Au prix d’un effort, Aldo écarta le tendre et absorbant souvenir de sa petite famille pour se consacrer à son ami Vauxbrun et se laisser conduire, ce soir, au Schéhérazade.

À présent il s’y trouvait et le regrettait, ne parvenant guère à s’intéresser aux nouvelles amours de Gilles tout en admettant que l’endroit était agréable et la fille qui l’attirait, fort belle : la peau cuivrée, les yeux ardents, elle avait de longs cheveux d’ébène qui tombaient en lourdes tresses brillantes, retenues par des bagues d’or jusqu’à ses seins que l’on devinait libres sous le satin rouge et noir du corsage resserré à la taille, comme la longue jupe ample, par une ceinture d’orfèvrerie. Des bracelets d’or et d’argent tintaient à ses poignets minces, de longs colliers barbares pendaient à son cou et il émanait de son corps svelte bien qu’épanoui une sensualité indéniable. Elle était la plus attirante du groupe – sa famille – composé de six violons, de deux guitares et d’une autre chanteuse. Pas belle celle-là, nettement plus âgée, trop grosse avec une peau luisante, une grande bouche rouge et de petits yeux noirs, pourtant c’était elle la vedette parce qu’elle possédait une voix envoûtante, ample, chaude, un peu rauque à travers laquelle, en dépit de la langue ignorée, passaient toute la magie des routes interminables, des grands espaces balayés par le vent et la passion d’un peuple qui se voulait libre, cachant ses douleurs sous des cris d’orgueil et une dérision sensible aux seuls initiés. À travers leurs chants, les « roms » ne s’adressaient qu’aux roms. Les autres, les « gadgés », n’ayant droit qu’à une ironie subtile dont ils n’avaient pas la moindre idée…

Pour sa part, Morosini avait admiré en connaisseur la beauté de la jeune Varvara mais seule la grosse chanteuse retint son intérêt. En bon Italien, il était sensible aux belles voix et celle-ci possédait quelque chose d’exceptionnel, de jamais entendu et tant qu’elle chanta Aldo oublia son ennui. Sa chanson terminée, elle alluma une longue cigarette puis alla s’adosser nonchalamment à l’un des piliers et se mit à fumer sans plus accorder d’attention à la salle, le regard perdu dans les volutes bleues qu’exhalait sa bouche.

Les violons faisaient rage mais c’était maintenant le tour des deux guitaristes et ils se levèrent sans cesser de jouer pour accompagner tout autour de la piste la belle Varvara qui s’était mise à danser. Une danse étrange où les jambes se contentaient de faire avancer le corps sur une cadence rapide sans que les pieds quittent le sol. En fait c’était avec son buste que cette fille dansait, la tête rejetée en arrière et les bras pendants tandis que seuls s’agitaient ses épaules et ses seins.

Elle avait l’air de s’offrir à quelque amant invisible et c’était incroyablement excitant. Gilles Vauxbrun devint rouge brique et passa un doigt nerveux dans son faux-col qui semblait tout à coup le gêner.

Soudain les deux guitaristes se mirent à chanter tandis que la danseuse se déchaînait et, les bras levés, se mettait à tourbillonner dans l’envol de ses jupes en martelant la cadence de ses talons. L’attention de toute la salle était concentrée sur elle. Morosini regardait comme les autres quand il entendit murmurer :

— Vous êtes bien le prince Morosini, le célèbre expert en joyaux ?

Il leva les yeux et vit que la grosse tzigane était à présent près de lui :

— C’est bien moi, reconnut-il. Vous me connaissez ?

— Je vous ai vu il y a longtemps… à Varsovie. Vous ne m’avez pas remarquée mais on m’a dit qui vous étiez. J’ai besoin de vous ! Ne me regardez pas ! Continuez à observer le spectacle…

Elle s’était simplement adossée à un autre pilier et sa voix était juste assez forte pour atteindre l’oreille d’Aldo en dépit du vacarme des musiciens et du public qui, à présent, battait des mains. Personne ne faisait attention à eux, pas même Vauxbrun, si proche cependant…

— Pourquoi avez-vous besoin de moi ?

— Pour un… ami qui a de graves soucis. Ce qu’il a à dire devrait vous intéresser. Avez-vous une voiture ?

— J’habite Venise. Ici je me contente de taxis.

— Ayez-en un et attendez-moi au coin de la rue de Clichy !

— L’invitation est-elle aussi valable pour mon ami ?

— Non. D’ailleurs il n’aura pas la moindre envie de vous suivre. Je chante encore une fois ce soir. Quand j’aurai fini vous pourrez vous disposer à me rejoindre…

Morosini tourna la tête pour essayer d’en apprendre davantage. Il n’aimait pas beaucoup le ton autoritaire qu’elle employait en lui donnant pour ainsi dire des ordres. Mais elle avait déjà rejoint l’orchestre.

Vauxbrun ne savait rien de la scène qui venait de se dérouler si près de lui. Il dévorait des yeux la danseuse et Aldo remarqua le sourire qu’elle lui dédia en passant. Il n’en fallut pas plus pour l’électriser. Se tournant brusquement vers Aldo, il darda sur lui un regard déjà conquérant :

— Si cela ne t’ennuie pas, rentre sans moi ! J’ai l’intention d’attendre cette belle dame à sa sortie…

— Je te laisse si tu veux. Tu pourras l’inviter à cette table…

— C’est une vraie tzigane, comme le reste de la famille. Elle n’accepterait pas… Tu peux rester encore un moment.

