— Je ne vois pas en quoi un employé des Wagons-lits vous serait inférieur, monsieur le Marquis, coupa Langevin que la morgue de Francis indisposait visiblement.

— Et je n’ai pas d’amant ! ajouta Mélanie.

C’est alors que Francis donna la pleine mesure de son génie malfaisant en jouant une carte plutôt risquée.

— Il ne suffit pas de le dire, ma chère. Il faut le prouver…

— Je ne vois pas comment ?

— C’est bien simple, pourtant. J’ai épousé une pure jeune fille, du moins j’étais en droit de le supposer. Soumettez-vous à un examen médical ! Si vous êtes toujours vierge, vous aurez droit à mes excuses les plus plates.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, Olivier Dherblay perdit le contrôle de lui-même. Son poing partit à la vitesse d’une catapulte, frappa Varennes au menton et l’envoya rouler au pied de cet escalier qu’on lui refusait le droit de gravir et où il demeura un instant inerte :

— Vous n’auriez pas dû faire ça, remarqua Langevin…

— Excusez-moi, Commissaire, mais je n’ai pas pu me retenir. Cette ignoble proposition !… Pourquoi ne pas réclamer l’ordalie par le feu pendant que nous y sommes ?

— Vous me rendrez raison, mon petit monsieur, grinça Francis que Soames aidait charitablement à se relever avant de tamponner le mince filet de sang qui coulait du coin de sa bouche.

Dherblay le toisa, le dégoût aux lèvres.

— Où et quand vous voudrez…

— Messieurs, messieurs ! intervint le commissaire avec sévérité, je dois vous prier de cesser à l’instant cette querelle, sinon je me verrais dans l’obligation de vous arrêter tous les deux. Le duel est interdit.

— Cet individu a osé me frapper. Pensez-vous que je vais m’en tenir là ?

— Dans la minute présente sans aucun doute car vous allez me faire… la grâce de m’accompagner. On ne se débarrasse pas de la police aussi aisément et j’ai encore quelques questions à vous poser.

— Pourquoi ne pas les poser ici ?

— Je préfère épargner la sensibilité d’une jeune dame. Vous ne pensiez pas sérieusement demeurer ici puisque vous y êtes indésirable ?

— Mais si. Il n’y a aucune raison que je ne vive pas avec « ma » femme puisqu’elle a eu le bon esprit de rentrer. Je consentirai, je pense, à lui pardonner.

— Pas moi ! dit Mélanie. Dès demain j’ai l’intention d’introduire une instance en divorce en attendant Rome. Allez-vous-en, marquis, nous n’avons plus rien à nous dire !

— On ne se débarrasse pas de moi de cette façon et…

— Et je vous emmène ! coupa Langevin. Ne m’obligez pas à employer la force. Pour la suite de l’histoire, la police se retire et ce sera l’affaire entre vos avocats respectifs ! Mesdames, Monsieur…

Il fallut bien que Francis, contenant mal sa rage, s’exécutât mais, à peine eut-il franchi la porte qu’Albine explosait et déversait sur sa fille toute la bile qu’elle avait accumulée durant l’affrontement, l’accusant d’avoir mis Francis dans une situation « affreuse » par son « inconséquence » et sa « conduite pour le moins inconvenante ». La patience de Mélanie était usée :

— J’étais en droit d’espérer que vous montreriez un peu de joie à me savoir vivante mais vous ne vous souciez que de cet homme pour lequel vous montrez un attachement que l’on pourrait trouver excessif…

— Insolente ! Alors que je m’évertue à essayer de protéger une réputation dont tu ne te soucies guère ! Divorcer ! Tu n’es pas un peu folle ? Tu veux te mettre au ban de la société ?

— Quelle société ? Si c’est la vôtre je n’en ai que faire !

— Mais moi je ne l’entends pas ainsi. Je suis toujours ta mère et tu me dois obéissance. Pour commencer : va t’habiller ! Je te ramène à la maison !

Mélanie se raidit et resserra autour d’elle les plis souples du cachemire vert dans un mouvement où il y avait du défi :

— Non. Je suis ici chez moi et j’entends y rester.

— Chez toi ? Quelle est cette sottise ?

Olivier Dherblay jugea qu’il était temps pour lui d’intervenir. Il le fit calmement mais avec une fermeté qui impressionna Mme Desprez-Martel :

— Ce n’est pas une sottise, madame, mais la simple vérité. De par les dispositions prises par votre beau-père, cette maison appartient à Mlle Mélanie par droit d’héritage et en cas de disparition sans preuve formelle de la mort – ce qui est la situation que nous subissons – elle peut en disposer comme elle l’entend et y vivre si tel est son désir.

— Merci, monsieur Dherblay. Voulez-vous à présent reconduire ma mère à sa voiture. Je crois qu’elle a besoin de repos et, de toute façon, je ne vois pas ce que nous pourrions nous dire de plus !

À nouveau, Albine lâcha un flot de paroles traitant de l’ingratitude et de l’indignité d’une fille qu’elle reniait, puis, repoussant avec une méprisante hauteur le bras que lui offrait Olivier, elle sortit d’un pas de reine outragée dans un grand envol de mousselines noires.

