— Les curiosités ?

— Bien sûr. On se posait trop de questions à notre sujet. Il fallait tailler dans le vif et, dès hier soir, j’ai fait tenir une petite note aux journaux en les priant instamment de ne pas venir vous importuner… pour le moment tout au moins.

Dans tous les quotidiens parisiens, en effet, on consacrait un article, jugé fort incomplet pour la plupart mais qui annonçait le retour « quasi miraculeux » de la jeune marquise de Varennes, dont on déplorait la perte dans les eaux profondes du lac de Côme et qui, secourue in extremis par un pêcheur illettré de Gravedona, était restée inconsciente pendant plusieurs jours. La police italienne, aux œuvres de laquelle le marquis avait l’intention de faire un don important, l’avait retrouvée presque par hasard et rendue aux autorités françaises…

La lecture de cette prose fortement teintée de lyrisme déchaîna l’hilarité de Mélanie :

— Vous avez vraiment réussi à leur faire avaler cela ?

— Pas tout à fait, je le crains, si j’en juge à la horde qui, depuis ce matin, nous assiège. J’en ai déjà reçu deux ou trois spécimens car bien sûr il n’est pas question que vous rencontriez la presse.

— Et vous leur avez dit…

— Que, justement, je n’avais rien de plus à leur dire sinon que vous avez besoin que l’on respecte votre repos. Voilà pourquoi vous devrez vous contenter du jardin aujourd’hui et demain au moins.

— Il se pourrait que la police se montre plus curieuse ? Vous oubliez, il me semble, que vous l’avez rencontrée chez moi ?

— Chez nous, ma chère, chez nous ! Et je peux vous assurer que ce bon commissaire Langevin ne se montrera pas plus curieux qu’il ne convient… surtout s’il tient à l’évolution harmonieuse de sa carrière. Nous sommes peut-être en république mais j’ai tout de même d’assez hautes relations pour lui imposer silence.

La satisfaction qu’il affichait était insupportable et Mélanie, pour cacher sa nervosité, reprit l’un des journaux qui jonchaient une table afin de signifier que, selon elle, cet entretien avait assez duré. Soudain, un entrefilet retint son attention : « Serait-ce le résultat d’un duel tenu secret ? Il n’est bruit à la Bourse que de “l’accident” survenu à M. Olivier Dherblay, l’un de nos plus brillants jeunes financiers, accident qui semble très grave. Des voisins ont, en effet, pu voir hier matin M. Dherblay ramené chez lui en fort mauvais état. Le Pr Georges Dieulafoy appelé d’urgence s’est refusé à toute déclaration mais il serait intéressant de savoir où M. Dherblay s’est promené tôt dans la matinée et qui il a pu rencontrer… »

Mélanie froissa le journal entre ses mains et tourna vers Varennes un regard chargé d’orage :

— Je veux avoir des nouvelles de M. Dherblay ! articula-t-elle sèchement.

— Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ! Laissez-le donc mourir tranquille !

— Vous êtes un monstre ! Vous êtes l’homme le plus ignoble qui soit au monde mais vous êtes aussi stupide ! Ne comprenez-vous pas que si ma mère, au moins, n’envoie pas chez lui, les journaux n’auront peut-être guère de peine à remonter jusqu’à vous et s’il meurt, comme vous semblez le souhaiter, il se pourrait que l’on vous demande tout de même des comptes ?

Le sourire narquois de Francis s’effaça et il réfléchit un instant :

— Il se peut que vous ayez raison. Je vais donner des ordres…

Quelques instants plus tard, Paulin partait avec l’une des voitures de la maison. Il devait passer chez Olivier Dherblay prendre de ses nouvelles de la part de Mme Desprez-Martel puis se rendre avenue des Champs-Elysées pour y remettre à Soames une petite lettre de Mélanie, lettre volontairement écrite sur un ton de frivolité bien propre à éveiller la méfiance du vieux serviteur qui la connaissait bien. Elle y disait avoir décidé de passer quelques jours auprès de sa mère pour mieux s’y préparer à la Grande Saison de Paris. Elle ajoutait qu’il lui fallait à tout prix ses robes et ses bijoux, leur absence risquant de la rendre folle si elle ne pouvait s’en parer aux yeux du Tout-Paris. Prose absurde, stupide même, mais la jeune femme espérait bien que son vieux serviteur et Mme Duruy sauraient lire entre les lignes.

Deux heures plus tard, en effet, tout ce que Mme Lanvin avait conçu pour elle lui était porté ainsi que la mallette qui ne l’avait pas quittée durant son odyssée provençale. Mais, naturellement, Albine tint à assister au déballage et se rua sur la première robe sortie pour en lire la griffe :

— Jeanne Lanvin ! s’écria-t-elle comme elle eût crié « Au secours ». Comment as-tu pu réussir à obtenir d’elle qu’elle travaille pour toi alors qu’elle n’a jamais rien voulu faire pour moi ?