— Ma foi non ! Je suis fatigué et je vais me coucher. Je te téléphonerai demain…

— Tu ne repars pas immédiatement pour Venise ?

— Non. Il se peut que je fasse un détour par Vienne. Lisa et les jumeaux me manquent ! Mais je ne partirai pas sans te prévenir. Bonne fin de nuit ! Et prends garde aux frères de ta belle !…

— Mes intentions sont… respectueuses !

— Tu ne comptes tout de même pas l’épouser ?

— Et pourquoi pas ? Les tziganes ont leur noblesse et les Vassilievich en font partie. Je saurai leur parler…

— Mais rien ne dit qu’ils t’écouteront. Ne fais pas l’imbécile, Vauxbrun ! Tu es riche, pas mal de ta personne et très connu sur la place de Paris ainsi qu’en d’autres lieux, mais pour eux tu n’es rien puisque tu n’es pas un « rom » ! Alors fais attention !

Morosini se leva, tapa affectueusement sur l’épaule de son ami et gagna la sortie au moment précis où la grosse Masha entamait sa dernière chanson. Il reprit au vestiaire son manteau d’alpaga noir puis demanda au portier de lui appeler un taxi qu’il attendit en fumant une cigarette. Pas très longtemps : deux minutes ne s’étaient pas écoulées que répondant au coup de sifflet de l’homme en tenue rouge galonnée d’or, un taxi s’arrêtait devant lui conduit par un chauffeur un peu âgé qui, sous une casquette en cuir bouilli, arborait longues moustaches et courte barbe grise dont la coupe annonçait un ancien militaire. Morosini monta, ouvrit la glace de séparation puis indiqua :

— Allez jusqu’à la rue d’Amsterdam puis revenez par la rue de Milan. Vous vous arrêterez rue de Clichy un peu en retrait de la rue de Liège.

Le chauffeur leva les sourcils mais ne fit aucun commentaire : bien qu’il ne fît pas le taxi depuis longtemps, il s’était rapidement habitué aux fantaisies des clients. Arrivé à destination, il se rangea le long du trottoir, coupa son moteur et attendit d’autres ordres. Au fond de la voiture, Morosini alluma une autre cigarette…

Enfin une forme imposante emballée d’une sorte de dalmatique fourrée, d’un châle bariolé, un fichu noué sous le menton, tourna le coin de la rue et rejoignit le taxi d’où Morosini sortit pour lui tenir la portière. À sa surprise, la chanteuse interpella le chauffeur et échangea avec lui quelques phrases en russe :

— Vous vous connaissez ?

— De nos jours, la moitié des taxis parisiens sont menés par des Russes. Celui-ci est le colonel Karloff et je le connais bien. Il venait souvent m’entendre chanter à Saint-Pétersbourg.

— Preuve que c’est un homme de goût ! Où allons-nous ?

— Je le lui ai dit. À Montmartre, rue Ravignan…

La voiture en effet s’était remise en marche et, après un demi-tour un peu laborieux, remontait à présent la rue de Clichy.

— Et qu’allons-nous y faire ?

— Voir un ami… qui a besoin de vous ! C’est une chance inespérée que vous soyez venu ce soir au Schéhérazade. Et plus encore que je sache qui vous êtes.

— En quoi a-t-il besoin de moi ?

— Vous le saurez bientôt. Vous êtes armé ?

— Pour aller souper dans un cabaret russe ? Ce serait une drôle d’idée…

— En effet mais ça peut s’arranger…

Des multiples plis de sa jupe, Masha Vassilievich sortit un revolver qu’elle tendit à son compagnon :

— Vous savez vous en servir, j’espère ?

— Bien entendu, mais si vous avez pris ce joujou c’est que vous pensez en avoir besoin et si vous me le donnez, vous n’aurez plus rien ?

Sans s’émouvoir, la tzigane tira d’un invisible fourreau une navaja espagnole dont l’acier brilla un instant sous la lumière fugitive d’un réverbère.

— Avec ça je frappe presque aussi vite qu’une balle de pistolet, expliqua-t-elle du ton paisible d’une ménagère décrivant un point de tricot. Et je suis certaine que vous ne sauriez pas en faire autant.

— Sans aucun doute ! fit Morosini amusé. Dites-moi est-ce vraiment tout ou bien transportez-vous un arsenal au complet ?

Imperméable à son humour, elle lui jeta un regard noir. Pendant ce temps, le taxi poursuivait l’ascension des pentes de Montmartre, l’un des rares endroits que Morosini connût mal. Il était monté une fois au Sacré-Cœur mais, si la vue de Paris l’avait enchanté, il avait trouvé affreuse la basilique et, lui préférant de beaucoup Notre-Dame, il n’y était jamais retourné. À présent, ayant quitté le Montmartre des fêtards, la voiture s’engageait dans les ruelles sombres du vieux village peuplé d’artistes plus ou moins faméliques et de vieilles gens repliés sur leurs souvenirs.