Jusqu’à l’arrivée du puzzle, ces chocolats étaient bien le seul lien qui unissait celle-ci à sa gouvernante, mais à présent une sorte de petit miracle venait de se produire et il y avait, entre elles, quelque chose qui ressemblait un peu à de la complicité. Et si Mélanie réussit à ne pas pleurer, ce matin-là, c’est parce que Fräulein pénétra dans sa chambre dès le départ de sa mère en déclarant gaiement qu’il faisait un temps superbe et que ce serait sûrement très agréable d’aller déjeuner à Saint-Malo.
Distraite de son chagrin, Mélanie la regarda avec étonnement, se demandant si le départ de sa mère était pour quelque chose dans cette soudaine gaieté. Ou bien était-ce du soulagement ? Elle n’avait jamais vu Fräulein aussi expansive.
— Vous êtes gentille, lui dit-elle en allemand parce qu’elle savait combien cette exilée volontaire aimait parler sa langue natale. M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis que l’envie m’en est passée ? Et puis la maison a son compte de déménagement pour aujourd’hui. Avec cette jambe je vous causerais plus de souci que de plaisir.
— Nous pouvons emmener un serviteur pour vous porter ?
— Encore du tintouin ? comme dit Rosa. Et nous ne serions pas vraiment libres. Autant rester ici. Nous pourrions déjeuner au jardin… et puis nous avons notre puzzle.
— Dieu soit loué ! soupira Fräulein en riant. Voilà que vous devenez raisonnable ! Il me semble que vous êtes en train de vous changer en une vraie jeune fille !
— C’est mon vœu le plus cher, soupira Mélanie. Néanmoins, je ne suis pas certaine que ma mère me le permette.
— Il faudra bien qu’elle s’y résigne un jour…
— Vous croyez ?... Oh, s’il vous plaît, voulez-vous demander à Paulin de monter ?
Le majordome apparut un instant plus tard en tenue du matin : gilet rayé jaune et noir sur un pantalon noir. Il se tenait raide et arborait cette mine offensée que lui inspirait chacun de ses contacts avec Fräulein à laquelle il ne pardonnait pas la défaite française de 1870 et moins encore la proclamation de l’empire allemand dans la galerie des Glaces du palais de Versailles. Pour cet ancien combattant de Sedan, tout natif d’outre-Rhin ne pouvait être, qu’un suppôt de Bismarck même si, depuis quatre ans, le Chancelier de Fer avait rejoint le dieu Wotan dans son Walhalla guerrier. Mélanie savait cela et s’en amusait, ne manquant pas une occasion d’envoyer Fräulein dire un mot ou deux à Paulin. D’un ton pincé, celui-ci demanda :
— Que désire Mademoiselle Mélanie ?
— Savoir ce qui va se passer ici. Ma mère m’a dit qu’elle avait laissé ses instructions pour ranger la maison pour l’hiver et de faire en sorte que tout soit prêt lorsqu’elle reviendra afin que nous gagnions Paris sans perdre de temps ?…
— En effet.
— Autrement dit, vous allez ordonner le grand ménage, mettre des housses sur les meubles et emballer les lustres ? Et moi je vais devoir vivre enfermée dans ma chambre ou me morfondre au jardin… même s’il pleut ?
— Je laisserai à Mademoiselle la véranda. Ses meubles en rotin demandent moins de soin que les autres…
— Eh bien, ça va être gai ! claironna du seuil une vigoureuse voix féminine. Si Madame en a pour quinze jours, cette pauvre petite va mourir d’ennui !
Rosa, la cuisinière dont le châle couvrait les escapades nocturnes de Mélanie, fit une entrée majestueuse en brandissant d’une main un panier contenant un superbe homard qu’elle vint mettre sous le nez de la jeune fille :
— Regardez ça, mon p’tit chou ! le père Gloaguen vient de l’apporter tout exprès pour vous !
— Pour moi ?
— Eh oui ! Il a vu Madame partir avec des malles, alors il a sauté dans sa charrette pour que vous ayez un bon déjeuner. Comment voulez-vous que j’vous l’accommode ?
— À la mayonnaise mais encore un tout petit peu tiède, décida Mélanie dont les yeux s’étaient remis à briller car elle était gourmande. Merci beaucoup, Rosa, et si vous revoyez le père Gloaguen, dites-lui que je serais contente qu’il me fasse une petite visite !
Mais il était écrit que Paulin aurait des ennuis avec ses housses et que Mélanie ne mangerait pas son homard en la seule compagnie de Fräulein. Toutes deux lisaient au jardin au son du « grand ménage » dont les bruits leur parvenaient par les fenêtres ouvertes quand, vers midi, le jeune Conan – jardinier en herbe de son état et, à l’occasion, fournisseur de clefs clandestines – accourut visiblement très ému ; négligeant les formules de politesse, il lâcha tout à trac :
— L’Askja ! Il est dans la baie !
— Le bateau de mon grand-père ? Tu rêves, Conan ?
— J’en sais peut-être pas autant qu’vous sur bien des choses mais pour c’qui est des bateaux, j’me trompe jamais ! Et puis celui-là, avec sa coque noire et ses voiles rouges, j’le reconnaîtrais dans l’brouillard et par une nuit sans lune ! J’vous dis qu’c’est lui !