— Elle devrait être heureuse, murmura Mélanie avec amertume, elle va pouvoir quitter le deuil et recommencer à sortir…

Doucement, Dherblay prit l’une de ses mains qui étaient glacées et y posa un baiser léger avant de pousser Mélanie vers Mme Duruy qui venait de reparaître après avoir rangé les objets qu’on lui avait demandés.

— N’essayez pas de lutter contre la peine que vous éprouvez, conseilla-t-il. L’attitude de votre mère vous a blessée plus que vous ne voulez le montrer et il faut que vous repreniez des forces.

— Vous pensez que je vais en avoir besoin ?

— Oui car la lutte va être rude : Varennes ne renoncera pas facilement à votre fortune ; il va falloir vous défendre. Dès demain je vous amène l’avoué et l’avocat qui vont vous être nécessaires… si toutefois vous êtes toujours décidée à divorcer ?

— Vous le demandez ?

— Revoir cet homme aurait pu vous émouvoir… mais je pense vraiment que vous souhaitez avant tout être libérée d’une chaîne odieuse. Comptez sur moi pour vous y aider mais, dans les jours à venir, il va falloir être très prudente : je crois cet homme capable de tout, surtout s’il est acculé à la ruine…

Lentement, Mélanie remontait vers ses appartements, soutenue par Mme Duruy. Soudain, elle s’arrêta, se retourna :

— Vous n’allez pas être obligé de vous battre avec lui ?

Dherblay haussa les épaules, puis enfila le paletot que lui tendait Soames :

— Qui peut savoir ? De toute façon, ne vous tourmentez pas : je tire à l’épée aussi bien qu’au pistolet, et il se peut que je fasse de vous une jeune veuve.

— Je n’en demande pas tant. Tout ce que je désire c’est retrouver ma liberté même si la bonne société doit me tourner le dos. En fait elle me rendrait grand service en m’oubliant.

— Non et je n’en crois pas un mot. Vous êtes trop jeune pour renoncer à l’éclat du monde. L’autre soir, à l’Opéra, vous étiez heureuse parce que vous étiez belle et que tous vous admiraient… moi le premier. Et c’est l’attention d’un roi qui vous a obligée à fuir.


En rentrant chez lui, Dherblay trouva Antoine dans son escalier, assis sur la banquette du palier. Après avoir un moment caressé l’idée de chercher le financier à la Bourse, il en était revenu rapidement et, faute d’obtenir du valet de chambre la permission de s’installer dans l’appartement, il avait opté pour l’extérieur immédiat. Là au moins, il était sûr de ne pas le manquer.

— Vous m’attendiez ? s’étonna Olivier. Puis-je vous demander qui vous êtes ?

— Je ne sais pas si mon nom vous dira grand-chose. Je m’appelle Antoine Laurens.

— Ah !… puis, au bout d’un instant : Veuillez me suivre s’il vous plaît !

Tirant une clef de sa poche, il fit pénétrer Antoine dans l’appartement, imposa silence à son valet qui commençait à protester et conduisit son visiteur jusqu’à un cabinet de travail meublé de livres et de quelques très beaux meubles Empire. Mais, avant même d’accepter le fauteuil qu’on lui offrait, le peintre demanda :

— Où est-elle ?

— Vous entendez, j’imagine, Mlle Desprez-Martel ?

— Naturellement. Je vous ai vu avec elle l’autre soir à l’Opéra. Est-elle ici ?

Olivier leva les sourcils :

— Qu’y ferait-elle ? Ce serait de la dernière imprudence. Elle est chez son grand-père…

— J’y suis allé et j’ai même vu le gardien. Il m’a assuré qu’à part deux ou trois domestiques, la maison est vide.

— Que vouliez-vous qu’un fidèle serviteur vous dise d’autre ? fit Dherblay en haussant les épaules. Nous étions tenus à une certaine discrétion…

— Une loge à l’Opéra, cela vous paraît discret ?

— Pourquoi l’aurais-je privée de ce plaisir dès l’instant où j’étais certain que les yeux capables de la reconnaître n’y seraient pas ? Nous ne sommes d’ailleurs pas restés longtemps.

— Je l’ai remarqué. Mélanie a eu peur ?

— Non. C’est moi qui ai eu peur. Le roi Édouard s’apprêtait visiblement à se la faire présenter à l’entracte.

— C’est vrai qu’elle était bien belle ! soupira Antoine. Eh bien, je crois qu’à présent je vais aller la voir, ajouta-t-il en se levant.

— Je ne vous le conseille pas. Une scène assez pénible vient de se dérouler là-bas et je ne suis pas certain qu’elle ait envie de parler à qui que ce soit. Reprenez votre siège et écoutez-moi !

En quelques phrases brèves et claires, totalement dépourvues d’émotion, Olivier raconta ce qui s’était passé et l’incroyable audace dont Francis de Varennes avait fait preuve. En matière de conclusion, il laissa entendre qu’il ne fallait pas attacher trop d’espoir au fait que le commissaire Langevin avait emmené le personnage pour continuer à l’interroger.

— Varennes ne risque rien qu’une amende peut-être à verser à la police italienne. Il n’y a pas de cadavre et aucun chef d’accusation ne peut être retenu contre lui. Pas même la nuit passée avec la danseuse : il n’y a pas eu flagrant délit. Il est certainement libre à l’heure qu’il est…