— On dirait que ce bijou vous pose un problème ? remarqua Masha qui l’observait. Il paraîtrait qu’il aurait appartenu à Napoléon…
Ce fut le déclic. Aldo revit soudain les planches publiées en 1887 par les journaux français au moment de la vente insensée des Joyaux de la Couronne de France ordonnée par un gouvernement républicain trop stupide pour comprendre que ce trésor appartenait au peuple français, souverain normal en démocratie, et que ses élus fugaces n’avaient pas le droit d’en disposer. Il revit surtout certain devant de corsage en diamant et perles qui avait orné les robes somptueuses de l’impératrice Eugénie : un joyau imposant qui descendait en pointe sur la poitrine et que terminait – prodigieux point d’orgue ! – une énorme perle coiffée de diamants…
— La « Régente » ! exhala-t-il enfin. On disait que l’acheteur était un grand-duc ou un prince russe mais je n’ai jamais su vraiment ce qu’elle était devenue…
— Piotr le sait et c’est lui qui me l’a raconté quand nous l’avons retrouvé, il y a un mois, à demi mort de misère sur le bord de la Seine à Boulogne-Billancourt.
— Pourquoi Boulogne-Billancourt ?
— Parce que beaucoup de Russes émigrés s’y sont installés. À l’usine Renault il y a de grands seigneurs qui travaillent les mains dans le cambouis… Il espérait y retrouver son ancien… maître.
Elle avait craché le dernier mot comme s’il lui empoisonnait la bouche. Les tziganes, c’est bien connu, ne se reconnaissent d’autre maître que Dieu. Comme toute société normalement constituée ils ont des chefs, un roi qui est l’un des leurs et dont le rôle est plus consultatif qu’autoritaire. Mais rien qui évoque un servage quelconque.
— Et qui était cet… employeur ? fit Morosini, diplomate.
— Le prince Félix Youssoupoff, le neveu du tsar par mariage… Celui qui a tué Raspoutine !
— Oh, je vois ! Et que faisait-il chez lui ?
— C’était son valet !
Et cette fois Masha cracha pour de bon avant d’ajouter :
— C’est pourquoi nous l’avions rejeté de la tribu. Un vrai tzigane ne saurait être le valet de qui que ce soit ! Mais le prince Félix était extrêmement beau. Il était fabuleusement riche et très séduisant parce que c’était un artiste. À Saint-Pétersbourg il venait souvent chez nous. Il jouait de la guitare, il chantait, il dansait avec nous. Je reconnais bien volontiers qu’il dégageait une sorte de charme étrangement attirant. Pour les hommes aussi bien que pour les femmes d’ailleurs. Piotr a été… envoûté par lui et l’a suivi dans son palais de la Moïka…
— Comme valet, vous êtes sûre ? demanda Morosini devant qui ce bref récit ouvrait des horizons un rien équivoques.
Masha saisit sa pensée pour s’en indigner :
— Pas comme amant, si c’est à cela que vous pensez ! Avant son mariage, je ne dis pas, mais depuis qu’il a épousé la princesse Irina, Youssoupoff lui est resté fidèle, du moins je crois, ajouta-t-elle prudente. Il faut dire aussi qu’elle est belle comme la Péri, la fée des eaux de la Volga.
— Ne les connaissant pas, je ne peux vous donner tort. Voilà donc votre Piotr chez Youssoupoff. Et après ?
— Après ? Nous n’avons plus rien su de lui jusqu’à ce matin des bords de la Seine. Nous avons subi une révolution, vous savez ? ajouta-t-elle narquoise.
Elle commençait à agacer Aldo qui haussa les épaules :
— Je suis au courant, merci ! J’ai des amis russes. Revenons-en au bord de l’eau si vous le voulez bien. Vous avez donc recueilli l’enfant prodigue et lui avez pardonné ?
— Moi seule… parce qu’il est mon petit frère et que je n’ai jamais pu m’empêcher de l’aimer… quoi qu’il ait fait. Les autres, les hommes, n’ont rien voulu entendre : pour eux ce n’était plus un « rom ». Cependant, ils m’ont laissé les mains libres en se contentant de dire qu’à condition de ne pas leur en parler je pouvais faire ce que je voulais… Alors je m’en suis occupée. Je connaissais cette maison. La propriétaire est une femme que j’ai connue en Russie. Elle faisait partie d’un cirque où elle était danseuse de corde, mais elle en est revenue avec une petite fortune qu’elle tenait d’un riche marchand de fourrures tombé amoureux d’elle. Nous étions et nous sommes toujours amies. Je suis allée la voir et, quand Piotr est sorti de l’hôpital, je l’ai installé ici ; j’ai veillé à ce qu’il ne manque de rien jusqu’à ce qu’il soit assez solide pour mener à bien ses propres affaires.
— Qui sont ?
— Vendre ceci le plus cher possible afin d’avoir assez d’argent pour faire sortir de Russie la fille qu’il aime. C’est possible si l’on en a les moyens et si l’on connaît la bonne filière.
— Autrement dit : ça coûte une fortune et on arrive à moitié mort ?
— Pas tout à fait. Lui n’avait rien et il a pris des risques insensés pour arriver jusqu’ici avec cette perle. Il a subi tout ça par amour pour elle… et je ne suis pas certaine qu’elle le mérite.
— Parce que ce n’est pas une « rom » ?
