– Peut-être John Sutton, le brillant, le dévoué secrétaire d’Eric, celui qui n’a pas hésité à m’accuser du crime dès qu’il a vu son maître s’abattre sur le sol. Il me hait.

– Pour quelle raison ? Que lui avez-vous fait ?

– Je l’ai giflé. C’est, il me semble, la réaction normale d’une femme honnête quand un homme la pousse dans un coin en lui prenant les seins et en l’embrassant dans le cou...

Aldo savait depuis longtemps que la jeune Polonaise ne mâchait pas ses mots et possédait le talent des évocations précises. Celle-ci, cependant, lui arracha une grimace de dégoût. Le souvenir qu’il gardait du secrétaire, toujours d’une parfaite correction, ne correspondait guère à cette soudaine image relevant du répertoire d’un satyre, mais il savait que sous la glace britannique se cachaient parfois d’étranges pulsions volcaniques.

– Il est amoureux de vous ?

– Si l’on peut appeler ça ainsi ! Il y a longtemps que je sais qu’il a envie de coucher avec moi.

– L’avez-vous dit à votre mari ?

– Il m’a traitée de folle et n’a fait qu’en rire.

Son attachement pour ce... domestique dépassait les bornes permises. Je crois qu’il aurait préféré se couper un bras plutôt que s’en séparer. Sans doute existait-il entre eux un cadavre quelconque bien caché dans une armoire...

– Les cadavres, ma chère, sir Eric, en bon marchand d’armes, en avait trop sur la conscience pour tenir compte d’un isolé. Et si vous me parliez à présent de ce serviteur polonais que vous avez fait entrer à votre service ?

De pâle, la jeune femme devint soudain très rouge et détourna la tête.

– Comment savez-vous ça ?

Aldo lui sourit avec une grande gentillesse.

– On dirait que vous n’avez pas perdu cette bonne habitude de répondre à une question par une autre. Je le sais, voilà tout !

Mais comme elle restait muette, cherchant peut-être une nouvelle attaque, il reprit :

– Parlez-moi un peu de ce Stanislas... ou bien dirons-nous Ladislas ?

Les yeux de la jeune femme s’agrandirent et ce qu’il y lut ressemblait à de l’épouvante :

– Vous êtes le Diable ! souffla-t-elle.

– Pas vraiment... ou alors un brave homme de diable tout à votre service. Voyons, Anielka, cessez de vous méfier et dites-moi comment vous en êtes arrivée à introduire votre ancien amoureux dans la maison de votre époux !

Elle détourna la tête mais, dans la triste lumière de cet endroit lugubre, il vit une larme perler à ses cils.

– Amoureux ? L’a-t-il seulement jamais été ? J’en doute beaucoup à présent... comme je doute aussi de ce grand amour que vous prétendiez éprouver pour moi.

– Laissons cela de côté pour l’instant, si vous le voulez bien ! coupa doucement Morosini. Ce n’est pas moi qui, dans la maison du Vésinet, ai choisi de tomber dans les bras de sir Eric.

– Il venait de me sauver et je n’avais pas le choix. Comme je n’ai pas eu le choix avec Ladislas lorsque je l’ai rencontré dans Hyde Park où d’ailleurs il m’attendait...

– Comment pouvait-il savoir que vous y seriez ? Personne n’ignore à présent que les parcs ont votre prédilection, mais pourquoi celui-là ? Ce ne sont pas les jardins qui manquent à Londres.

– Non, mais j’y faisais chaque matin une promenade à cheval.

– Seule ?

– Bien sûr, seule ! Je n’aime pas être accompagnée, j’aurais trop l’impression d’être surveillée. Oh, évidemment, je rencontrais toujours des gens de connaissance, mais j’arrivais assez bien à m’en débarrasser.

– On dirait que ça n’a pas marché avec Ladislas. Je suppose d’ailleurs que l’effet de surprise a dû jouer en sa faveur ?

– En effet. D’autant qu’il est sorti d’un buisson, presque dans les jambes de ma jument, et que j’ai failli vider les étriers.

– Étiez-vous contente de le revoir ?

– Sur le moment, oui... Il m’apportait l’air de mon cher pays et aussi le souvenir des premières amours. C’est quelque chose qui compte pour une femme...

– Pour un homme aussi. Mais vous venez de dire : sur le moment. Cela n’a pas duré ?

– Non. J’ai vite compris que j’avais devant moi un adversaire, pour ne pas dire un ennemi. Oh, il s’est d’abord montré aimable. À sa façon bien sûr. Il disait qu’il n’était venu en Angleterre que pour me retrouver, que c’était trop bête de s’être quittés comme nous l’avions fait...

– Il désirait reprendre vos relations d’autrefois ?

– Pas vraiment. Ce qu’il exigeait – car il exigea très vite ! – c’était que je l’introduise dans l’entourage de mon époux. Il s’est déclaré indigné que j’aie pu devenir la femme d’un trafiquant d’armes mais il comptait surtout s’en servir pour « sa cause ». En fait, ce sont ses compagnons anarchistes qui l’ont envoyé ici avec de faux papiers et un but bien précis : obtenir de l’argent pour leur révolution. Il leur était apparu comme une idée d’une sublime drôlerie de tirer ces subsides d’un marchand de canons. Ils voulaient aussi des armes.

