Juliette Benzoni
La Princesse mandchoue
« On ne peut marcher en regardant les étoiles avec une pierre dans son soulier. »
PROLOGUE
Juillet 1918, en gare de Châlons-sur-Marne…
Le train sanitaire allait bientôt partir. Il alignait le long d’un quai ses vingt-trois voitures frappées de la Croix-Rouge dans lesquelles les brancardiers embarquaient les blessés avec des soins pieux avant de les confier au personnel médical qui allait s’occuper d’eux jusqu’à Lyon.
La journée avait été chaude, accablante même. Un orage qui éclata vers cinq heures apporta cependant une fraîcheur appréciée de tous. On respirait enfin et, même si l’on s’épongeait encore le visage ou le cou, la bonne humeur revenait. Le spectacle de la gare où voltigeaient les voiles blancs des infirmières était presque joli. D’ailleurs, on commençait à espérer que la grande tuerie tirait à sa fin. L’entrée massive des États-Unis dans la guerre changeait la face des choses en apportant aux Alliés un soutien important. Un moment, pourtant, on crut que tout était perdu : la Grosse Bertha tirait sur Paris et les Allemands campaient à soixante kilomètres de la capitale. Le 15 juillet, ils franchissaient la rivière pour laquelle on s’était déjà tant battu quand eut lieu la seconde victoire de la Marne : sous les ordres de Foch, généralissime de toutes les armées alliées, les généraux Gouraud, Pétain et Mangin rejetaient Ludendorff bien au-delà des positions occupées jusque-là. Les blessés que l’on emmenait étaient ceux laissés à terre par la vague furieuse de la bataille mais l’espoir revenait et c’était bien le meilleur des médicaments…
Pas vraiment pour le lieutenant Pierre Bault dont on emportait à présent la civière hors de la gare. De l’espoir, il ne lui en restait plus et, même à cet instant, il regrettait de n’être pas resté dans la terre crayeuse de Champagne. Sa manche gauche vide et la douleur qu’il éprouvait à cause d’une blessure à la poitrine le rangeaient au nombre des infirmes. À quarante-six ans, il allait être retranché à tout jamais de cette vie active qu’il aimait tant. Les galons d’officier et les flatteuses décorations épinglées sur sa vieille vareuse ne représentaient qu’une faible consolation en face d’une brutale réalité : il ne pourrait plus assumer son travail d’autrefois à bord des grands trains de luxe dont il gardait la nostalgie, et l’idée de se trouver désormais calfeutré dans un bureau lui donnait la nausée. C’était cela, pourtant, qu’on lui offrirait après la guerre. En admettant qu’on lui offrît quelque chose…
Tout de même, lorsqu’on arriva au train, il se souleva un peu pour voir dans quoi on allait l’installer et il eut un sourire : le « sanitaire » comportait quelques-uns de ces wagons-hôpital construits avant les hostilités mais il y avait aussi des fourgons et une ancienne voiture-restaurant dont la provenance ne pouvait tromper un œil aussi habitué que le sien : ils venaient tout droit de son cher Méditerranée-Express.
Cela lui fit chaud au cœur bien que, jusqu’au cataclysme d’août 1914, il lui fût arrivé de servir dans d’autres trains – Orient-Express ou Nord-Express ! – mais il les aimait tellement moins !
On le porta dans l’une de ces voitures aveugles dont l’éclairage et l’aération se faisaient par le toit et qui, de l’extérieur, ressemblaient plutôt à des wagons à bestiaux. Huit lits superposés deux par deux occupaient les angles dans le sens de la longueur. On le déposa sur une couchette du bas puis les brancardiers s’écartèrent.
— Bon voyage, mon lieutenant ! Vous allez guérir à présent.
— Si vous avez une recette pour me rendre mon bras, les gars, vous devriez me la donner ! Merci tout de même. Tenez ! Allez boire un coup à ma santé !
Il leur tendit quelques pièces prises dans la poche de sa veste posée auprès de lui. Ils remercièrent, saluèrent avec ensemble et s’en allèrent chercher d’autres brancards. À cet instant, une infirmière apparut à l’autre bout du wagon – ceux-ci étaient reliés entre eux par des plates-formes couvertes – et resta là. Elle parlait avec un médecin-major et le cœur de Bault manqua s’arrêter : cette silhouette mince, ce visage étroit à la peau mate, ces pommettes hautes, ces yeux sombres… Le nom vint tout seul à ses lèvres : Orchidée !… Se pouvait-il qu’elle fût là, dans ce train alors que…
Sa pensée n’acheva pas la phrase que déjà il appelait :
— Mademoiselle !... Mademoiselle !
Elle se retourna, vit cet homme si pâle qui tendait vers elle son unique main et, s’excusant d’un sourire auprès du docteur, elle vint à lui.
— Vous désirez quelque chose, lieutenant ?
Quand elle approcha le mirage s’effaça et Pierre regretta de l’avoir appelée. Elle ne ressemblait pas vraiment à sa belle princesse mandchoue. C’était une mauvaise copie… et même elle avait un furieux accent champenois ! Cependant, pour ne pas l’avoir dérangée pour rien, il se plaignit doucement de la soif et aussi d’avoir la tête trop basse.
