Sautant à bas de son lit, elle réintégra la salle de bains, ouvrit les portes du grand placard où l’on rangeait les draps, les serviettes et les couvertures supplémentaires, tira un tabouret et, montant dessus en s’étirant de son mieux, elle atteignit le rayonnage où, justement, on rangeait les objets dont on ne se servait pas couramment, glissa ses mains sous un gros édredon et retint un cri de joie : ses doigts venaient de se refermer sur deux plaques de chocolat : une entière et l’autre entamée.

Elle les descendit avec le soin pieux que l’on réserve en général aux trésors les plus précieux et mangea avec délices deux des cinq barres restant dans le paquet déjà ouvert bien que le goût s’en fût un peu affadi.

Cette affaire de chocolat tenait tout entière dans l’avarice de Mme Desprez-Martel lorsqu’il s’agissait de sa table. La plus grande parcimonie était recommandée à la cuisinière, tout au moins lorsqu’il n’y avait pas d’invités. Il fallait d’ailleurs que Rosa fût solidement attachée à la famille pour se résigner à servir des menus aussi frugaux à sa maîtresse et surtout à Mélanie.

— Elle peut se laisser mourir de faim pour garder sa taille, bougonnait-elle, mais la petite c’est autre chose… et les domestiques aussi !

Résultat : lorsque sa mère s’absentait, la fillette et sa gouvernante allaient s’asseoir démocratiquement à la table de la cuisine où le menu, s’il était simple, était toujours copieux. D’autre part, comme Albine recevait beaucoup, Rosa mettait de côté quelques denrées non périssables qui prenaient le chemin de la salle de bains que Mélanie partageait avec Fräulein. Léonie qui était leur femme de chambre n’aurait jamais vendu la mèche et Angèle n’était pas là depuis assez longtemps pour avoir découvert le pot aux roses.

Sa faim apaisée, Mélanie rangea soigneusement ses provisions, but encore un peu d’eau puis reprit le cours de ses réflexions. Étant donné sa situation actuelle – c’est-à-dire coupée de tous ceux qu’elle savait disposés à l’aider – ce n’était peut-être pas une bonne solution de s’en tenir à une attitude intransigeante. Cela servirait juste à accréditer cette thèse de la folie dont sa mère et Francis paraissaient les chauds partisans. En cas d’enquête les domestiques affirmeraient qu’elle avait un comportement anormal, la plupart d’entre eux n’étant pas au courant des agissements réels de maîtres assez habiles au jeu des faux-semblants pour garder devant eux une attitude parfaite. Seul Paulin qui s’était prêté au faux suicide d’Albine était enfoncé jusqu’au cou dans ce que Mélanie appelait « le complot »… mais il y avait à présent des années qu’il était secrètement amoureux d’Albine et il se fût laissé griller les pieds plutôt que de la trahir. Quant à la police, les Desprez-Martel possédaient assez de hautes relations pour qu’elle acceptât de passer l’éponge sur les « peccadilles » du marquis et cessât de s’intéresser aux habitants de la rue Saint-Dominique.

Le plus gros point noir était la blessure d’Olivier Dherblay dont Mélanie se souciait beaucoup plus qu’elle ne l’admettait. La pensée de cet homme agonisant, la poitrine trouée pour s’être fait son chevalier, lui serrait le cœur au point qu’il lui fallait souvent refouler ses larmes. S’il venait à mourir, Francis ferait aussitôt main basse sur le cabinet d’agent de change et sur tout le reste. Mais si Olivier guérissait et, surtout, si l’oncle Hubert se décidait à revenir – il était incroyable qu’il n’eût pas encore reparu ou alors c’est qu’il s’était enfoncé au cœur de l’Afrique plus profondément qu’on ne l’imaginait – le combat redevenait possible et l’espoir renaissait.

L’idée de la fuite, outre qu’elle était difficilement réalisable, devait être abandonnée tant que la prisonnière se trouvait sans argent car, en admettant qu’elle réussît à franchir les grands murs, où irait-elle ? Le retour aux Champs-Elysées était impossible car on ferait sans doute enlever, de force cette fois, une malheureuse demi-folle. L’appartement d’Antoine était hors de question puisqu’il n’y avait personne. La seule chance qui restait, en attendant la réapparition d’Hubert et – peut-être – d’Olivier était de trouver la somme nécessaire pour prendre le train et rejoindre, enfin, ce havre de paix et de douceur qu’était Château-Saint-Sauveur. Jusque-là, le mieux serait de feindre d’accepter son sort sous certaines conditions.

Décision difficile à prendre. Mélanie en examina longuement les risques et les avantages, le principal étant sans doute d’éloigner l’internement en clinique psychiatrique dont elle se sentait menacée… Et soudain, une idée lui vint.

S’assurant d’abord que sa porte n’était pas fermée à clef, elle alla se recoiffer devant une glace et vérifier sa tenue. Comme toutes celles qu’Albine lui avait commandées, cette robe violine, admirablement coupée mais ornée d’une berthe et d’un jabot de guipure qui eussent convenu à une femme de cinquante ans, ne lui plaisait pas. Elle la garda cependant puis, d’un pas délibéré, quitta sa chambre et descendit l’escalier sous l’œil surpris de Paulin qui patrouillait dans le vestibule :

— Où est ma mère ? Je désire lui parler.

