C’était vrai. Encombré de meubles énormes, d’armures, de livres, de plantes et de tableaux, le vieil hôtel semblait mort et ses échos éteints. Il fallait, pour le faire vivre, la voix de tonnerre, la carrure et la vitalité du vieux Timothée…
Soames entra sans bruit pour enlever le plateau et les verres. Ne l’ayant pas entendu venir, Mélanie ne bougea pas et tressaillit lorsqu’il soupira :
— Il est difficile d’imaginer qu’il ne reviendra jamais et qu’un tel homme ait pu disparaître sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air ! Pour ma part, je ne peux m’y habituer…
— Moi non plus, Soames. Pourtant, il y a déjà six mois !
Elle prit sur le bureau un morceau de granit qui affectait la forme d’une main. De minuscules coquillages dessinaient comme une petite étoile de mer sur la pierre fugueuse qui rosissait à un endroit et, à un autre, montrait des traces noires comme si elle était passée par le feu. Le vieux serviteur sourit :
— Monsieur tenait beaucoup à ce caillou qu’il avait trouvé en Bretagne. Il l’appelait la main de Neptune et il aimait y appuyer la sienne quand quelque chose le tracassait. Il disait aussi qu’elle lui donnait de la force. Oui, comme cela !
Mélanie, en effet, imitait tout naturellement le geste. Le granit était froid et rugueux sous ses doigts mais elle eut tout à coup la curieuse impression que sa mélancolie se dissipait et qu’une énergie nouvelle lui venait.
— S’il vous plaît, Soames, voulez-vous redemander le numéro de tout à l’heure ?
— Tout de suite, mademoiselle Mélanie. Ensuite, si vous le souhaitez, je vous servirai votre dîner ici. Le jardin d’hiver est un peu triste la nuit.
Par quatre fois, Mélanie essaya d’atteindre Antoine mais la sonnerie résonnait dans le vide. Elle décida alors que le mieux était d’aller se coucher mais, en quittant le cabinet de travail, elle prit avec elle deux livres reliés de cuir havane frappé d’or qu’elle avait trouvés sur la grande table : la vie du corsaire Robert Surcouf – un vieil ami à elle ! – et celle du bailli de Suffren qui devait être pleine d’intérêt puisque grand-père gardait le volume sous sa main. Eh effet, s’il existait bien une petite bibliothèque vitrée dans sa nouvelle chambre, son contenu ne la tentait pas. Chère Bonne-Maman affectionnait les ouvrages de piété, tels l’Imitation de Jésus-Christ, mais on lui découvrait aussi un faible pour de petits romans aux titres un brin sirupeux comme Le Sacrifice de Louise, Vierge et sacrifiée, La Princesse charmante. Il avait suffi à Mélanie d’y jeter un coup d’œil pour décider qu’ils ne pouvaient convenir à une fille nourrie au lait de M. Fenimore Cooper et de M. Walter Scott et qui, à Château-Saint-Sauveur, avait découvert un génial Anglais nommé Oscar Wilde, sans compter les roboratifs romans d’aventure de M. Paul d’Ivoi…
Le lendemain, les musiques militaires s’emparaient des Champs-Elysées. Puis ce fut le pas des nombreux chevaux de l’escorte officielle qui s’en allait accueillir le roi Édouard VII à la gare du Bois de Boulogne. Il y avait encore plus de drapeaux que la veille mais la foule qui se massait le long des barrières alignées sous les marronniers demeurait bizarrement silencieuse. Pourtant, le temps était superbe, il y avait des fleurs partout et Paris, visiblement, avait fait une grande toilette pour accueillir le souverain le plus gai d’Europe sans beaucoup s’illusionner sur l’accueil de ses habitants. Chapeaux fleuris et canotiers abritaient plus de visages sombres que de sourires et il était même à craindre qu’il y eût quelques sifflets.
Tout cela, hélas, s’arrêtait au portail de l’univers clos où Mélanie restait retranchée et elle en concevait un peu de tristesse parce que ce roi tout neuf était pour elle une ancienne connaissance qui lui avait même envoyé de jolis vases en biscuit de Wedgwood pour son mariage.
Albine, en effet, avait été présentée au prince de Galles par lady Decies et comme celui-ci adorait les jolies femmes, il avait tout de suite admis Mme Desprez-Martel au nombre de ses relations parisiennes et, à plusieurs reprises, était venu prendre le thé rue Saint-Dominique. La première fois – cela datait du temps où son père vivait encore – Mélanie lui avait été présentée. Il lui avait tapoté la joue avec un sourire barbu et l’enfant l’avait trouvé tellement gentil que, par la suite, elle se cachait pour l’apercevoir car on ne la faisait plus venir au salon.
Alors elle aurait bien aimé pouvoir se mêler à la foule pour le regarder passer dans la Daumont présidentielle précédée du piqueur de l’Élysée et environnée par les cuirassiers d’escorte. C’eût été une diversion à ce téléphone obstinément muet.