— Je ne sais pas, Mère, répondit Mélanie agacée. Et je vous serais reconnaissante de me laisser ranger mes affaires seule. Je n’ai vraiment pas envie de parler chiffons pour le moment. Je pense à M. Dherblay…

En effet, les nouvelles rapportées par Paulin étaient dramatiques. Olivier Dherblay était très mal et, selon son valet, « monsieur le Professeur Dieulafoy désespère de le sauver ». Mais, bien sûr, Albine n’avait pas, sur le jeune homme, le même point de vue que sa fille.

— Tu ne vas tout de même pas te mettre la tête à l’envers pour ce garçon ? Après tout il n’était qu’un employé de ton grand-père !

— Un employé ! À vous entendre on l’imagine assis sur un rond de cuir avec, aux bras, des manches de lustrine. Heureusement que les journaux et le monde de la finance en font plus grand cas que vous ! Quant à moi je n’entends pas oublier qu’il s’est montré pour moi un ami aussi délicat que généreux et qu’enfin, s’il est en train de mourir, c’est à cause de moi !

— Mais tu as raison ! Il s’est battu pour toi ! Comme c’est romantique ! Il faudra qu’un jour tu me parles de lui plus longuement. Après tout, je le connais à peine… Oh, cette toilette de tulle point-d’esprit noir est étourdissante !… Tu crois qu’elle m’irait ?

Au risque de déchirer la fragile merveille, Mélanie l’arracha presque des mains de sa mère.

— Non. Elle a été faite pour moi et je suis plus mince que vous ! À présent, Mère, je vous supplie de me laisser tranquille !

— Bien, bien ! Comme tu voudras !… Mon Dieu, quel caractère ! s’exclama Albine vexée en se dirigeant à regret vers la porte mais, passant auprès du petit bureau sur lequel était posée la cassette des bijoux, elle ne put se retenir de l’ouvrir.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tu as toujours tes ravissantes perles roses. J’avais tellement peur qu’elles ne soient perdues ! C’eût été pour la famille un dommage irréparable.

— Plus que ma propre disparition peut-être ? murmura Mélanie en enveloppant sa mère d’un regard plein d’un désenchantement nuancé de pitié. Cette femme était incorrigible et le moindre diamant passant à sa portée était capable de lui faire perdre le sens des valeurs, en admettant qu’elle l’eût jamais eu. À se demander où, entre son cœur sec et sa tête d’oiseau, elle pouvait bien loger cette grande passion pour Francis ?

— Que tu es sotte ! Dire de telles choses alors que nous nous sommes tellement tourmentés pour toi !

Ses paroles étaient machinales. Elle avait pris les perles et, devant un miroir, les disposait autour de son cou. Dans un instant elle allait les emprunter et Mélanie pensa qu’il fallait intervenir avant qu’il ne soit trop tard car si elle prêtait cette parure à sa mère elle avait de grandes chances de ne jamais la revoir. Or, elle y tenait beaucoup puisque c’était Grand-père qui les lui avait données.

Doucement mais fermement, elle ôta le joyau des mains d’Albine qui, devant le regard de sa fille, n’osa pas protester et sortit en fredonnant une chanson. Mélanie, enfin seule, rangea soigneusement les perles sur le velours de leur écrin puis prit deux autres écrins devant lesquels, un long moment, elle resta songeuse. L’un contenait son alliance, un anneau d’or épais, et l’autre le diamant de ses fiançailles.

Le rôle qu’elle s’était imposé exigeait qu’elle les glissât à son annulaire mais elle ne pouvait s’y résoudre parce que ces deux bagues étaient les marques tangibles du triomphe de Varennes et de son propre asservissement. Les porter c’était trahir encore Grand-père mais aussi Antoine qui, à cette heure, se dévouait peut-être pour elle et surtout Olivier agonisant sur son lit. En fait, c’était à lui qu’elle pensait le plus avec une angoisse qui ressemblait à un remords. Naguère encore, il l’agaçait et elle se moquait de lui, le trouvant assommant sans d’ailleurs la moindre raison valable, mais à présent ce courage et ce dévouement qu’il avait montrés pour son service forçaient son admiration. Et puis il était son dernier rempart : qu’il mourût et plus personne ne défendrait la fortune du vieux Timothée et son héritière de la rapacité d’un coureur de dot sans scrupule. Mais en réalité cette crainte n’était pas ce qui l’occupait le plus. En pensant à ce qu’elle éprouverait lorsqu’on lui annoncerait la mort d’Olivier, elle découvrit qu’elle en aurait du chagrin. Alors, elle remit les écrins à leur place, referma la mallette et la rangea dans le bas d’une armoire.

Le soir venu, au dîner que l’on prenait toujours en apparat même si personne n’était convié, Mélanie portait, sur une simple robe de faille blanche, le collier et le bracelet de corail, d’or et de petites perles que l’oncle Hubert lui avait rapportés de Venise mais ses mains, sans aucune bague, n’en paraissaient que plus nues.

— Vos bijoux vous ont été rapportés, remarqua Francis avec sécheresse. D’où vient que vous ne portez pas votre alliance ?

Mélanie planta calmement ses yeux sombres dans ceux du marquis et eut un mince sourire :

— Je pense que c’est trop tôt.