Vingt fois peut-être Orchidée l’avait relue sans autre résultat que la savoir par cœur.

« Le fils du prince Kung attend toujours l’épouse choisie dès sa naissance pour entrer dans sa maison sous le voile rouge de l’hyménée. Patient et magnanime, il n’a jamais cessé de croire que les dieux sauraient te ramener un jour, cependant il estime que ce jour ne saurait tarder davantage. Tu dois rentrer. Néanmoins, si son noble cœur est prêt à oublier des années où ton esprit s’est égaré loin de la terre des ancêtres, il ne peut fléchir sans ton aide le juste courroux de notre souveraine gravement offensée par ta trahison. Pour qu’elle t’ouvre à nouveau des bras maternels il faut que tu t’engages avec loyauté sur le chemin de la pénitence en rapportant avec toi un gage de repentir.

« Près de ta demeure il y a celle d’un de ces voyageurs barbares et sans honneur qui tirent gloire d’avoir pillé les trésors des pays du Soleil Levant et de notre magnifique empire. Parmi ceux-ci un objet en particulier a une valeur sacrée aux yeux de Ts’eu-hi : l’agrafe de manteau du grand empereur Kien-Long volée jadis par un soudard franc durant le pillage du Yuan-ming-yuan[1]. Reprends ce qui nous a été dérobé et elle t’accueillera de nouveau comme sa fille. Il est temps d’oublier tes folies et de songer à ton devoir. Le 25e jour de ce mois, un navire nommé Hoogly quittera le port de Marseille pour Saigon d’où l’on te ramènera à Pékin. Ta place y sera retenue sous le nom de Mme Wu-Fang.

« Si, la veille, tu quittes Paris par le train que l’on appelle Méditerranée-Express, tu arriveras à point nommé et le guide chargé de te ramener t’attendra en gare.

« Tu dois obéir, princesse Dou-Wan, si tu veux voir se lever encore de nombreux soleils et si tu aimes assez ton ravisseur barbare pour souhaiter qu’il atteigne un jour la sage vieillesse… »

La « Mère sacrée du Lotus jaune » signait cette menace qu’il convenait de considérer avec respect car la vieille guerrière ne négligeait jamais rien et savait le poids des mots même s’il lui arrivait rarement de les employer. Ce message était sans doute le plus long qu’elle eût écrit de sa main, ce dont Orchidée doutait un peu. Les termes occidentaux prenaient sous son pinceau quelque chose d’incongru, de gênant. Il était déjà assez étrange d’apprendre que la demi-sœur du prince Tuan traquait à présent l’ennemi occidental sur son propre territoire.

Princesse Dou-Wan ! Orchidée ne répondait plus à ce nom depuis bien longtemps ! Exactement depuis ce jour, vieux de cinq ans, où Ts’eu-hi décidait qu’une Altesse, associée à une fille du peuple, quitterait la Cité Interdite et ses robes de satin pour s’infiltrer au cœur même du quartier des Légations, mêlée à la tourbe terrifiée des adorateurs chinois d’un dieu nommé Christ qui se pressait déjà pour demander aux armes des Blancs de la défendre du juste courroux des « Poings de Justice et de Concorde ». Il est vrai qu’il s’agissait d’une affaire grave : l’homme que l’Impératrice tenait pour le plus cher à son cœur, son cousin le prince Jong-Lu dont on chuchotait qu’il avait été son amant, cet homme entre tous aimé s’était oublié jusqu’à offrir à une jeune barbare dont il convoitait le corps blême le talisman offert autrefois par sa souveraine afin de le protéger de la mauvaise chance et des esprits néfastes. Il fallait impérativement retrouver le joyau et punir de mort celle qui osait s’en parer.

Le souvenir de l’instant où elle s’était trouvée investie de cette mission, Orchidée l’avait enfoui assez profondément dans sa mémoire pour espérer l’oublier. Il aurait dû normalement s’y dissoudre sans risque de troubler le cours harmonieux des jours. Ce qu’il n’avait pas fait. À présent, il reparaissait cruel et mordant comme une épine que l’on n’a pas extirpée et qui commence à pourrir. Orchidée aimait jadis l’Impératrice et sans doute l’aimait-elle encore. Avec le temps, seul subsistait le souvenir de ses bienfaits.

La scène se passait dans les jardins du palais, à l’ombre du temple appelé Tour de la Pluie et des Fleurs dont le toit rayonnait, soutenu par des piliers d’or enlacés de dragons. Ts’eu-hi se tenait assise sur un banc auprès d’un buisson de jasmin dont quelques blancs pétales s’étaient posés sur le satin abricot de sa robe. Elle ne faisait pas un geste et gardait le silence mais des larmes lentes glissaient sur ses joues. C’était la première fois que sa jeune compagne la voyait pleurer et ce désespoir muet la bouleversa. S’agenouillant sur le sable violet de l’allée, elle demanda humblement s’il était en son pouvoir d’apporter un adoucissement à tant de douleur. Ts’eu-hi, alors, soupira :

— La paix n’habitera plus mon cœur tant que le Lotus de jade ne sera pas revenu entre mes mains. Veux-tu m’aider à le retrouver ?

— Je n’ai aucun pouvoir, Vénérable…

— C’est une grande erreur. Tu possèdes celui que donnent la jeunesse, l’intelligence, l’agilité et l’adresse. La maîtresse des « Lanternes rouges » que j’ai appelée ce matin a déjà établi un plan. Elle propose, pour sa réalisation, une de ses filles nommée Pivoine. La connais-tu ?

