– Si vous le connaissiez, vous ne penseriez pas une telle abomination. C’est le cœur le plus généreux qui soit, un vrai paladin qui a voué sa vie à la liberté de son pays, la vraie liberté, et au soulagement des misères dont souffre le peuple polonais. Croyez-moi, il fera ce qu’il faut en temps voulu. Il suffit d’un peu de patience...

Morosini eut une moue dubitative. Il fallait avoir la foi du charbonnier pour être ainsi persuadée des pures intentions d’un homme qu’Anielka présentait comme un maître chanteur. Il renonça.

Le reste du voyage se déroula dans un silence meublé par le chuchotement de Wanda qui priait, mais quand on fut en vue de l’hôtel Ferrals, Aldo déclara :

– Avant que nous ne nous quittions, sachez ceci : je tiens, moi, à sauver votre maîtresse. D’abord parce que je la crois innocente, ensuite parce que je l’aime. Au cas ou j’aurais besoin de votre aide, puis-je faire appel à vous ?

Immédiatement, Wanda fut toute contrition :

– Oh, pardonnez-moi ! J’avais oublié que vous l’aimiez vous aussi et j’ai dû vous faire mal mais, bien sûr, je suis prête à vous aider. Si vous voulez me parler, je vais chaque matin entendre la messe de neuf heures à l’église de l’Oratoire, près du Victoria and Albert Museum. Ce n’est pas trop loin pour moi alors que l’église polonaise est dans une banlieue. Elle vous plaira : c’est une église italienne, je crois. Il n’y a pas trop de monde et on peut y parler tranquillement. Et puis, à la messe, on se trouve sous le regard de Dieu ! ajouta Wanda en pointant un doigt sentencieux vers le plafond de la voiture.

– C’est parfait mais si, d’autre part, vous souhaitiez me dire quelque chose, vous pouvez laisser un message à l’hôtel Ritz. Je vous écris le numéro ici, fit-il en arrachant une page de son calepin pour inscrire les chiffres annoncés.

Le taxi s’étant arrêté, Wanda allait descendre quand Morosini la retint :

– Encore un mot ! Ne vous étonnez pas si, d’ici un quart d’heure, je viens sonner à cette porte. Ce ne sera pas pour vous. Je désire avoir un entretien avec Mr. Sutton.

– Vous voulez lui parler ? gémit la femme soudain inquiète. Mais de quoi ?

– Gela, ma chère, c’est mon affaire. J’ai une ou deux questions à lui poser.

– Il ne vous recevra pas.

– Ce serait maladroit. De toute façon, je ne risque rien. Rentrez ! Je vais faire un tour et je reviens.

Un quart d’heure plus tard, en effet, un maître d’hôtel au visage glacé ouvrait devant lui la maison de feu Eric Ferrals puis l’abandonnait momentanément au pied d’une belle ellipse d’escalier qu’il gravit en annonçant qu’il allait s’assurer que Mr. Sutton pouvait recevoir un visiteur. Lequel fut bien obligé d’attendre en compagnie d’une collection de bustes romains aux yeux aveugles, d’un sarcophage byzantin et d’un vase à ablutions en bronze qui avait dû voir le jour quelque part du côté de Pékin. La demeure londonienne du marchand d’armes ressemblait beaucoup à celle du parc Monceau mais en plus sinistre encore si cela était possible, la pompeuse lourdeur du style géorgien qui régnait là n’arrangeant rien. On devait étouffer facilement dans cette atmosphère habillée de lourdes passementeries et de velours chocolat.

C’était à peine plus gai dans le petit bureau où Aldo fut introduit quelques instants plus tard. Et encore, uniquement grâce à la marée de papiers couvrant la table de travail et à la puissante lampe qui les éclairait. Alentour un bataillon de classeurs vert foncé occultaient les murs. Planté au milieu comme le gardien d’un temple, vêtu de noir de la tête aux pieds, John Sutton attendait son visiteur.

Le silence qui régnait dans l’hôtel était impressionnant. Pas un bruit, pas un froissement, pas un chuchotement ! Même le feu de charbon qui brûlait dans la cheminée se taisait comme si un craquement ou une étincelle eussent été sacrilèges.

Le secrétaire s’inclina à l’entrée de Morosini, se déclara enchanté de le revoir en pleine forme – il n’avait pas eu ce plaisir depuis la fameuse nuit où Aldo était venu prendre, rue Alfred-de-Vigny, la rançon d’Anielka et la Rolls-Royce – et ajouta, en lui désignant un siège, qu’il considérerait comme une faveur s’il pouvait lui être d’une quelconque utilité.

Morosini s’assit en prenant grand soin du pli de son pantalon, contempla un instant le jeune homme tout en cherchant une cigarette qu’il tapota sur la surface brillante de son étui d’or.

– Je suis venu vous poser une question, monsieur Sutton ! dit-il enfin.

– On m’en a déjà posé beaucoup depuis quelques jours.

– Je serais assez surpris que l’on vous ait posé celle-ci : dites-moi pourquoi vous semblez tenir à ce que lady Ferrals soit pendue haut et court ?

