Mélanie s’était arrêtée à quelques pas d’Antoine, n’osant plus bouger et à peine respirer. Tout son être devenait une interrogation passionnée… Dans un instant peut-être elle allait se détourner, s’enfuir…
« Qu’est-ce que tu attends, imbécile ? » souffla son autre lui-même.
Antoine, alors, ouvrit les bras et oublia des scrupules tout à fait hors de saison…
Il était déjà tard, le lendemain soir, quand le peintre arrêta sa Panhard-et-Levassor devant le Grand Hôtel qui, à la pointe du Cap-Martin, entre Monaco et Menton, étendait la blancheur de ses bâtiments à clochetons que le crépuscule habillait d’une belle couleur de violettes de Parme. En dépit de la houppelande en peau de chèvre, du chapeau de tweed enfoncé jusqu’aux sourcils et des grosses lunettes qui opéraient la jonction entre les deux, le voiturier n’eut aucune peine à reconnaître l’arrivant :
— Monsieur Laurens ! C’est un vrai plaisir ! J’espère que Monsieur a fait un bon voyage ?
— Excellent, Émile, excellent… mais si cela ne vous ennuyait pas de conduire ma voiture au garage après en avoir extrait ma valise, vous me rendriez un grand service. Je tombe de sommeil.
Secouant la poussière comme un chien sa fourrure mouillée et tapant des pieds, Antoine pénétra sous le péristyle de marbre puis à l’intérieur de l’hôtel où le portier lui réserva un accueil des plus aimables avant d’ajouter :
— Si vous désirez voir Sa Majesté, je crois qu’elle est encore là pour une bonne quinzaine. Le temps qui règne actuellement sur l’Angleterre ne l’encourage guère à regagner Chislehurst.
— Cela veut dire que j’ai de la chance. Sa santé est bonne ?
— Je crois pouvoir affirmer qu’elle est excellente. Ce matin encore elle faisait sa promenade par le chemin de la douane en compagnie de M. Pietri, de Mlle de Bassano et de Mlle de Castelbajac et j’ai eu personnellement l’honneur de la saluer.
— J’espère avoir le même honneur, demain. Mais dites-moi, Legrand, n’avez-vous pas entendu parler d’un couple de jeunes mariés qui devait passer sa lune de miel au Cap…
— Le marquis et la marquise de Varennes, je pense ?
— En effet. Les avez-vous aperçus ?
L’homme aux clefs d’or eut un sourire qui corrigea le léger reproche de sa réponse :
— Pas encore, monsieur Laurens. On ne choisit pas une villa enfermée dans les arbres et les fleurs pour se répandre à peine arrivés dans le monde cosmopolite d’un hôtel.
— Ils sont donc là ?
— Mais… je pense. Le cuisinier de la villa Torre Clementina, dont le caviar ne correspondait pas aux goûts de M. le marquis, est venu hier soir demander à notre chef de lui prêter de l’iranien.
— La villa Torre Clementina ? Qu’est-ce que c’est ?
La question offusqua Legrand qui considéra Laurens d’un air inquiet :
— Je croyais que vous connaissiez mieux le Cap, monsieur Laurens ! La villa de Mme Stern, cette grande maison byzantine truffée de mosaïques d’or, de statues, de vases et j’en passe, qui est voisine d’ailleurs de celle de Sa Majesté l’Impératrice.
— Ah je vois ! fit Antoine qui se demandait comment il avait pu oublier cette incroyable maison. Et c’est là qu’ils sont ?
— Mais oui. Mme Stern a bien voulu la prêter à M. de Varennes pour sa lune de miel. Il est question que les jeunes époux restent là un mois avant de partir pour l’Italie…
— Eh bien ! Je crois qu’il va me falloir renoncer à mon projet. Je souhaitais rencontrer Varennes mais je pense qu’une visite serait mal venue ?
— Tout à fait, si je peux me permettre ! Un jeune couple souhaite surtout la solitude. Il est même étonnant que vous ayez su sa présence ici.
— Nous sommes de vieux amis… Merci Legrand, il y a toujours plaisir à causer avec vous ! À présent, je vais demander que l’on me monte à dîner et je me couche !
— Passez une bonne nuit, monsieur Laurens ! Je vous envoie tout de suite un garçon du restaurant avec la carte.