— Madame est au salon de musique et je…

— Restez là ! Je n’ai pas besoin que vous m’annonciez.

En effet, Albine était assise derrière la harpe dorée sur laquelle elle essayait des poses en effleurant parfois une corde ou deux… C’était cela qu’elle appelait faire de la musique.

L’entrée de Mélanie la surprit si vivement que l’instrument rendit un son discordant sous ses doigts soudain crispés.

— Tu m’as fait peur ! protesta-t-elle. En voilà des façons ! Si tu viens pour déjeuner je te signale qu’il est trop tard.

— Je ne viens pas déjeuner, je viens vous parler. Voulez-vous m’écouter ?

— Si tu es devenue raisonnable, oui.

— Vous en jugerez. Mais d’abord où est-il ? Ne me demandez pas qui, vous le savez très bien.

— « Il » est sorti.

— J’en suis heureuse… Mère, j’ai beaucoup réfléchi depuis tout à l’heure. Peut-être avez-vous raison en ce qui concerne l’avenir de mon mariage. Le moins que l’on puisse dire est que les choses ont été bien mal engagées…

— Tu l’admets ?

— Pourquoi pas si vous voulez bien admettre de votre côté qu’il est pénible à une jeune mariée de se voir délaissée la nuit même de ses noces pour une danseuse et cela dans le même wagon de chemin de fer.

— Mais naturellement ! J’ai d’ailleurs dit à Francis tout ce que je pensais de sa conduite. Elle a été d’une inqualifiable légèreté !

— J’aimerais savoir ce qu’il vous a offert comme excuses ?

— Oh… des pauvretés comme il arrive trop souvent aux hommes d’en débiter. Il était énervé par cette longue journée. En outre il avait trop bu et comme il ne voulait pas risquer de se comporter avec toi d’une façon… peut-être trop brutale, il a préféré aller dépenser avec une femme facile qu’il connaissait déjà ce… ce surcroît d’énergie… Il pensait que tu allais dormir et que tu ne saurais jamais comment il avait employé cette nuit-là. Une façon comme une autre de te protéger… d’ardeurs dont il craignait de n’être pas tout à fait maître.

— Je vois…

Ce que Mélanie voyait surtout, c’était que le cher marquis connaissait bien Albine. Au fond, c’était sa colère à elle, sa jalousie, qu’il avait voulu apaiser et il avait bâti cette fable de l’homme pris de boisson, la seule sans doute qu’une femme comme elle pouvait comprendre et pardonner. Aussi se garda-t-elle bien de lui préciser que Francis n’était pas ivre le moins du monde quand tous deux s’étaient séparés au seuil de son compartiment. Visiblement, depuis que Mélanie avait commencé de parler, sa mère renaissait à l’espoir et voyait se dissiper toutes ces nuées d’orage qu’elle supportait difficilement. Il ne fallait pas qu’elle soit ramenée à se poser des questions qui dépassaient son entendement. D’ailleurs, abandonnant sa harpe, elle venait, déjà toute souriante, s’asseoir plus près de sa fille.

— Alors ? Tu veux bien essayer de vivre avec nous, ici ?

— Pourquoi pas chez moi, aux Champs-Elysées ?

— Cette maison est sinistre, mon enfant. Somptueuse, je veux bien te l’accorder, mais sinistre. Tout est tellement plus agréable dans notre quartier !

— Restons donc ici puisque cela vous plaît mais si je veux bien essayer de vivre avec M. de Varennes – je dis bien essayer ! – ce sera à une condition.

— Laquelle ? Dis vite !

— Je ne veux pas qu’il me touche. Ce que j’ai vécu, tout à l’heure, m’a causé une horreur profonde. Comprenez-moi, Mère, j’ai besoin de temps pour… oublier tout cela et m’habituer à lui. S’il consent… je ne dis pas à aller habiter ailleurs mais à se comporter comme il le faisait lorsque nous étions fiancés, alors oui, je veux bien vivre auprès de lui dès l’instant où vous y serez aussi.

Soudain rayonnante, Albine alla prendre sa fille dans ses bras et l’embrassa comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Ce qu’elle venait d’entendre répondait trop à ses plus secrets désirs pour qu’elle n’en fût pas transportée de joie. La tempête s’apaisait et elle allait pouvoir garder son amant pour elle seule ! Aussi fut-ce avec une entière sincérité qu’elle jura d’obtenir l’adhésion de son gendre à ce nouveau plan. Elle veillerait elle-même à ce que sa petite Mélanie ne fût pas importunée et pût retrouver ce calme si nécessaire à l’oubli des offenses.

— De toute façon, conclut-elle avec enjouement, Francis mérite une punition pour la façon dont il s’est comporté avec toi. Et tu peux compter tout à fait sur l’aide de ta mère… Mais j’y pense, ma chérie, tu dois mourir de faim ! Je vais sonner Paulin pour qu’il fasse servir le thé un peu plus tôt !… Mon Dieu que je suis heureuse ! Nous allons fêter cela ce soir au vin de Champagne !