— Sauf si l’on est prince de Monaco ! Y a-t-il deux poids deux mesures ?
— Oui. Il s’agit d’un chef d’État. Toi tu seras mise à l’index.
— Et après ? Croyez-vous que je m’en soucie ? Notre monde, comme vous dites, ne m’intéresse pas. D’ailleurs je demanderai l’annulation…
— Pour non-consommation du mariage ? Tiens-tu vraiment à être contrainte de faire la preuve de ta virginité ? Je t’en supplie, Mélanie, reviens sur terre, cesse de te prendre pour une héroïne de roman ! Tu aimais Francis quand tu l’as épousé… Je reconnais qu’il a eu des torts envers toi.
Mélanie jaillit de sa chaise comme si un ressort s’était soudain détendu.
— Des torts ? Dès le début de notre voyage de noces, il a voulu se débarrasser de moi. La seule chose que j’ignore c’est s’il comptait me tuer ou me faire enfermer comme folle. L’affaire de la danseuse n’était qu’une façade, une peccadille comme votre monde en pardonne tant mais elle lui assurait un alibi : un jeune marié qui a bu un peu trop et qui s’attarde chez une fille facile tandis que l’on enlève sa jeune femme. Admirable en vérité ! Tout le train pouvait proclamer son innocence.
— Je ne sais pas qui t’a mis une idée pareille dans la tête ?
— Je n’ai eu besoin de personne. Quant à vous, ma mère, vous oubliez un peu trop vite cette autre femme, soigneusement prévue à l’avance et qui, à Menton, se tenait prête à jouer mon rôle ! Je ne sais rien d’elle sinon qu’elle est rousse mais il est possible que vous et moi sachions qui elle est.
— Comment cela ?
— Souvenez-vous ! À Dinard quand nous avons parlé de Francis pour la première fois, je vous ai dit l’avoir vu embrasser une belle jeune femme aux cheveux roux sur la terrasse de Mrs Hugues-Hallets. Si j’étais vous, j’essaierais de savoir qui était la fausse Mme de Varennes car elle doit être singulièrement attachée à cet homme pour avoir accepté de se jeter, en pleine nuit, dans un lac ! À moins qu’elle n’ait fait que passer d’une barque dans une autre préparée à l’avance ? Ramer est assez facile quand on est jeune et sportive. Celle que j’ai vue devait l’être et j’ai pensé, Dieu sait pourquoi, qu’elle pouvait être américaine…
Cette fois Albine avait écouté sa fille sans l’interrompre mais, à mesure que celle-ci parlait, elle semblait se rétrécir, vieillir même car un véritable chagrin s’inscrivait sur son joli visage.
— J’ai posé ces questions, soupira-t-elle en cherchant son mouchoir qu’elle roula nerveusement. La réponse a été facile : personne n’était prévu mais Francis a beaucoup d’amis sur toute la Côte d’Azur et, devant son désarroi, une jeune femme qui tient à garder l’anonymat a bien voulu jouer ton rôle pendant quelque temps.
— Et vous avez cru cela ? Comme c’est vraisemblable ! Non, Mère, Francis est un menteur doublé d’un homme sans scrupule et je ne comprends pas pourquoi vous tenez tellement à ce que je reste avec lui. Je ne l’aime plus et je crois même qu’il me fait horreur.
— Tu es encore sous le coup d’émotions multiples mais cela passera. Il n’est pas nécessaire de s’aimer pour vivre heureux…
— À défaut d’amour il faut au moins l’estime, le respect, s’écria Mélanie indignée. Vous ne pouvez exiger cela de moi ! Vous savez très bien qu’une seule chose l’intéresse : ma fortune !
— C’est possible. Tu vois, j’essaie de te comprendre et pourtant je te demande de ne plus songer à divorcer et d’accepter la vie commune… avec nous.
— Donnez-moi pour cela une seule bonne raison !
Il y eut un silence. Albine, les yeux baissés mais déjà pleins de larmes, torturait son mouchoir entre ses doigts dont les jointures blanchissaient. Elle eut un sanglot et, enfin, avoua :
— Je l’aime… et je ne peux pas supporter l’idée de vivre sans lui. J’ai besoin de sa présence, j’ai besoin de…
Pour la première fois Mélanie éprouva un sentiment de pitié vis-à-vis de cette femme à ce point possédée par l’amour qu’elle s’abaissait à prier sa propre fille de lui laisser son amant. D’un mouvement spontané, elle s’agenouilla devant elle et, pour la première fois depuis tant d’années, elle murmura le nom tendre qu’elle n’employait jamais.
— Maman ! Ne vous désolez pas ainsi ! J’ai toujours su, je crois, que vous l’aimiez et il vous aime sans doute aussi mais dans ce cas, vous devriez m’aider à retrouver ma liberté car vous la retrouveriez aussi tous les deux. Vous pourriez même vous marier…
Un éclat de rire lui répondit tandis qu’Albine se levait pour s’éloigner de sa fille et allait jusqu’à la fenêtre pour contempler le jardin.
— Nous marier ! Es-tu folle ? Si nous lui enlevons ses espérances, crois-tu qu’il s’intéressera encore à moi ? Je sais bien qu’il me quittera car je suis loin d’être aussi riche que tu vas l’être et lui n’a qu’une modeste fortune… mais je ne veux pas qu’il me quitte ! ajouta-t-elle dans un cri.