Aldo tira son étui à cigarettes de sa poche, en offrit une à la jeune femme avant de se servir et d’allumer les deux minces rouleaux de tabac.

– C’est une histoire de fous, dites-moi ! Il voulait que vous voliez pour lui donner...

– Non, je vous l’ai dit. Tout ce qu’il demandait c’était d’entrer au service d’Eric. Il se faisait fort, une fois dans la place, de trouver lui-même ce qu’il espérait.

– Et pourquoi avoir accepté ? Vous n’aviez, il me semble, qu’une attitude convenable à adopter : remonter en selle – car je suppose que vous aviez mis pied à terre ? — et tirer votre révérence en lançant votre cheval à fond de train.

– J’aurais bien aimé. Seulement c’était impossible. Vous devez vous douter que Ladislas ne m’a pas abordée sans avoir protégé ses arrières.

– Du chantage ?

– Naturellement. Quand on est jeune et que l’on aime pour la première fois, il arrive que l’on se montre imprudent. Ce fut mon cas. J’ai écrit des lettres...

– Déplorable manie et qui vous coûte parfois très cher, à vous autres femmes ! Et il voulait en faire quoi de ces lettres ? Les montrer à Ferrals ? Il n’était pas idiot et devait bien se douter que vous aviez eu jadis quelque amourette ? En outre, ça n’est jamais bien méchant des lettres de jeune fille...

– Les miennes pouvaient l’être. J’avais une telle confiance en Ladislas que je lui ai raconté tout du long les plans de mon père pour obliger Eric à m’épouser.

– Oh, que je n’aime pas ça ! émit Morosini avec une grimace.

– Il y a pis encore. À cette époque, j’étais assez acquise aux idées de Ladislas et de son groupe. Je voulais qu’il reste au moins mon amant.

– Parce qu’il était votre amant ? lâcha Aldo abasourdi.

Le regard qu’elle leva sur lui était un poème de candeur :

– Plus ou moins... oui. Et comme je tenais à le garder – je crois vous en avoir donné la preuve à deux reprises – j’ai donné des assurances, promis mon aide pour... comment disaient Ladislas et ses amis ? ... ah oui : plumer le gros pigeon capitaliste. Vous imaginez l’effet d’une telle correspondance sur mon mari ?

– J’imagine très bien ! La suite aussi d’ailleurs : vous avez dû émouvoir Ferrals avec la triste histoire d’un cousin à vous tombé dans la misère et retrouvé par miracle...

– C’est presque ça : j’ai dit qu’il était le fils de ma nourrice et on lui a offert tout de suite une place de valet.

– On se croirait dans un roman. Les nourrices y sont toujours pourvues de rejetons aussi encombrants et dévoyés que pittoresques ! Et, bien entendu, c’est lui qui a tué !

– Bien entendu. C’était sans doute le but recherché mais l’on s’était bien gardé de m’en informer.

– Mais sacrebleu ! Pourquoi n’avoir pas tout raconté à la police au lieu de vous laisser arrêter, emprisonner ? À ce moment-là, les dénonciations du secrétaire se seraient trouvées bien atténuées.

– C’était impossible ! Je ne pouvais pas faire ça sans risquer ma vie. Comprenez donc ! Ladislas n’est pas venu seul en Angleterre. Il a des compagnons... une cellule comme il disait, chargée de veiller sur lui, de récupérer ce qu’il rapporterait et de l’aider à fuir en cas de danger. Et moi, j’étais bien prévenue : dans ce cas-là je ne devais rien dire qui puisse mettre la police sur sa trace sinon...

– Sinon vous n’aviez à attendre ni pitié ni merci, dit lentement Aldo. Vous seriez condamnée à mort d’office.

– C’est bien ça. Et puis, voyez-vous, je me suis dit qu’au moins en prison je n’aurais rien à craindre de personne. Je serais protégée.

– Sauf de la corde qui vous guette ! Mais, malheureuse, comprenez enfin que si l’on ne met pas la main sur le vrai meurtrier, vous risquez tout simplement d’être pendue ! ...

– Non, je ne crois pas. Mon père va rentrer d’Amérique. Il saura me défendre. Mieux que le jeune imbécile qui remplaçait sir Geoffrey Harden. Il trouvera quelqu’un de bien.

– À ce propos, dit Aldo en tirant un papier de sa poche, on m’a recommandé un avocat très habile et très combatif. Son nom et son adresse sont inscrits ici...

– Qui vous l’a recommandé ?

– Si étrange que cela puisse vous paraître, c’est un haut fonctionnaire de police. Il se trouve que je connais un peu sir Desmond Saint Albans, et qu’il ne m’inspire pas une grande sympathie, mais il paraît que, la perruque sur la tête, c’est un champion qui s’accroche à sa cause comme un chien à son os. Afin d’être complet, j’ajoute qu’il vous coûtera cher, mais ça en vaut peut-être la peine...

Elle prit le papier, le lut et le garda dans sa main.

– Merci, dit-elle. Je vais le demander. L’argent importe peu.

La geôlière entra à cet instant :

– Le temps qui vous est imparti est écoulé, sir...