La note douloureuse qui vibrait dans ces mots désenchantés fit réagir Antoine. Se laissant glisser à genoux devant Mélanie, il la saisit aux épaules et la secoua sans trop de douceur :
— Vous n’imaginez pas que nous allons laisser les choses en l’état ? Permettre à ce misérable de s’adjuger votre fortune et de mettre en danger ce qu’il reste de votre famille ? Car ne vous y trompez pas : il veut tout. Votre mère et sa frivolité incurable ne pèseront pas lourd. Pour ce qui est de votre oncle, je le vois très bien victime d’un accident quelconque lui aussi. N’y a-t-il plus rien pour eux dans votre cœur ?
— Pas grand-chose, je le crains, pour ma mère. En revanche, j’aime bien mon oncle Hubert… Mais peut-être qu’il ne leur fera rien. Quant à moi, je me sens bien ici. Après tout pourquoi ne pas me laisser oublier ?
— Et faire dire quelques messes pour le repos de votre âme par l’abbé Bélugue ? Mélanie, Mélanie, réveillez-vous ! Rien n’est plus dangereux qu’une idée morbide si on la laisse se développer car rien n’est plus séduisant, à certains moments, que la tentation de la mort ! Croyez-moi !
— Cette tentation, vous l’avez déjà ressentie ? Vous ?
— Oui.
— Comme c’est étrange !… Mais, bien sûr, vous ne m’en direz pas plus ?
— Non. Êtes-vous disposée à suivre mes conseils ?
— C’est selon ! Que dois-je faire ?
— Rien. Pour le moment tout au moins. Moi, ce soir, je prendrai le train de nuit pour Paris. J’ai là-bas un ami journaliste, un peu fou mais d’une discrétion à toute épreuve dans les cas graves et, de plus, fouineur comme pas un. Je vais lui demander d’aller explorer les rives du lac de Côme pour voir si, d’aventure, une belle rousse n’aurait pas surgi quelque part, en pleine nuit. Vous, naturellement, vous restez ici.
— Alors c’est non ! coupa Mélanie. Si vous allez à Paris j’y vais aussi. Il est temps que je m’occupe de mes propres affaires et d’ailleurs est-ce que je ne représente pas la meilleure façon de confondre Francis ? Quand je serai en face de lui, il faudra bien qu’il me reconnaisse ! Ce pourrait même être un spectacle assez amusant ?
— Je ne crois pas. Même en face de l’évidence, un homme comme lui n’avouera jamais rien. D’ailleurs, vous n’en avez peut-être pas conscience mais vous avez changé depuis que vous êtes ici. Il vous accusera d’imposture…
— Et ma mère ? Croyez-vous qu’elle ne me reconnaîtra pas ?
Antoine hésita un instant devant ce qu’il allait dire puis se décida :
— C’est un risque que je préfère ne pas vous voir courir pour le moment car vous ignorez jusqu’à quel point elle tient à cet homme.
Puis, voyant se crisper le visage de Mélanie, il se fit tout de suite plus tendre :
— Je sais que je vous fais du mal mais je veux vous en éviter davantage. Croyez-moi, mon petit cœur ! il vaut beaucoup mieux que j’aille reconnaître le terrain, voir votre oncle puisque vous êtes sûre de lui…
— Encore faudrait-il qu’il soit à Paris ? Il est toujours sur les chemins pour des chasses, pour le sport. Lui aussi est un voyageur impénitent…
— Mais à moins qu’il ne soit parti pour le Tibet il apprendra la nouvelle et il reviendra assister à la cérémonie que l’on célébrera très certainement pour le repos de votre âme. S’il est là je le verrai et, de toute façon, Lartigue et moi sommes très capables de préparer pour Varennes le piège solide dont il a besoin.
— Mais si oncle Hubert est là, je n’ai aucune raison de ne pas rentrer ?
— S’il est là, vous venez de le dire vous-même. En outre, la déception et la colère sont capables de pousser le marquis à toutes les extrémités. Je ne veux pas que vous soyez en danger. Alors laissez-moi préparer le terrain pour vous ! Ensuite, je vous appellerai. Et vous n’aurez plus à craindre d’être une femme sans identité, vous redeviendrez très vite Mélanie Desprez-Martel car, votre pseudo-mari en prison, vous serez rapidement divorcée et l’annulation suivra. Je vous en prie, Mélanie, laissez-moi faire !
Les mains d’Antoine serraient les épaules de la jeune femme comme pour mieux faire pénétrer en elle sa conviction. Elles lui faisaient un peu mal mais elles étaient chaudes et rassurantes et Mélanie retrouva un petit sourire :
— J’aimais mieux le nom que vous m’avez donné il y a un instant…
— Lequel ?
— Vous le savez très bien. Mélanie, décidément, c’est un peu sec.
Alors les mains d’Antoine se desserrèrent, glissèrent le long du dos jusqu’à la taille qu’elles étreignirent tandis qu’incapable de résister à l’attrait de cette jolie bouche, il s’en emparait avec une ardeur qui traduisait assez bien ce qu’avaient pu être ses dernières nuits. Mélanie eut un soupir de bonheur et se blottit étroitement contre lui avec l’impression délicieuse que, depuis toujours, cette place lui était réservée.
