– Votre envie d’être débarrassé de moi est transparente, mon cher prince ! Vous allez avoir toute satisfaction. Jusqu’au revoir ! ...

Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Un instant plus tard, ayant déposé son passager, la Daimler effectuait un impeccable demi-tour et s’éloignait sur l’asphalte mouillée dans un bruit de soie déchirée. Debout sur le trottoir sablé qui longeait Green Park, Morosini la regarda se fondre dans la nuit.

Dans le hall de l’hôtel régnait une agitation inhabituelle. La vente chez Sotheby’s venait d’avoir lieu mais, bien que proposant quelques pièces de valeur, elle s’était révélée plutôt décevante en raison de la dramatique disparition du joyau vedette. Aussi nombre d’amateurs étrangers descendus au

Ritz échangeaient-ils leurs impressions tout en se préparant au départ. L’opinion générale était la suivante : puisque nul ne savait quand reparaîtrait le diamant et si même on le retrouverait un jour, le mieux était de ne pas perdre plus de temps, de rentrer chacun chez soi et d’y attendre d’éventuelles nouvelles. Tout le monde parlait à la fois, la vaste salle brillante de lumières et si harmonieusement ornée de plantes vertes et de fleurs ressemblait à un jardin habité par une centaine d’oiseaux babillards.

Au milieu de cette foule, Adalbert Vidal-Pellicorne avait l’air de jouer les chefs d’orchestre. Il s’efforçait d’inciter ces messieurs à faire confiance à l’inégalable Scotland Yard qui ne désespérait pas, selon les derniers bruits, de remettre rapidement la main sur le bijou envolé. Cela, bien sûr, pour ceux qui venaient de loin : outre-Atlantique, Afrique du Sud, voire les Indes.

Debout au milieu d’un groupe de quatre personnes, il discourait avec une assurance qui amusa Aldo mais jugeant que son ami perdait son temps, il le rejoignit et l’entraîna à l’écart, non sans avoir distribué avec nonchalance excuses et saluts.

– Qu’est-ce qui te prend de vouloir à tout prix que ces gens restent là ? Tu défends les intérêts de la maison Sotheby’s à présent ?

– Pas du tout ! Je défends les nôtres : tant qu’il croira qu’une meute importante est prête à se jeter sur la fausse pierre, le propriétaire de la vraie ne sera pas tranquille. Il croira que la presse cache des informations et se laissera peut-être aller à un faux pas... Tu as eu tort de ne pas me laisser continuer...

– Ne dis pas de sottises ! Tous ces gens sont sans intérêt, même s’ils sont très riches !

– Ah, tu crois ça ? ... Regarde un peu celui qui se dirige en ce moment vers les ascenseurs... ce grand type habillé de gris qui ressemblerait assez à un clergyman s’il n’était si élégant. Sais-tu qui il est ?

– Comment veux-tu ? Je ne suis pas devin. Avec un large sourire, Adalbert, la mine gourmande, détailla alors :

– C’est un banquier suisse, mon cher, un Zurichois dont tu connais très bien la femme. Un peu trop bien même.

– Moritz Kledermann ? C’est lui ?

– En personne ! Et habité par ce qu’il considérait comme un devoir sacré : rapporter dans son pays la pierre du Téméraire indûment subtilisée jadis aux cantons par la rapacité de Bâle ! Autant dire qu’il était prêt à payer le prix fort !

Morosini ne répondit pas : il examinait avec attention le personnage qui, à quelques pas de lui, attendait calmement l’ascenseur en pensant qu’il ne l’imaginait pas du tout comme ce quinquagénaire aux traits fins et intelligents sous un grand front dont les cheveux, d’un blond grisonnant, se retiraient en découvrant un crâne puissamment modelé. Sans s’être jamais beaucoup soucié de ce que pouvait être le mari de son ancienne maîtresse, il le croyait plus lourd, plus massif, plus... suisse ! En vérité, Dianora n’avait pas, en l’épousant, fait preuve de mauvais goût ! Cet homme avait autant d’allure sinon plus que la plupart des gentlemen présents.

– Dire qu’il pourrait être mon beau-père ! pensa-t-il amusé en se souvenant de la proposition matrimoniale de son notaire vénitien au jour de son retour à Venise après la guerre. Si sa fille lui ressemble, j’ai peut-être eu tort de ne pas au moins demander à la voir...

– Tu veux que je te le présente ? proposa Vidal-Pellicorne qui jouissait de la surprise de son ami.

– Surtout pas ! Il est seul ici ? ajouta Morosini saisi d’une soudaine inquiétude.

– Seul ! Réfléchis un peu : si la belle Dianora était au Ritz ou même simplement à Londres, ça se saurait ! Elle n’est pas femme à laisser sa lumière sous le boisseau. Maintenant, dis-moi un peu comment s’est passée ta visite à la prison.

– Bien... Enfin, à peu près, mais j’ai vu beaucoup plus de monde que tu ne l’imagines. Après Anielka, j’ai rencontré Wanda sa femme de chambre et j’ai rendu visite à John Sutton. Et tous trois m’ont donné des récits si différents que je ne sais plus trop où j’en suis. Pour finir j’ai fait une promenade en voiture avec Simon Aronov.

– Il est ici ?

