de prêt sur gages et de brocante dans Pennyfields. Pour ce que j’en sais, il serait un vieillard sage, prudent, paisible, qui ne parle pas beaucoup. On dit qu’il est puissant, que sa fortune est grande et que la police le ménage parce qu’il lui arrive de rendre quelques services.

– Si c’est lui qui a commandité le meurtre de Harrison et volé le joyau, la police aurait tort de continuer à le protéger.

– J’ai dit la police, pas Scotland Yard. Ainsi je crois savoir que Warren donnerait cher pour le pincer en flagrant délit, mais faut pas rêver : ce n’est pas près d’arriver.

– Et si nous parvenons à capturer les frères Wu ?

– Ils ne parleront pas. Ils aimeront mieux se laisser passer la corde au cou plutôt que dénoncer leur patron parce qu’ils savent que ce serait le Paradis à côté du genre de mort que les gens de Yuan Ghang leur réserveraient s’ils avaient la langue trop longue.

Aldo chercha une cigarette, l’alluma et grogna :

– Dans ces conditions, qu’allons-nous faire à Limehouse ?

– C’est pourtant limpide, marmotta Adalbert. Essayer d’apprendre quelque chose sur la Rose d’York.

– C’est bien ce que je dis : c’est du temps perdu. Si comme nous le pensons elle est entre les mains de ce Chinois, il a dû la faire disparaître sans espoir de retour.

– C’est pas obligé ! s’écria Bertram. Le fameux diamant est sans intérêt pour Yuan Chang. On dit qu’il possède des trésors cachés mais qu’il ne s’occupe jamais que de pièces chinoises, mongoles, mandchoues, tout ce que vous voudrez ! Le Téméraire et même les rois d’Angleterre, ça ne représente rien du tout pour lui sinon des étrangers peu recommandables ! Il en a rien à faire de la Rose d’York ! Quant à travailler pour quelqu’un d’autre, européen ou américain, il faudrait vraiment qu’il y ait une raison exceptionnelle : même les joyaux de la Couronne ne le décideraient pas ! Evidemment, les frères Wu ont peut-être décidé, eux, de s’offrir un extra !

– Et voilà pourquoi votre fille est muette ! conclut Adalbert entre ses dents, avant d’ajouter : De toute façon, ça ne nous fera jamais qu’une soirée un peu pittoresque ! Demain on passera à un autre genre d’exercice...

En dînant, les deux amis s’étaient tracé une nouvelle ligne de conduite : se partager de fastidieuses recherches d’archives, en particulier à Somerset House où l’administration britannique de l’Enregistrement conserve les testaments, avec un soin particulier pour ceux de Nelson, de Newton et de William Shakespeare. Ou encore au Public Record Office, dans l’espoir insensé de trouver une trace de la vraie pierre mais sans se faire d’illusions : autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

À la hauteur de Stepney, on quitta Commercial Road pour plonger vers le sud. Le taxi cahotait à présent sur les pavés disjoints d’une rue étroite et sombre qui en rejoignait une autre, un peu plus large, nommée Narrow Street. À cet instant, le chauffeur du taxi saisit le tube acoustique permettant de converser avec l’intérieur de la voiture et déclara :

– J’ n’aime pas beaucoup c’ quartier, gentlemen ! Vous pensez en avoir pour longtemps ? C’est pas un endroit sain.

– On n’en sait rien ! répondit Bertram qui, assuré d’une escorte vigoureuse, devait se sentir l’âme d’un paladin. Est-ce que vous auriez peur ?

Le ton dédaigneux n’eut d’autre effet que de renforcer l’accent cockney du chauffeur qui devait avoir le cuir épais.

– Je n’ai aucune envie de rester seul dans ce coin pourri. On n’est plus en Angleterre ici, on est en Chine et un couteau entre les deux épaules ça ne me tente guère... Et puis vous êtes presque arrivés.

– On vous paiera triple course s’il le faut mais vous attendrez, dit sèchement Morosini. Quand nous serons à destination, vous rangerez votre voiture dans un endroit où elle n’attirera pas l’attention et vous patienterez. Vous ne serez pas longtemps seul ! ajouta-t-il avec un coup d’œil à Bertram qui soufflait dans ses mains en remontant les épaules comme si l’on était en plein hiver. Lui non plus ne devait pas se sentir très à son aise.

– Bon, d’accord ! fit l’autre de mauvaise grâce, mais vous êtes trois et j’aimerais bien qu’il y en ait un qui reste !