Victoire qui rapportait le plateau à café s’arrêta au seuil de la cuisine et les larmes lui vinrent aux yeux : elle voyait enfin ce dont elle avait rêvé depuis tant d’années. Elle recula un peu pour être sûre de ne pas être aperçue, ce qui lui permit de stopper la charge de Magali et de Mireille qui rentraient en trombe pour faire la vaisselle. Elle mit d’abord un doigt sur sa bouche puis leur intima l’ordre d’aller au fruitier lui chercher un plein panier de poires d’hiver.
Comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, les jumelles partirent sur la pointe des pieds, étouffant des rires dont elles ne savaient pas la raison et Victoire resta là, retenant son souffle par crainte de troubler ce miracle : un instant d’amour vrai, une minute d’éternité.
À la tombée de la nuit, Antoine, conduit par Prudent, partit pour Avignon où le rapide Marseille-Paris passerait vers dix heures du soir. Il ne dit pas un mot tant que dura le petit voyage. Son esprit restait auprès de Mélanie, telle qu’il allait en garder le souvenir : debout dans le grand rectangle lumineux de la porte et agitant la main dans un geste d’adieu… À cet instant, la tentation d’ordonner à Prudent d’arrêter et de remettre la voiture au garage avait été affreuse. Ce serait si simple de garder ce fabuleux cadeau du destin ! Un mot, un geste et il pourrait courir vers elle, l’emporter dans ses bras jusqu’à la vieille couverture garance qui garderait à jamais l’empreinte de sa chair nacrée et l’aimer, l’aimer jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à en mourir. Et voilà que, comme un imbécile d’honnête homme, il allait travailler à la rendre aux siens, à une vie où il savait bien qu’il n’aurait pas sa place. Il allait travailler à la perdre alors que tout en lui l’appelait, la désirait…
Il se força à continuer sa route, s’accordant seulement la joie de penser que là-bas, Mélanie le suivait en esprit et que, peut-être, elle l’aimait un peu ? Ou bien ce qu’elle ressentait pour lui n’était-il que l’éblouissement d’un corps soudain éveillé au plaisir, la tendresse que toute femme garde à un savant initiateur si d’aventure elle en rencontre un ? Il eût été si heureux d’apprendre qu’elle éprouvait la même déchirure que lui !…
Mais Mélanie ne souffrait pas. Elle était même infiniment heureuse. Le souvenir du baiser d’Antoine était là pour lui tenir chaud et repousser dans les ténèbres dont elle n’aurait jamais dû sortir la dramatique nouvelle d’Italie apportée tout à l’heure par le journal jusqu’à ce château des garrigues où il faisait si bon aimer Antoine…
Le lendemain dans l’après-midi, Mélanie, assise par terre au milieu de l’atelier, explorait, avec le petit frisson délicieux du fruit défendu, les œuvres d’Antoine. Il y avait des toiles étranges, aux couleurs fulgurantes, d’un symbolisme trop compliqué pour elle, quelques portraits mais qui représentaient surtout des paysans. Des vieux à la peau tellement plissée de rides qu’elle paraissait feuilletée mais dont les yeux brillaient comme des escarboucles. Deux ou trois portraits de femmes, trop belles pour que la jalouse ne les jugeât pas détestables et vouées à la décrépitude dans un proche avenir. Et puis des dessins, des tas de dessins représentant les habitants de la maison, chat et chien compris, mais un carton, caché sous le divan, lui réservait une surprise car il était bourré à craquer d’esquisses, de sanguines et de pastels dont l’unique modèle était elle-même : son visage d’abord et puis toute sa personne, debout, assise, courant vers un horizon invisible. Quelques feuilles, soigneusement enveloppées de papier, la firent même rougir jusqu’aux oreilles car elle s’y vit nue, étendue sur le divan rouge qui faisait chanter son corps sur lequel le pastel s’était attardé avec une complaisance un peu gênante quoique flatteuse. Et Mélanie, n’ayant jamais posé pour le peintre, resta un moment à se demander comment il avait pu la rendre si vivante et si voluptueuse.
Le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la maison la fit sursauter. Elle se hâta de remettre tout en place, pensant que peut-être Antoine avait changé d’avis et revenait, puis elle se calma. Fallait-il qu’elle se sentît en faute pour avoir oublié que ce devait être Prudent retour d’Avignon où son maître lui avait conseillé de passer la nuit et de faire quelques emplettes !… Néanmoins, elle jugea plus sage de quitter l’atelier et sortit sur la pointe des pieds. Mais l’occupant de l’automobile ne devait pas être l’époux de Victoire car Mélanie entendit des voix dont l’une lui était inconnue. Et c’est seulement quand elle fut en haut de l’escalier qu’elle aperçut le visiteur et le reconnut en dépit du sobre costume de ville qu’il portait en place de son uniforme : c’était Pierre Bault, cet étrange conducteur de wagons-lits qu’Antoine tutoyait. Et Victoire causait avec lui comme si elle le connaissait depuis longtemps.
Évidemment, depuis deux mois la vie de Mélanie avait suivi bien des chemins assez étranges pour qu’elle ne s’étonnât plus de grand-chose mais cette arrivée soudaine était tout de même bizarre. Elle hésita toutefois à se montrer. Et puis soudain Bault éleva la voix et elle entendit :
"La jeune mariée" отзывы
Отзывы читателей о книге "La jeune mariée". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La jeune mariée" друзьям в соцсетях.