Un moment plus tard, accoudé à son balcon qui surplombait les grands pins parasols penchés et tordus dont s’habillait la pointe extrême du Cap-Martin, Antoine regardait s’éteindre dans la mer le dernier reflet du jour. Ce qu’il venait d’apprendre le confondait. Comment M. « et » Mme de Varennes pouvaient-ils se trouver à quelques pas de lui alors qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir où était en réalité la détentrice légale du nom ? Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Varennes avait concocté l’enlèvement de sa femme par un comparse sur le parcours du Méditerranée-Express et, en outre, il avait prévu une autre comparse pour jouer à la villa Torre Clementina le rôle de sa jeune épouse. Dans ces conditions, la lune de miel allait, très certainement, s’étirer sur quelques mois et se compléter peut-être par un voyage en pays lointains. Il y avait de fortes chances pour qu’on ne revît pas les Varennes à Paris avant longtemps…
— Demain, décida Antoine à haute voix, demain, je penserai à tout cela ! Pour ce soir, je suis trop fatigué…
Néanmoins, il ne put empêcher son esprit de retourner vers Mélanie, vers Mélanie qu’il n’avait, en vérité, pas quittée de la journée. À chaque instant, dans le soleil qui inondait la route blanche, il croyait la revoir telle qu’elle lui était apparue dans cette nuit miraculeuse où elle s’était donnée à lui : nimbée d’or, affolante et exquise dans la perfection de sa beauté encore inviolée. Quand il l’avait faite femme, elle n’avait eu qu’un tout petit gémissement mais ses yeux s’étaient ouverts, immenses et sombres comme ce ciel qui, à présent, rejoignait la mer dans un bleu infini et profond, et elle avait souri en resserrant ses bras autour de lui pour que leur union fût encore plus complète… Plus tard, elle avait soupiré de bonheur en s’endormant la tête sur la poitrine d’Antoine que ses cheveux inondaient.
Un peu avant le jour, il l’avait enveloppée doucement dans la vieille couverture garance, teinte et tissée à la main, qui recouvrait le divan et il l’avait emportée jusqu’à sa chambre où il l’avait couchée avec des gestes qui étaient encore des caresses. La fraîcheur des draps réveilla vaguement la jeune femme. Sans ouvrir les yeux, elle lui tendit sa bouche pour un dernier baiser puis elle replongea dans un sommeil qui devait être bienheureux si l’on en jugeait au sourire que ses lèvres esquissaient. Une heure plus tard, rincé à grande eau bien froide et lesté de plusieurs tasses de café, Antoine roulait vers la Durance dans un petit matin frisquet avec la délicieuse sensation d’avoir retrouvé ses vingt ans. Il se sentait même si bien que, tout au long du chemin, il éluda les questions que son double, pointilleux et ami de la tranquillité, tentait de soulever. Il était, en effet, beaucoup trop heureux pour chercher à en savoir le pourquoi.
Arrivé à destination et décidé à chasser les soucis pour vivre l’instant présent, Antoine, après avoir bien rempli son regard de la splendeur du paysage, se fit couler un bain puis dévora une langouste grillée arrosée d’un joyeux vin de Chablis, après quoi, sans même quitter son peignoir en tissu éponge, il alla se jeter sur son lit, bras en croix et jambes écartées, pour y sombrer aussitôt dans le sommeil sans rêves d’un animal harassé.
Séparée de l’hôtel par son parc et par le vaste terrain boisé sur lequel on l’avait construite, la villa Cyrnos avait l’air de voguer sur le flot vert d’une épaisse végétation méditerranéenne. Avec sa grande terrasse et son élégant bâtiment blanc à un seul étage et pavillon en retour, elle s’y posait comme une couronne légère. Derrière elle, on apercevait la masse rouge du Rocher de Monaco mais en face il n’y avait que la mer infinie et, très loin, la Corse que l’on pouvait deviner par temps clair et dont la maison tirait son nom.
Cette villa datait d’une dizaine d’années à peine. On l’avait construite sur un immense terrain appartenant à la duchesse d’Aoste, née princesse Laetitia Bonaparte, d’après les croquis d’une très grande dame qui avait choisi d’y passer ses hivers : l’impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III. Fille de l’Espagne brûlée de soleil elle espérait de ce doux climat un peu d’apaisement pour d’inguérissables blessures : la mort de son époux et, surtout, celle de son fils, le jeune prince impérial, tué au Zoulouland en combattant avec les troupes anglaises.
Elle avait exigé que ses jardins, traversés de grandes allées, corrigent à peine la nature et laissent aux pins parasols, aux lauriers, aux myrtes, aux bougainvilliers et à toutes les plantes sauvages le loisir de vivre en paix.
— Je n’aime pas tous ces palmiers dont les jardiniers sont si fiers, disait-elle volontiers.
C’est la porte rustique de ce jardin qu’Antoine poussa le lendemain matin, en habitué qui sait n’avoir rien à redouter de l’accueil. Et, en effet, le vieux majordome qui vint à sa rencontre le salua en souriant :
— Monsieur Laurens !… Sa Majesté va être très heureuse de vous voir.
— J’espère surtout ne pas la déranger. J’aurais dû la prévenir, bien sûr, mais le temps m’a manqué.
— Ne vous excusez pas ! Je vais avertir M. Pietri, son secrétaire. Sa Majesté est justement en train de dicter son courrier, dit-il en ouvrant devant le visiteur la porte d’un petit salon qui le plongea instantanément dans ce qui avait été, aux beaux jours de l’Empire, le décor des Tuileries, de Saint-Cloud ou de Compiègne : rideaux de velours rouge, fauteuils tendus de reps à lourds capitons, glands et pompons de riche passementerie, chaises et petits meubles d’ébène incrustée de feuilles et de fleurs de nacre ou d’ivoire et, sur un chevalet, un portrait de l’enfant disparu qu’Antoine connaissait bien pour l’avoir peint lui-même d’après une photographie. Mais, au lieu du secrétaire annoncé, il vit surgir une dame âgée – elle avait alors soixante-dix-huit ans ! – dont de plus jeunes eussent envié la vitalité.
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