Avant d’ouvrir la bouche, Aldo s’était préparé à toute sorte de réactions sauf à celle qui vint. John Sutton soutint son regard sans manifester la moindre émotion puis répondit d’une voix douce :

– Mais parce qu’elle ne mérite rien d’autre. C’est une meurtrière de la pire espèce qui a prémédité son crime.

Et il sourit, ce qui contraignit Morosini à maîtriser une violente réaction de son sang latin. Pour y arriver, il alluma sa cigarette et en tira une bouffée qu’il envoya vers le plafond gaufré.

– Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ? demanda-t-il d’une voix parfaitement unie. Possédez-vous des preuves ?

– Palpables, non ! La seule qui eût été déterminante – le sachet de papier qui avait contenu le poison – a disparu miraculeusement, jeté sans doute au feu par une main diligente. Seulement j’ai vu, j’ai entendu et c’est pourquoi je n’ai pas eu un instant d’hésitation pour porter mon accusation. Il est possible que cela vous cause beaucoup de peine, prince, mais croyez-moi, le doute n’est pas permis : elle est coupable !

– Je n’aurai aucune raison d’infirmer vos convictions dès l’instant où vous aurez bien voulu me confier ce que vous avez vu et entendu. Vous étiez, je pense, très attaché à sir Eric ?

– Très ! Dès ma sortie d’Oxford je suis entré à son secrétariat et ne l’ai plus quitté.

– Vous n’êtes pas très vieux. Cela ne doit pas faire un grand laps de temps ?

– Trois ans, mais avec un homme de sa qualité quelques semaines auraient suffi.

– Peut-être ! ... Je n’ai pas eu le privilège de le fréquenter bien longtemps, outre que nous nous trouvions opposés dans certaine affaire dont vous avez eu connaissance. Je n’en reviens pas moins à ma question d’il y a un instant : qu’avez-vous vu et entendu ?

– Vous y tenez ? En ce cas, il me faut d’abord vous apprendre que, depuis deux mois environ, nous avions engagé un serviteur polonais...

– Passons ce détail ! C’est Sa Grâce la duchesse de Danvers qui m’a raconté la soirée tragique : elle m’a parlé de ce serviteur qui s’est envolé dans la nature...

– Ce détail, comme vous dites, ne manquait pas d’importance. Vous l’admettrez volontiers quand je vous aurai dit que j’ai surpris lady Ferrals dans ses bras...

– Dans ses bras ? ... Êtes-vous bien sûr de ne pas... dramatiser la situation ?

– Jugez vous-même ! C’était il y a trois semaines environ. Sir Eric dînait ce soir-là chez le Lord-Maire et je m’étais rendu au ballet à Covent Garden. Comme je possède ma propre clef, je suis rentré sans faire de bruit et même sans allumer. Je connais si bien cette maison que cet exercice m’est familier. D’autant que sir Eric détestait que mes rentrées nocturnes ne soient pas discrètes. Je montai donc l’escalier quand j’ai entendu un rire, des chuchotements. Cela venait de chez lady Ferrals et j’ai constaté alors que la porte de son boudoir était entrebâillée. La lumière qui en sortait était faible mais suffisante pour que je puisse voir ce Stanislas sortir sur la pointe des pieds. Au moment où il se glissait hors de la pièce, lady Ferrals l’a suivi jusqu’au seuil et là ils se sont embrassés... passionnément avant qu’il ne la repousse avec douceur pour la faire rentrer... Sutton s’arrêta, prit deux ou trois fortes inspirations puis jeta, laissant percer sa colère :

– J’ajoute qu’elle était à peu près nue. Si toutefois on peut appeler vêtement le chiffon de linon blanc qu’elle portait... Voilà pour ce que j’ai vu ! Je ne vous cache pas qu’ensuite je les ai épiés...

– Et pour ce que vous avez entendu ? émit péniblement Aldo dont la gorge venait de sécher.

– Beaucoup de choses dont je n’ai pas compris un mot parce qu’ils parlaient leur langue natale et que je n’y connais rien. Sauf une fois... Une seule

où je l’ai entendue, elle, lui dire : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi, toi, le premier... » C’était quatre jours avant la mort de sir Eric.

– Et c’est ce que vous avez raconté à la police ?

– Naturellement. Qu’elle ait eu l’audace d’introduire son amant dans cette maison, c’était déjà difficile à supporter. Cependant, j’avais choisi de ne pas parler, d’attendre que la vérité saute aux yeux de sir Eric, ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Mais quand je l’ai vu mourir, lui, presque à mes pieds, il ne m’était plus possible de me taire. J’aurais voulu la tuer de mes propres mains !

Il y eut un silence. Morosini ne savait plus trop que penser. Cette version se rapprochait de celle de Wanda, trop dévouée à Anielka pour qu’on pût la suspecter vraiment. D’autre part, elle était tellement éloignée de celle de la jeune femme ! ... De sa propre expérience, il savait qu’Anielka pouvait manier le mensonge avec un certain talent mais, à ce point-là, c’était difficile à admettre. Il décida alors de pousser Sutton dans ses retranchements.

– Pour éprouver tant de... colère il faut que vous ayez beaucoup aimé sir Eric... ou alors que votre haine envers sa femme – car vous la haïssez, n’est-ce pas ? – vienne du fait que vous étiez amoureux d’elle et qu’elle vous aurait repoussé.