Une autre diversion vint avec Olivier qui arriva, suivi d’un valet, tous deux chargés d’une infinité de cartons et de boîtes sur lesquelles tremblait un gros bouquet de muguet fleurant la fraîcheur humide d’un sous-bois. Suffoquée de plaisir, Mélanie reçut d’abord les fleurs puis passa un délicieux moment à nager dans les rubans et les papiers de soie, déballant, avec une joie enfantine, les merveilles que Mme Lanvin avait choisies pour elle : robes, chapeaux, dentelles, écharpes, légers manteaux, chaussures, lingerie, bas et gants, tout était ravissant, tout était d’un goût parfait.
Maniant avec coquetterie une belle ombrelle pointue en taffetas rose et dentelle blanche terminée par une pomme de cristal dont les feuilles étaient d’émail vert, Mélanie exultait. Jamais elle n’avait espéré recevoir d’aussi jolies choses.
— Comment vous remercier ? dit-elle à Olivier. Tout cela m’enchante et surtout cette ombrelle. Est-elle le signe avant-coureur de promenades à venir ?
Bien sûr. Il n’est pas question de vous séquestrer. Mais simplement de vous garder à l’abri jusqu’à ce que l’on puisse confondre un coupable.
— Est-ce que ce sera long ? C’est dommage de rester enfermée ici. Il fait si beau !
— J’étais certain que vous diriez cela. Mais je peux, peut-être, vous offrir une escapade, une sorte de récréation…
— Laquelle ? Dites vite !
— Voilà ! Ce soir, le roi Édouard se rend à la Comédie-Française pour y applaudir Mme Jeanne Granier dans L’ Autre Danger, une pièce de Maurice Donnay qu’il a d’ailleurs réclamée à la place de je ne sais quel Britannicus prévu par le protocole. Seules, les personnalités officielles sont conviées mais demain soir il y aura à l’Opéra une grande soirée de ballets pour la haute société et surtout les amis du roi.
— Eh bien ?
— Je dispose de la loge d’un ami empêché. Voulez-vous venir avec moi ?
— Moi ? À l’Opéra ? Est-ce que ce ne serait pas de la dernière imprudence ?
— Je ne crois pas. Si vous portez ce qu’il y a dans ce carton, fit-il en désignant une grande boîte encore fermée, je défie quiconque, même l’observateur le mieux prévenu, de reconnaître la petite mariée gauche et mal habillée que nous avons accompagnée à Sainte-Clotilde.
— Vous croyez ? Est-ce que vous n’oubliez pas ma mère ?
— Votre mère ? fit Dherblay en riant, mais elle est en deuil puisque l’on vous croit morte. Elle doit être inconsolable d’ailleurs : être empêchée d’aller, dans ses plus beaux atours, faire la révérence devant le roi d’Angleterre ! Vous vous rendez compte ?… Allons, acceptez ce que je vous offre ! Vous serez pour tous une belle inconnue, un joli mystère... N’êtes-vous pas tentée ?
— Qui ne le serait ? Bien que je n’aime guère l’Opéra ! J’ai toujours trouvé ce que l’on y donnait assommant et un peu ridicule, ces énormes femmes et ces ténors dodus qui prétendent incarner des héros de légende ! C’est à tuer les rêves les plus tenaces.
— Cela tient à ce que vous n’aimez pas le bel canto. Voyez-vous, les vrais amateurs n’entendent que des voix sublimes et ne s’attachent pas à l’aspect extérieur. Mais rassurez-vous ! Je vous ai dit qu’il s’agissait d’une soirée de ballets. Le roi est un esthète, comme vous, et il aime assez les danseuses parce qu’elles sont toujours jeunes, minces et souples. Alors ? Nous tentons l’aventure ?
— Avec joie ! Je serai très contente d’apercevoir le roi.
Sous sa plus belle parure, l’Opéra, ce soir-là, ressemblait à l’intérieur d’un immense coffre au trésor. Le grand lustre qui descendait du plafond où Lenepveu avait figé les Heures du Jour et de la Nuit, scintillait de tous ses cristaux et envoyait ses lumières allumer des feux dans les diamants, les émeraudes, les rubis, les saphirs et les perles répandus à profusion sur les têtes, les gorges et les poignets des plus jolies et des plus nobles dames de Paris. Toilettes somptueuses et coiffures raffinées se ciselaient comme autant de joyaux sur le velours pourpre des loges qu’aucun chapeau n’encombrait.
En effet, dans tous les théâtres parisiens, les femmes se rendaient habituellement en grand décolleté mais coiffées d’immenses chapeaux aux fantastiques garnitures qui empêchaient généralement le spectateur assis derrière elles de voir quoi que ce soit du spectacle, obligeant ainsi leurs compagnons à rester debout dans les loges. Et c’était le privilège de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Française, pour les soirées de gala et celles d’abonnement, de proscrire ces monuments au profit des diadèmes, tiares, couronnes et tous autres joyaux auxquels on ajoutait parfois un bouquet de plumes d’autruche, quelques aigrettes ou crosses de paradis qui obstruaient la vision presque aussi complètement.
Ce soir, quelques parures historiques comptant parmi les plus belles d’Europe étincelaient sur des gorges de fraîcheur diverse. Quant aux hommes, s’ils ne portaient pas quelque uniforme de cérémonie doré et chamarré, ils étaient en habit avec, au revers, un œillet blanc ou un gardénia. Et comme les fauteuils d’orchestre leur étaient réservés, ils formaient une sorte de parterre noir et blanc que relevaient simplement les nuances différentes des visages et des cheveux.
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