– Eh bien, dites donc ! grogna Adalbert. Si tous les Anglais étaient comme vous on n’aurait pas gagné la guerre !

Après avoir franchi le pont enjambant Regent’s Canal, le taxi s’arrêta un instant près de la Tamise tandis que Bertram descendait pour inspecter les alentours. La pluie ne tombait plus mais une brume en formation sur le fleuve menaçait de se changer en brouillard. À cause de l’humidité pénétrante, il faisait presque froid. L’air sentait le charbon, la tourbe, la vase surtout dont l’odeur épaisse envahissait tout. La marée approchait de l’étalé et le fleuve apparaissait comme une vaste étendue d’eau plate, où se reflétaient à peine les fanaux des bateaux à l’ancre. Les formes massives d’un train de péniches à l’arrêt, de quelques bateaux de commerce et de barges plus ou moins chargées surgissaient des écharpes d’un gris blanchâtre. La sirène d’un remorqueur trouait la nuit quand le journaliste revint dire qu’il y avait une petite impasse un peu avant le Chrysanthème rouge. Il s’offrit de guider le taxi tandis que ses deux compagnons mettaient pied à terre pour s’engager dans une ruelle où il n’y avait plus de pavés mais de la boue. Des constructions basses, lépreuses, la bordaient. L’une d’elles arborait une esquisse de toit retroussé à la mode asiatique, d’autres des panneaux portant des inscriptions chinoises dont l’élégance ne parvenait pas à ennoblir cette artère misérable.

De rares ombres passaient, furtives, à petits pas rapides, emballées dans de longs habits informes qui avaient l’air de prolonger le sol détrempé, cour-liant le dos dans le brouillard qui les avalait vite.

Par instants, la lueur diffuse d’un quinquet faisait luire une face jaune et il fut vite évident que l’unique centre d’activité de la rue nocturne était la taverne aux fenêtres éclairées mais tellement sales que la lumière intérieure les perçait à peine. Des silhouettes d’hommes ou de femmes – comment faire la différence dans cette obscurité ? – entraient ou sortaient. Mais il était tard déjà et elles se raréfiaient.

Le taxi dûment abrité et tous feux éteints, deux de ses occupants – Aldo et Bertram – en descendirent. Adalbert ayant accepté momentanément de tenir compagnie au craintif conducteur. Ils se dirigèrent vers la porte basse au-dessus de laquelle une lanterne rougeâtre grinçait en se balançant. À présent il n’y avait plus personne dans la rue.

Avant d’entrer, Morosini alla jeter un coup d’œil à travers celui des carreaux qui lui semblait le moins crasseux. À sa grande surprise, il constata que la salle basse, meublée d’un comptoir, de quelques tables en bois, et éclairée par des lampes à pétrole, était à peu près vide. Deux hommes étaient attablés dans un coin avec entre eux une théière et des bols. Derrière le comptoir un autre Chinois somnolait, les mains au fond de ses manches de cotonnade bleue.

Faisant un pas de côté, il fit signe à Bertram Cootes de regarder à son tour puis chuchota :

– Nous avons vu entrer au moins six personnes. Où sont-elles passées ?

– Il doit y avoir une autre salle. Derrière le rideau qu’on voit au fond, ou alors à la cave... Une fumerie peut-être, ou une salle de jeu. À moins que ce ne soit les deux !

– C’est ce que je pensais. Autrement rien ne s’expliquerait : il est à peu près aussi excitant qu’une salle d’attente de gare, votre Chrysanthème rouge...

– En tout cas une chose est certaine : les deux buveurs de thé ne sont pas les frères Wu ! Que fait-on à présent ?

– Rien ! On attend ! ... Vous êtes certain qu’il n’y a pas une autre issue ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas mon lieu de promenade préféré... Et si vous voulez attendre, on ferait peut-être mieux de s’écarter : quelqu’un peut venir et nous voir épier.

– Retournez à la voiture, fit Morosini agacé. Je vais voir s’il est possible de faire le tour de cette baraque.

Sans attendre la réponse, il s’enfonça un peu plus dans la rue, scrutant l’ombre dans l’espoir de découvrir un passage et, soudain, retint une exclamation satisfaite : à quelques mètres de la porte, un étroit boyau filait vers le fleuve qu’un vague reflet signalait. Il faisait noir dans cette espèce de crevasse mais ses yeux s’accoutumaient vite à l’obscurité. Marchant avec précaution et tâtant l’un des murs d’une main, il se dirigea vers le reflet.