— S’il n’y avait que cela ! soupira Masha en haussant ses épaules dodues. Mais surtout elle ne vaut pas cher. Elle s’appelle Tania Radoff. C’est une chanteuse, pas vilaine d’ailleurs, et elle a fourré dans la tête de cet imbécile de l’emmener en Amérique où, sans aucun doute, tous deux feraient fortune. Je sais bien ce qu’elle y ferait en Amérique : elle trouverait un autre imbécile, riche celui-là, et elle laisserait tomber Piotr…
— On ne peut pas dire qu’elle vous inspire un enthousiasme délirant, ironisa Morosini, mais c’est souvent le lot des belles-sœurs. Cela dit, qu’en faisons-nous ? ajouta-t-il, élevant sur sa paume la fabuleuse perle endiamantée. On la remet à sa place ?
— Vous êtes fou ? Pour qu’elle tombe dans les mains de n’importe qui ? Elle est arrivée là où elle devait aller : chez un connaisseur doublé d’un marchand honnête… Du moins vous en avez la réputation ! Mettez-la en lieu sûr et voyez ce que vous pouvez faire !
— Pour qui ? Vous oubliez qu’on vient d’enlever votre petit frère et certainement pas pour l’emmener souper aux Halles ! En ce moment même il passe peut-être de fort désagréables moments…
— Taisez-vous ! Vous croyez que je n’y pense pas ? gronda la tzigane.
— Ça n’a jamais fait de mal à personne de voir les choses en face et d’en tirer une conclusion. Les forces humaines ayant des limites il se peut que Piotr craque, avoue où il a caché le bijou. La suite logique…
— Il a déjà été torturé et il n’a pas parlé…
— Je vous répète que les forces ont des limites. La suite logique veut que les ravisseurs se précipitent ici pour voir s’il leur a dit la vérité. S’ils ne trouvent rien, ils recommenceront à le questionner et cette fois la mort sera au bout du chemin…
Masha détourna les yeux et se mit à tourner en rond en resserrant le châle bariolé autour de sa vaste personne.
— S’ils ont la perle ils le tueront quand même ! murmura-t-elle.
— Vous avez peut-être raison, mais nous pouvons peut-être essayer de les faire payer. Voici ce que nous allons faire…
— Vous avez une idée ?
— Elle vaut ce qu’elle vaut ! D’abord, remettre cette boîte à sa place. Après l’avoir vidée de son contenu, se hâta-t-il d’ajouter pour couper court à toute protestation. Ensuite vous allez repartir avec le taxi qui doit commencer à s’impatienter. Prenez de quoi le payer, fit-il en sortant quelques billets de son portefeuille.
— Et vous ? Vous rentrez à pied ?
— Moi je ne rentre pas. Je vais attendre.
— Ici ? Pour vous faire enlever ?
— Aucun goût pour ça ! Je vais demander l’hospitalité à l’expéditionnaire de chez Dufayel qui ne résistera certainement pas à un gros billet et je serai très bien pour voir la suite…
— Et vous ferez quoi, tout seul ? Ils peuvent revenir plus nombreux !
— Vous voulez vous décider à prévenir la police ?
— Surtout pas ! Ces gens-là n’ont jamais compris le russe !
— Alors faites ce que je dis et d’abord disparaissez ! Tant que le taxi restera planté devant la maison, personne ne s’y risquera… Ah, j’oubliais ! J’habite momentanément au Ritz et j’aimerais avoir votre adresse.
Tout en parlant, il glissait la « Régente » dans la poche de son smoking, puis, après avoir choisi dans les cendres un morceau de bois non brûlé ayant à peu près la même taille et la même forme, il refit soigneusement le petit paquet d’ouate, non sans dommages pour son impeccable pantalon noir, ses mains et les manchettes de sa chemise blanche.
— Partez maintenant ! ordonna-t-il à Masha qui glissait un morceau de papier avec son adresse dans la même poche que la perle.
Elle obéit en silence. Seules les marches de l’escalier grincèrent sous son poids. Pendant ce temps Morosini s’époussetait de son mieux puis se lavait les mains au robinet du palier et se les essuyait avec une serviette trouvée par terre. Après quoi il alla frapper à l’autre porte.
Elle s’ouvrit instantanément. Intrigué au plus haut point par ce qui se passait chez son voisin d’en face, Théodule Mermet n’avait pas dû bouger de là et quand cet homme si élégant lui demanda la permission de rester chez lui quelques heures, il accepta avec l’enthousiasme de quelqu’un qui flaire un peu de sensationnel dans un univers gris et morne. Empressé, il fit les honneurs d’un logement exigu respirant l’ordre et la propreté, résolument à l’opposé du capharnaüm de l’autre côté. Rien n’y manquait :ni la salle à manger Henri II en provenance directe de chez Dufayel, ni l’aspidistra en pot, ni le fauteuil Voltaire orné d’une têtière au crochet disposé près de la fenêtre, ni la mince tranche d’arbre peinte représentant les bains de mer de Granville, ni quelques photos jaunies dans des cadres en laiton. Dans la minuscule chambre attenante – elle aussi de chez Dufayel ! – une grande armoire à glace voisinait avec une table de nuit occupée par une lampe Pigeon et un lit défait à propos duquel Théodule Mermet s’excusa : il n’avait pas eu le courage de s’y remettre après ce qui venait de se produire.
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