– On dirait. Il m’a enlevé dans une voiture verte conduite par un chauffeur coréen. Selon lui c’était pour mon bien et il m’a littéralement lavé la tête. Ce qu’il veut, c’est que je cesse de m’occuper de l’affaire Ferrals.

– Il n’a pas tort. Ce n’est jamais bon de courir deux lièvres à la fois. Mais viens me raconter tout ça au bar en buvant quelque chose de réconfortant ! Tu es trempé. Et tu n’as pas l’air bien.

Avec une délicatesse quasi paternelle, Adalbert aida son ami à ôter son vêtement mouillé qu’il remit à un valet, avant de l’emmener dans un coin tranquille.

– Raconte ! dit-il après avoir passé commande au barman.

Quand ce fut fini, il considéra Morosini d’un œil perplexe puis, repoussant la mèche blonde qui s’obstinait à lui retomber sur le nez :

– Qu’est-ce que tu éprouves ? demanda-t-il. Aldo, qui buvait distraitement son whisky, haussa les épaules, le regard ailleurs.

– Je n’en sais rien... sinon peut-être une grande fatigue.

– Alors, si tu veux m’en croire, suis le conseil de Simon. Pour être ainsi sorti de l’ombre, il faut que tu l’inquiètes et je ne suis pas loin de partager son souci. Tu n’as aucun moyen de voler au secours de la belle captive. En revanche, Warren n’en manque pas. Raconte-lui ton entrevue puis laisse-le chercher le Polonais. Si tu t’en mêles, tu risques d’intervenir à contretemps dans son enquête.

Tout cela était marqué au coin de la saine raison. Morosini en convint volontiers : il promit de laisser les investigations policières suivre leur cours sans intervenir.

– Bravo ! s’écria Adalbert tout sourire retrouvé en choquant son verre contre celui de son ami. Pour la peine, je vais te procurer de la distraction : cette nuit, nous allons jouer Shakespeare chez les Chinois !

– Les Chinois ? D’où sors-tu cette idée ? C’est encore Bertram ?

– Exactement ! Il croit avoir une piste mais il aimerait bien que nous allions l’explorer avec lui.

– Pourquoi ? Il a peur ?

– Mm... C’est un peu ça. Essaie de comprendre : Cootes est un garçon normalement courageux dans la plupart des circonstances mais il a des Chinois une frousse horrible. La seule idée de tomber dans leurs pattes lui donne la nausée : il se voit déjà soumis à l’un de leurs mille supplices tellement ingénieux ; livré aux rats, par exemple, ou découpé vivant en menus morceaux par un couteau savant. Alors, aller traîner seul et de nuit à Lime-house, leur quartier, ça ne lui dit rien du tout.

Aldo se mit à rire.

– Le fait est que cela n’a rien de réjouissant. On le retrouve où ?

– Dans un bistrot du Strand où il a ses habitudes. En attendant, je te propose un bon dîner pour aborder l’aventure en pleine forme. Ici de préférence où l’on n’a rien à craindre de la nourriture.

– Excellente idée ! On va aller se changer.

– Pendant que j’y pense et à propos de nourriture, nous sommes invités après-demain soir chez la duchesse de Danvers. Enfin, toi tu es invité : elle désire te présenter à une amie américaine qui veut te rencontrer et comme c’est une femme bien élevée, elle m’a convié aussi. Je te servirai de suivante ! conclut-il avec sa bonne humeur habituelle.

Morosini qui était en train d’achever son whisky fit la grimace :

– Une Américaine ? L’idée ne m’enchante guère. La plupart de ces gens-là possèdent beaucoup d’argent mais assez peu de goût. Et quand il s’agit d’antiquités, ils mélangent tout.

– Bof ! Tu ne risques pas grand-chose. Une femme ? Elle veut sûrement te parler bijoux. Ça m’étonnerait qu’elle te demande une commode Louis-XV. Et puis, je serai assez content de passer une soirée dans la haute aristocratie anglaise. C’est un milieu que je connais peu... ou pas du tout !

– Toi, tu serais snob ?

– Pas vraiment, mais je t’avoue que le voisinage d’un palais royal, d’une cour, d’un apparat que nous ne connaissons plus m’émoustille. Ça change agréablement de nos ministres qui ont toujours l’air de porter le deuil. Sans compter que les réceptions à l’Elysée sont accablantes...

– Je ne vais pas te refuser ce plaisir. On ira !


  Chapitre 4 Chinatown


– ... alors ce gosse m’a dit : « Si vous me donnez dix livres, je vous dirai où vous pourrez trouver les assassins du bijoutier. » Dix livres ! Où voulait-il que je les trouve ? Alors j’ai pensé à sir Vidal – le reste du nom ne devait pas passer facilement et fut avalé – et je suis venu le demander à votre hôtel. Par chance il était là : ces gens de la réception ont une façon de vous regarder comme si vous étiez une épluchure oubliée par la femme de ménage ! Mais le gosse a eu ses dix livres et moi mon renseignement.

Assis en lapin au fond du taxi entre Adalbert et Aldo, Bertram Cootes donnait ses sources.

– Dix livres c’est déjà une somme, observa Morosini. Qu’est-ce qui vous faisait croire que le gamin ne vous menait pas en bateau ?