Mélanie et Fräulein se regardèrent stupéfaites. À pareille époque Cher Grand-Papa voguait encore quelque part du côté de l’Islande – le nom de sa goélette était celui d’un volcan de là-bas – ou cabotait dans les fjords de Norvège car il ne rentrait jamais à Paris avant le mois d’octobre. En outre, son port d’attache était Saint-Servan et il ne mêlait jamais son coureur d’océans aux élégants navires de plaisance, voués presque exclusivement aux régates et à la traversée de la Manche dans les deux sens, qui jetaient l’ancre dans l’anse de Dinard. Que pouvait-il venir faire ?
— Aidez-moi tous les deux à aller jusqu’à la terrasse du salon ! demanda Mélanie. Il faut que je voie ça !
Flottant entre deux poignes vigoureuses plutôt que marchant, elle se retrouva bientôt devant la balustrade de pierre où elle s’accouda pour constater que Conan n’avait pas la berlue et que le doute n’était pas possible. Aucun autre bateau n’avait cette proue aiguë, effilée et encore allongée par son long beaupré, ni ces voiles auriques rouges que les marins achevaient de ferler. Amoureux passionné du grand large, Timothée Desprez-Martel – Cher Grand-Papa – l’avait fait construire huit ans plus tôt en Amérique, au chantier naval de Boothbay dans le Maine. C’était tout juste après la mort de Chère Bonne-Maman et, depuis, lorsqu’il ne se trouvait pas à sa table de travail ou à la Bourse, il était à la barre. L’Askja portait un équipage de treize hommes qui, avec lui, en comptait quatorze, et jamais aucun membre de sa famille n’avait été invité à monter à bord. La goélette était sa folie, sa danseuse en quelque sorte, et il ne voulait la partager avec personne. Quand il venait pour s’embarquer ou quand il rentrait à Saint-Servan, il ne montait jamais à la villa « Morgane » bien qu’elle fût à peu près vide à ces moments-là. Il descendait à l’Hôtel de France et Chateaubriand – toujours lui ! – où il avait ses habitudes. Mélanie le savait et pensa qu’au fond Conan avait eu tort de croire apporter une nouvelle sensationnelle car on ne verrait pas plus Cher Grand-Papa aujourd’hui que d’habitude.
Néanmoins, dix minutes plus tard, il était là, planté les jambes écartées au milieu du salon, sa casquette de drap à visière cirée en bataille sur ses cheveux bicolores, les mains au fond des poches de sa vareuse et posant sur choses et gens un regard menaçant :
— Qu’est-ce que c’est que ce chantier ? Vous mettez déjà la maison en hivernage ? Nous ne sommes pourtant pas le 15 septembre ?
— En effet, remarqua Paulin avec une onction pleine de révérence, mais ce n’en sont pas moins les ordres de Madame.
— Elle est déjà repartie pour Paris ? C’est impossible !
— Moi, je suis là, Cher Grand-Papa ! dit Mélanie qui, toujours étayée par ses deux soutiens, effectuait son entrée au salon.
Desprez-Martel contempla un instant l’équipage comme s’il n’y croyait pas. Son regard vif fila vers le pied bandé de sa petite-fille.
— Tu as eu un accident ?
— Une entorse, ce n’est pas bien grave mais c’est ennuyeux. Le docteur dit que je ne pourrai vraiment marcher que dans quelques jours.
— Tu t’es fait ça comment ? Et d’abord où est ta mère ?
Paulin crut bon d’intervenir pensant, sans doute, qu’il saurait présenter la nouvelle avec plus de diplomatie que la « sauvageonne », comme on appelait Mélanie lorsque les oreilles de Rosa ne traînaient pas dans le coin.
— Si Monsieur était arrivé il y a seulement deux heures, il aurait rencontré Madame. Elle vient juste de partir…
— En laissant sa fille seule ici ? Qu’elle soit partie depuis deux heures ou depuis trois jours, c’est la même chose. Et je vous conseille de vous mêler de vos affaires : c’est à ma petite-fille que j’ai posé une question.
Paulin parut se rétrécir à la façon d’un bernard-l’ermite rentrant dans sa coquille, ce qui fit sourire Mélanie :
— Je ne suis pas seule, Grand-Papa, puisque Fräulein est avec moi…
— Si grand que soit son dévouement, elle n’est pas ta mère et je veux savoir où est ma belle-fille ?
— Quelque part au large de Saint-Cast, je pense. Elle est partie pour Biarritz avec des amis…
— Elle navigue encore ? Cela devient une manie. Avec qui ?
Le ton rugueux n’avait rien d’encourageant. Néanmoins il n’impressionna pas Mélanie pour qui l’arrivée de Cher Grand-Papa à un moment où elle se sentait l’âme de Brünehilde, la Walkyrie fille du vent, abandonnée par Siegfried pour la main princière mais nettement plus bourgeoise de Kriemhilde, ne représentait guère qu’un ennui de plus.
— Elle m’a dit qu’elle partait sur le bateau de lord Clarendon pour aller danser à Biarritz au profit des pauvres gens de la Martinique !
— Un bal pour les sinistrés de la montagne Pelée ? Cela ne tient pas debout ! Il y a trois mois que Biarritz et le marquis d’Arcangues ont donné une grande fête dans cette intention charitable. Alors, je répète : avec qui est-elle ? Est-ce Percy Swinburne ?
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