— Il vous quittera de toute façon. Avez-vous oublié ce qui s’est passé tout à l’heure ? Sans vous…
La respiration d’Albine s’accéléra.
— Eh bien… eh bien j’ai eu tort ! Il voulait exercer ses droits d’époux et j’aurais dû le laisser faire.
— Mais moi je les lui refuse, ses droits d’époux ! Il n’avait qu’à les prendre quand il en était temps. À présent il est trop tard… Laissez-moi partir !
— N’y compte pas ! Je ne t’aiderai jamais à faire mon malheur et à détruire notre réputation.
— Notre réputation ? Qu’en aurez-vous à faire lorsqu’il nous aura tuées, toutes les deux ? Parce que c’est ça qu’il fera si j’acceptais ce que l’on veut m’imposer. Bien sûr, l’accident – car ce serait un accident – n’aura pas lieu tout de suite. Il se produira dans quelques mois. Je disparaîtrai la première mais vous me suivrez certainement assez vite. Le chagrin sans doute ? Et votre cher Francis, votre indispensable Francis, pourra vivre heureux avec sa belle et mystérieuse amie.
— Fable ! Imagination de gamine instable ! Qui sait où tu as pu traîner pendant ces deux mois pour rapporter des idées aussi affreuses… Au fond, tu es peut-être bien folle ?
— Ce serait si commode, n’est-ce pas ? Car, bien sûr on ne divorce pas d’une folle ? Cette idée n’est pas de vous, Mère. C’est lui qui vous l’a soufflée… et je sais bien pourquoi.
Brusquement Albine parut se métamorphoser. La femme misérable et accablée de douleur qu’elle était un instant plus tôt devint tout autre : une créature en pleine certitude de ses devenirs et de sa propre puissance. Tournant le dos à la fenêtre, elle marcha résolument vers la porte mais, là, s’arrêta un instant.
— Tu as perdu le sens, cela ne fait aucun doute mais, au cas où tu te poserais des questions à mon sujet, sache ceci : je préfère courir le risque de mourir… d’un accident plutôt que de renoncer pour toi au seul homme que j’aie jamais aimé.
Elle redressa la tête comme elle l’avait vu faire bien souvent à Mme Sarah Bernhardt lorsqu’elle sortait de scène, et quitta la chambre de sa fille.
Celle-ci la regarda partir avec une colère qui se nuançait de commisération. Elle avait toujours su que sa mère était un esprit frivole et faible mais elle la voyait à présent au pouvoir d’une sorte de génie du mal dont elle n’avait à attendre que la destruction : elle refusait de voir le danger, entièrement absorbée par cette passion dont même les côtés les plus sombres lui semblaient attirants. Dire qu’elle en était à regretter d’avoir empêché son amant de violer sa fille ! La crise de jalousie de tout à l’heure avait été emportée par la crainte de voir cet homme rejeté loin d’elle et, cette nuit peut-être, elle ouvrirait elle-même la porte dont elle prétendait garder la clef.
« Il faut que je parte ! pensa Mélanie. Il faut que j’arrive à m’enfuir d’ici ! »
Dans ce naufrage qu’elle venait de vivre, c’était la seule idée nette qui lui restât : fuir, mettre le plus de distance possible entre cette femme qui ne se souvenait plus d’être une mère et l’homme dont elle se voulait la servante aveugle et sourde. Mais comment ? Par quel chemin ?
Mélanie entreprit d’examiner les aîtres comme si elle ne les connaissait pas depuis toujours. Descendre dans le jardin depuis le premier étage et même si les plafonds du rez-de-chaussée avaient plus de cinq mètres n’était pas une impossibilité d’autant qu’elle pourrait s’aider, le plus classiquement du monde, de ses draps. Mais ensuite ? comment franchir sans aide les hauts murs de clôture ? L’un, bien sûr, donnait sur la rue, l’autre sur une légation et le troisième sur un couvent. Autant d’impossibilités. Les toits ne communiquaient pas avec ceux des voisins et quant à la cour d’entrée, les murs se renforçaient de la vigilance du concierge. Un véritable casse-tête !
Un coup frappé à sa porte interrompit sa méditation. La femme de chambre reparut :
— Madame demande si madame la Marquise veut descendre pour le déjeuner ?
— Je vous ai déjà dit que je désirais être servie ici.
Angèle s’inclina sans répondre et s’éclipsa mais ne revint pas, ce qui était hautement significatif : si Mélanie ne se décidait pas à reprendre sa place à la table familiale, elle serait privée de nourriture. Ce qui posait un nouveau problème et non des moindres : pour imaginer un plan d’évasion, il faut avoir l’esprit clair et un minimum de forces physiques. Or Mélanie avait déjà très faim. Le petit déjeuner était loin et les événements qui l’avaient suivi de nature à creuser un appétit certain. D’autant qu’en entrant, Angèle avait livré passage à un agréable fumet de poulet rôti.
Se sachant condamnée à jeûner, Mélanie se sentit d’autant plus affamée. Elle commença par aller boire un grand verre d’eau dans son cabinet de toilette puis un autre afin d’occuper son estomac. Mais l’effet en fut passager. Alors se souvenant du vieux dicton qui veut que « qui dort dîne » elle s’étendit sur son lit et ferma les yeux ; sans le moindre succès : son esprit surchauffé ne lui laissa ni trêve ni repos. Et soudain, une idée lui vint : le chocolat ! Le chocolat de Rosa ! En restait-il encore un peu ?
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