— Je la connais. C’est peut-être la meilleure d’entre nous. Elle est habile à tous les exercices du corps mais aussi astucieuse, cruelle et sans aucun scrupule. Puis-je dire que je ne l’aime pas ?

L’Impératrice tira de sa manche un mouchoir de soie et tamponna d’un geste gracieux les pleurs qui s’attardaient sur son visage artistement peint. Ensuite, elle sourit :

— Tu le peux. Cependant, j’aimerais que tu l’accompagnes dans sa mission justement parce qu’elle est sans scrupules et ne m’inspire pas vraiment confiance. En outre, le Lotus ne saurait me revenir sur des mains vulgaires. Les tiennes me conviennent beaucoup mieux et comme tu as voulu, pour me servir, suivre l’entraînement des « Lanternes rouges », il me semble que le moment est venu de prouver ta valeur. En outre, tu es de sang impérial.

En effet, petite-fille d’une sœur de l’empereur Hien-Fong et orpheline dès sa naissance, Dou-Wan, recueillie par l’Impératrice qui s’était attachée à elle, en avait reçu des soins et une éducation dignes de son rang sous les toits précieux de la Cité Interdite qui, à ses yeux d’enfant, représentait la divine perfection et la suprême sérénité. L’immense assemblage de palais, de temples, de cours et de jardins gardés par les hautes murailles d’un beau rouge violacé n’était-il pas le centre du monde puisque le Fils du Ciel y respirait ? De surcroît, il ne pouvait exister, sur la terre, de lieu plus noble, plus pur ni d’une perfection aussi achevée que ce microcosme où, depuis des siècles, les grands empereurs se plaisaient à rassembler les plus nobles œuvres d’art et à les préserver de toute souillure extérieure grâce aux remparts et aux guerriers armés qui y veillaient jour et nuit.

Pendant des années, l’enfant n’imagina pas qu’il pût exister un autre univers. On lui apprit à lire dans le Livre des Métamorphoses puis à se servir d’un pinceau pour reproduire les grands textes et traduire sa pensée en caractères élégants ; on lui enseigna la poésie et aussi l’art délicat de la peinture ainsi qu’elle en avait exprimé le désir après avoir admiré certaines œuvres de Ts’eu-hi, son modèle en toute chose. D’ailleurs n’eût-elle été si haute dame que l’impératrice de Chine aurait pu prendre place sur les bancs de la Commission Impériale des Examens pour y siéger au milieu des mandarins les plus lettrés car elle possédait une connaissance approfondie des Analectes de Confucius, pouvait réciter par cœur les plus beaux poèmes T’ang de Tu Fu et de Po Chou-I et connaissait mieux que quiconque l’histoire de l’Empire.

Dou-Wan apprit aussi la musique, la danse et les mille et un secrets de la parure féminine sans d’ailleurs y attacher autant d’importance que les autres dames de la Cour : si elle prenait plaisir à composer chaque jour sur sa personne un ensemble harmonieux, c’était surtout pour la satisfaction de ses propres yeux et ceux de sa souveraine, non dans l’espoir d’attirer le regard d’un homme. Aucun de ceux qu’elle pouvait apercevoir et qui n’étaient guère nombreux en dehors des eunuques et des vieillards ne réussit à faire battre son cœur sur un rythme plus vif que d’habitude. Les joies mystérieuses de l’amour qui faisaient si facilement glousser les autres femmes à l’abri de leurs éventails ne la tentaient vraiment pas.

Elle se savait promise depuis l’enfance à l’un des fils du prince Kung, le conseiller le plus écouté de l’Impératrice, mais cette idée ne la troublait pas. Lorsque le temps viendrait, elle se soumettrait à ce qui était son devoir et rien d’autre. Dans son for intérieur, Dou-Wan enviait la vie sans entraves des hommes. Toute petite déjà, elle rêvait d’être un garçon afin de pouvoir pratiquer les exercices du corps et la science des armes et, surtout, vivre dans le vaste monde.

Ts’eu-hi sut deviner qu’une âme d’amazone habitait cette jolie créature. Amusée, elle lui fit donner des leçons de gymnastique, d’équitation, d’escrime et de tir à l’arc. À dix-sept ans, la jeune princesse était capable de se mesurer à un guerrier de son âge.

C’est alors qu’un vent de haine soufflé par les Boxers se leva contre les Barbares blancs dont les diplomates, les religieux et les marchands s’implantaient en Chine de plus en plus nombreux sous prétexte d’offrir leurs dieux et les bienfaits de l’Occident. Tout de suite, les hommes au turban rouge qui se disaient invulnérables même aux balles des fusils attirèrent des adeptes. Leur chef, le prince Tuan, cousin de l’Empereur, sut s’attirer le soutien de Ts’eu-hi qui voyait dans ce soulèvement une réponse aux prières vengeresses qu’elle ne cessait d’adresser au Ciel depuis le sac du Palais d’Été, son paradis personnel.

Emportée par le même enthousiasme, la demi-sœur de Tuan se donna le nom de « Mère sacrée du Lotus jaune » et embrigada des jeunes femmes et des jeunes filles. Tout naturellement Dou-Wan voulut s’engager sous la bannière des « Lanternes rouges ».