— Bien entendu. Le mieux serait que vous lui annonciez vous-même qu’il est beaucoup moins veuf qu’il ne veut bien le dire. Sa surprise pourrait être intéressante.
— C’est tout à fait mon avis. Évidemment, cela vous oblige à demeurer enfermée ici, mademoiselle. N’allez-vous pas vous sentir un peu seule ?
— Non. Ici, je suis chez mon grand-père, donc chez moi. Je regrette de devoir vous dire que je n’ai pas envie de revoir ma mère. Du moins pour le moment.
— Il le faudra bien pourtant car si le marquis a tué celle qu’il a fait passer pour vous, il cherchera et trouvera tout de suite une échappatoire commode : il criera à l’imposture… Il pourrait même, mon cher ami, vous accuser d’avoir produit un sosie de sa défunte épouse afin de garder la haute main sur sa fortune. Il faudra bien alors, faire appel à la mère…
— Elle n’est pas la seule qui puisse confirmer mon identité, fit Mélanie. Tous les serviteurs de cette maison…
— « Vos » serviteurs ! Leur témoignage n’est pas entièrement fiable.
— Eh bien alors mon oncle Hubert…
— Qui est encore en Égypte et pourrait ne pas être rentré à temps. Mais dites-moi, jeune dame ! Pourquoi donc cette répugnance envers votre mère ? La croiriez-vous capable de vous renier ?
La réponse vint nette, tranchante :
— Oui.
— Ah !… Et pour quelle raison ?
— Parce qu’elle aime M. de Varennes. Entre lui et moi, elle n’hésitera même pas. Il suffira qu’il lui dise que je ne suis qu’une copie…
— D’autant qu’en deux mois vous avez beaucoup changé, remarqua Olivier. Mon cher Langevin, je ne parierais pas sur la loyauté maternelle de Mme Desprez-Martel.
— Vous la connaissez mieux que moi sans doute. Eh bien, je suis tout disposé à vous apporter mon aide… en souvenir de mon vieil ami Timothée. Eh oui, je connaissais bien votre grand-père, ajouta-t-il avec un nouveau sourire, mais je tiens à vous mettre en garde : avec un homme capable d’échafauder un crime aussi astucieux nous allons avoir du mal à en venir à bout. Si nous ne le confondons pas du premier coup, nous aurons du fil à retordre. Le combat ne vous fait pas peur, mademoiselle ?
— Pas plus que la solitude. Ce que je veux c’est que ce mariage soit brisé par la loi et annulé par l’Église. En dehors de cela, M de Varennes sera parfaitement libre de se chercher une autre héritière.
— À moins que le lac de Côme ne restitue un corps et qu’il ne soit prouvé qu’il a tué une femme, auquel cas il appartiendrait à la justice et aurait beaucoup de peine à éviter l’échafaud…
— Pour en revenir à cette éventuelle imposture, reprit Mélanie, nous pouvons encore faire appel au témoignage des deux hommes qui m’ont sauvée à bord du train. Ils le donneront sans hésiter.
— Je n’en doute pas un instant mais je préférerais que nous n’ayons pas besoin d’eux. Si votre aventure était connue du grand public, le scandale serait énorme, vous le pensez bien puisque vous vous êtes enfuie avec un inconnu la nuit même de vos noces. Dans le monde, voyez-vous, les frasques d’un homme, surtout séduisant, font sourire. Celles d’une femme sont jugées beaucoup plus sévèrement et il faut songer à préserver votre réputation.
— Ma réputation ? s’écria Mélanie enflammée d’une colère soudaine. Autrement dit le qu’en-dira-t-on ? Vous n’imaginez pas à quel point cela m’est égal, monsieur le Commissaire. Mon grand-père – et vous le savez bien puisque vous le connaissiez – ne fréquentait pas ce qu’on appelle « le monde » et je souhaite l’imiter sur ce plan comme sur beaucoup d’autres !
Langevin se pencha et posa une main paternelle sur celles, soudain glacées, de Mélanie :
— Vous êtes très jeune, petite dame, et vous ignorez encore la cruauté qui se cache sous les fleurs, les lumières et les sourires des salons parisiens, et même des salons tout court. Cet homme qui vous a sauvée, ce peintre – assez connu d’ailleurs ! – vous ne souhaitez pas, j’imagine, lui rendre ses bienfaits en malheur ?
— En malheur ? Mais que pourrait-il lui arriver ?
— De perdre sa notoriété. Ou pis encore : de se retrouver un matin, à l’aube, sur quelque discrète pelouse, en face du marquis avec à la main une épée ou un pistolet.
Au cri d’horreur de Mélanie succéda une protestation de Dherblay :
— Ne noircissez pas trop le tableau, Commissaire ! Et n’oubliez pas que la République interdit le duel.
— Mais ne réussit à l’empêcher que si l’un des adversaires prévient secrètement la police et c’est pourquoi j’ai parlé d’une pelouse discrète : celle d’une propriété avec de grands murs ou encore une clairière dans une forêt bien touffue. Cela dit, je n’ai pas voulu vous effrayer, mademoiselle, mais simplement vous faire toucher du doigt les inconvénients que peut présenter votre situation actuelle. À présent, je me retire mais en vous assurant que vous pouvez compter absolument sur mon aide pour les jours à venir.