Elle lui donna un autre oreiller, promit de revenir avec de l’eau dès le départ du train puis s’écarta pour faire place aux brancardiers qui transportaient une autre civière.
Pierre Bault ferma les yeux, peut-être pour empêcher une larme de couler. Quelle folie d’avoir cru un instant qu’elle pouvait être revenue, elle, la seule qu’il eût aimée parmi ces trois femmes dont, en quittant Paris quatre ans plus tôt, il emportait le souvenir avec lui comme on emporte une fleur séchée dans le repli d’un portefeuille. Elles étaient sa jeunesse et la jeunesse ne se recommence pas. Toutefois il est doux d’y revenir aux heures sombres de la vie et Pierre savait qu’il demanderait encore à ces ombres légères d’illuminer les jours qui lui restaient à vivre.
Le train démarra sans qu’il eût seulement entendu le sifflet du chef de gare. Le convoi courait à présent vers la nuit. Pierre se laissa bercer un moment par le balancement familier, par le rythme des boggies qui lui avait tellement manqué. C’était bon tout de même cette impression de rentrer chez soi…
L’infirmière revint avec de l’eau fraîche. Elle souleva le blessé pour l’aider à boire et ses gestes étaient sûrs et doux mais l’odeur qui émanait d’elle était faite de savon de Marseille et d’antiseptique et n’évoquait en rien les senteurs exquises des belles voyageuses d’autrefois. Moins encore le parfum légèrement vanillé de l’orchidée.
Lorsqu’elle le reposa sur l’oreiller, Pierre la remercia en évitant de la regarder : il avait des heures devant lui pour laisser venir l’image de sa princesse et il refusait les comparaisons. À nouveau, il ferma les yeux parce que c’était le seul moyen de « la » revoir encore…
Première partie
LE TRAIN
CHAPITRE PREMIER
UN ÉCHO DU PASSÉ...
L’angoisse !… Depuis des heures elle ne lâchait plus Orchidée. Elle l’avait tenaillée tout le long du jour, dans la salle de bains comme a la table de la salle à manger où elle la narguait, assise sur la chaise que le départ d’Édouard laissait vide. Incapable d’avaler quoi que ce soit et pensant lui échapper, Orchidée finit par se réfugier dans son lit devenu beaucoup trop grand mais le génie des pensées noires l’y attendait perché sur le pied d’acajou, ses griffes cachées sous ses ailes poisseuses, en guettant sa proie de son petit œil rond et méchant. Comment trouver le sommeil dans de telles conditions ?
Pour la troisième fois, la jeune femme ralluma sa lampe de chevet. Dans l’espoir de calmer son cœur qui battait pesamment, elle but un peu d’eau de fleur d’oranger sucrée mais elle aurait pu en boire tout un tonneau sans obtenir le moindre réconfort.
En désespoir de cause, elle se leva, enfila une robe de chambre et se rendit dans le bureau de son mari. Là, il lui sembla qu’elle respirait un peu mieux. L’odeur attardée du tabac anglais et celle, plus subtile, du cuir de Russie l’enveloppèrent à la manière de ces moustiquaires sous lesquelles, par les grandes chaleurs d’Extrême-Orient, on s’embarque comme sur un bateau de sauvetage et hors de portée des piqûres, des morsures, des formes suscitées par le clair de lune et de toutes les autres menaces de la nuit. La grande pièce habillée de livres qui servait aussi de bibliothèque lui parut amicale et même rassurante.
Elle alla ouvrir une fenêtre et prit deux ou trois respirations profondes comme Huang Lian-shengmu, la « Mère sacrée du Lotus jaune », lui avait enseigné jadis à le faire pour prendre haleine après un effort. La nuit de janvier était glaciale. Sous la lumière blême dispensée par les « papillons » à gaz des réverbères, l’avenue Velazquez montrait de dangereuses plaques noires et verglacées entre des dentelures sales de neige durcie. Les arbres réduits à des squelettes dessinés à l’encre de Chine semblaient à jamais figés dans leur nudité. Comment croire qu’un printemps pourrait réussir à faire resurgir de tendres pousses vertes de cet enchevêtrement presque minéral ? Comment croire que l’insouciant bonheur de ces quatre années écoulées pourrait refleurir après le passage de la lettre ?
Reprise par sa frayeur, Orchidée referma la fenêtre, tira les rideaux de velours et s’y adossa, considérant la grande pièce, jusque-là familière et chaleureuse, avec un sourd désespoir. Privée de la présence d’Édouard, elle revêtait tout à coup un aspect inconnu et vaguement menaçant, comme si la science et la culture d’Occident tapies derrière les centaines de reliures fauves frappées d’or éteint se dressaient soudain en face de l’intruse et formaient une infranchissable muraille au-delà de laquelle Édouard s’éloignait lentement, inexorablement. Et cela c’était l’ouvrage de la lettre…
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