Langevin se levait, saluait, se dirigeait vers la porte escorté d’Olivier quand, soudain, Mélanie jaillit de son siège et courut vers lui :
— Encore un instant, je vous en prie !
Sa voix tremblait car une espèce de sanglot venait de se coincer dans sa gorge. Le danger imaginaire que le commissaire venait d’évoquer pour Antoine, après l’avoir terrorisée au point de la paralyser, venait de lui rappeler cet autre péril, beaucoup plus présent, qui menaçait son ami. Son émotion n’échappa pas au policier :
— Je suis là pour vous écouter, dit-il avec beaucoup de douceur. Avez-vous oublié quelque chose ?
— Oui… oui, une chose… terrible ! Avez-vous déjà entendu parler d’un étranger, un terroriste dont le nom est Azeff ?
Les traits de Langevin se figèrent et son regard se fit tout à coup incroyablement dur :
— Plus que je ne le voudrais. Vous le connaissez ?
Mélanie devint aussi rouge que son cachemire :
— Non, dit-elle très vite, non bien sûr !… Comment le pourrais-je ? Mais… une conversation entendue par hasard… dans le train m’a appris à la fois qu’il s’agit d’un homme dangereux… et qu’il est arrivé à Paris depuis quelques jours. C’est tout ce que je sais…
— Azeff ? À Paris ? Par tous les diables de l’enfer !
Et sans ajouter un mot de plus, le commissaire Langevin se rua sur la porte qu’il arracha presque dans sa précipitation, manqua renverser Soames et dégringola l’escalier au bas duquel il récupéra au vol son chapeau melon et son paletot mastic. Alors seulement on l’entendit crier :
— Je vous emprunte votre voiture, Dherblay ! Je vous la renvoie dans une heure !
Dans la grande pièce lambrissée d’acajou, le silence était total. Seul le feu se faisait entendre. Ce fut le rire d’Olivier Dherblay qui le brisa.
— Diable d’homme ! fit-il. C’est gentil à lui de me prévenir !… – puis, avisant un échiquier d’ébène et d’ivoire disposé sur une petite-table, il ajouta : – Je crains qu’il ne vous faille me supporter encore un moment. Voulez-vous que nous fassions une partie ? Je sais que vous êtes une adversaire respectable.
Il apporta la table près du feu où Mélanie, encore tremblante de la peur qui l’avait secouée, était revenue. Mais avant de s’installer en face de la jeune femme, il alla remplir deux verres à la carafe laissée par Soames et lui en offrit un :
— Buvez ! Je crois que vous en avez besoin.
Il se pencha vers elle et le feu alluma des reflets dans le cristal taillé du verre et dans les yeux d’Olivier dont, pour la première fois, Mélanie découvrait qu’ils étaient de ce bleu un peu dur du lapis-lazuli. La profondeur de l’orbite où ils s’enchâssaient les assombrissait le plus souvent mais lorsqu’une petite flamme de gaieté les animait ils devenaient fascinants. Elle sourit à ces yeux-là, prit le verre et, dédaignant une fois de plus les bonnes manières, elle le vida d’un trait, ce qui le fit rire.
— Quelle jeune béotienne ! Cela se déguste…
La partie dura car tous deux jouaient bien. Entre les coups, ils échangeaient parfois un sourire mais sans dire un mot. Olivier perdit juste au moment où le roulement de sa voiture se faisait entendre dans la cour. Un peu trop vite peut-être. Mélanie pensa qu’il se laissait battre délibérément parce qu’il n’avait sans doute plus de temps à lui consacrer.
Après son départ, elle se sentit curieusement seule. Le début de cette longue journée commencée dans un train lui semblait aussi lointain qu’un souvenir d’enfance. Cela tenait sans doute à ce que tout allait trop vite depuis deux mois. Sa vie, au lieu de s’écouler douce et agréable dans les plaisirs de la lune de miel, s’était emballée comme dans les images de M. Lumière que Fräulein l’avait emmenée voir à l’Exposition universelle de 1900 ; rien n’avait plus l’air vrai. Peut-être parce que l’éclairage des êtres et des choses avait changé. Le prince charmant s’était mué en un bandit de grands chemins tandis qu’Olivier Dherblay, considéré jusqu’alors comme un homme foncièrement ennuyeux, se révélait un ami délicat et presque amusant.
À bien s’interroger, Mélanie dut s’avouer tout de même que celui-ci avait monté dans son estime quand, sur le quai de la gare de Lyon, il lui avait appris qu’en cas de besoin elle pouvait chercher refuge dans l’hôtel Desprez-Martel. Résultat : c’était lui qu’elle avait appelé à son secours et il était venu aussitôt…
Quittant son coin de feu, elle alla poser ses bras sur le haut dossier du fauteuil qui, derrière le grand bureau, marquait la place du vieillard. Elle en caressa le cuir fatigué par des années de labeur :
— Saurai-je jamais ce qui vous est arrivé ? murmura-t-elle. Oh, Grand-père !… vous me manquez tellement ! Mais aussi pourquoi ai-je accepté que l’on ne respecte pas vos volontés ? J’en suis bien punie. La maison est si vide, sans vous !
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