— Mon Dieu ! gémit-il, elle a recommencé !

— Recommencé ? Mais quoi ?

— Elle s’est enfuie, bien sûr !… Vous êtes certain de ne pas l’avoir vue descendre du train… à Lyon ? Ou à Avignon ?

— Mais… non.

— C’est effrayant !

Et Varennes, s’assurant que sa porte était bien fermée et que personne ne stationnait devant, confia à cet homme qu’il avait si mal traité jusque-là ce qu’il appelait « le cauchemar » de sa vie. Selon lui Mélanie, depuis la disparition de son grand-père qu’elle avait fort mal supportée, était sujette à des fugues. Quand on la conduisait quelque part, elle s’arrangeait pour échapper à la surveillance des siens afin d’aller vagabonder dans la campagne sous le prétexte qu’elle voulait à tout prix retrouver « Cher Grand-Papa »…

— Étant donné qu’elle m’aime profondément, ajouta-t-il, sa pauvre mère et moi avons pensé que le mariage pourrait avoir sur son état une influence bénéfique mais, en la conduisant à Menton, sous couleur de passer notre lune de miel dans la propriété d’un ami, je pensais la faire examiner par un psychiatre de mes amis qui opère des cures vraiment miraculeuses…


En dépit de la promesse qu’elle venait de faire, Mélanie ne put retenir un cri d’indignation :

— Un psychiatre ? Il m’emmenait chez un psychiatre ? Autrement dit dans une maison de fous ?… Mais qu’est-ce que c’est que cet homme que j’ai épousé ?

Elle leva vers ses compagnons un regard plein d’épouvante puis éclata en sanglots. Immédiatement Victoire se leva et vint entourer ses épaules d’un bras protecteur :

— Je savais que c’était une bonne chose qu’on vous amène ici, demoiselle, mais je ne pensais pas que c’était à ce point… Pleurez un peu, cela vous fera du bien ! Je vais vous donner quelque chose qui vous remettra.

D’autorité, elle prit le bras d’Antoine et le mit à la place du sien tandis qu’elle allait ouvrir la grande armoire pour en tirer un flacon enveloppé d’un tressage d’osier. Antoine fit d’abord la grimace mais n’osa pas ôter son bras, comprenant bien que cette pauvre petite qui n’avait pas versé une larme depuis leur rencontre avait besoin de lâcher les vannes. Même, soudain attendri, il se pencha un peu plus, essuya ses lèvres graissées par les rillettes qu’il venait d’attaquer au moment de l’explosion de Mélanie, et posa un baiser sur ses cheveux soyeux qu’elle relevait seulement d’un ruban vert. Cependant Victoire emplissait un petit verre d’une belle liqueur ambrée qu’elle porta aux lèvres de la jeune fille.

— Buvez ça ! intima-t-elle. Vous vous sentirez mieux. C’est de l’élixir du mont Ventoux, une vieille recette des bergers.

— J’en prendrais bien aussi une goutte, fit Antoine.

— Finissez d’abord vos rillettes, cela vous donnerait mal au cœur.

Ainsi réconfortée, Mélanie se calmait peu à peu. Elle but le contenu du verre puis s’efforça de sourire à ses compagnons :

— Merci, dit-elle. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais pu devenir sans vous ?

Antoine recouvrit de sa grande patte la petite main posée sur la table et qui tremblait encore un peu :

— Mais vous nous avez ! fit-il gravement tandis que Polly sautait soudain sur les cuisses de Mélanie et que Percy venait avec une grande dignité compatissante poser une patte sur ses genoux… Vous vous sentez assez forte pour entendre la suite ? Ce n’est plus très long.

— Il le faut bien. De toute façon je ne pourrai rien entendre de plus pénible.

— Sans aucun doute mais ce ne sera pas moins étonnant… Naturellement, Pierre a tout de suite dit à ce… pauvre homme qu’il allait prévenir les autorités mais, à sa grande surprise, on l’en a empêché. On l’a même supplié de n’en rien faire car cela pourrait déclencher une catastrophe : « Mettre la police aux trousses de cette pauvre enfant pourrait la pousser aux dernières extrémités. Laissez-moi la rechercher moi-même ! Je suis presque certain qu’elle est descendue à Lyon. Il y a dans cette ville une vieille parente qu’elle aime beaucoup et je gagerais qu’elle est allée se réfugier auprès d’elle. » Bault a objecté qu’il ne voyait pas pourquoi une heureuse jeune mariée aurait tout à coup décidé d’abandonner son époux au début de son voyage de noces… Alors, on lui a expliqué qu’il vous arrivait d’être prise d’une sorte de panique, un besoin incontrôlable de vous enfuir en oubliant tout.

— En ce cas pourquoi m’a-t-il laissée seule ? On ne m’a même pas permis d’emmener ma femme de chambre sous prétexte que nous trouverions sur place tout le personnel désirable.

— Je me demande, remarqua Victoire, si vous deviez vraiment aller jusqu’à Menton ?… Ce beau monsieur n’avait-il pas décidé de vous faire enlever pendant le voyage ? Cela expliquerait ce soin qu’il a pris de vous laisser dormir seule cette nuit-là ?

L’idée était intéressante et jetait un curieux éclairage sur le comportement de Francis. Antoine se rangea très vite à l’opinion de la vieille femme et Mélanie le rejoignit mais elle voulait en savoir davantage.

— Que vous a-t-on dit de plus ? Comment s’est terminée la conversation avec le conducteur ?

— Après s’être fait beaucoup prier, Pierre a consenti à ne rien révéler pour le moment puisqu’on lui assurait que c’était pour votre bien. Il avait, évidemment, les meilleures raisons pour cela et, en gare de Menton, il a laissé le marquis descendre comme si de rien n’était mais en regrettant vivement de ne pouvoir le suivre.

— Est-ce qu’en cours de route M. Bault a remarqué un voyageur qu’il n’avait pas encore vu ? Est-ce que quelqu’un est monté, à Lyon par exemple ?

— Il n’a rien vu mais il est toujours possible de monter à contre-voie et peut-être dans une autre voiture. Cette espèce d’énigme l’intrigue et l’agace par ailleurs. Il se peut aussi qu’un des voyageurs partis de Paris soit notre homme et qu’en trouvant votre sleeping vide, puisque vous étiez chez moi, il ait jugé plus prudent de ne pas insister ?

— Ce ne sont que des hypothèses. Comment apprendre la vérité ?

— On peut déjà essayer de savoir ce qui vous attendait au bout du voyage. Connaissez-vous l’adresse de la maison où vous deviez passer votre lune de miel ?

— Non. On… a voulu m’en faire la surprise. Tout ce que j’en sais est qu’il s’agissait d’une villa du Cap-Martin. J’ai entendu M. de Varennes le dire à ma mère…

— Ce n’est déjà pas si mal ! Victoire, tu diras à Prudent de me préparer la voiture pour demain matin sept heures. Je vais là-bas.

Pour quoi faire ?

— Me renseigner. Tu sais bien que je suis curieux comme un vieux chat.

— Je crains que vous ne perdiez votre temps, fit Mélanie. Nous n’allions peut-être pas du tout au Cap-Martin…

— Je connais bien le Cap. Ce sera facile de vérifier. Pour l’instant, allons plutôt nous coucher !

Tandis que Victoire fermait la maison, Antoine et Mélanie montèrent côte à côte le large escalier de pierre blanche. La flamme de leurs chandelles – il n’y avait pas l’électricité et Victoire tenait le gaz pour une invention du Diable – leur dessinait de grandes ombres où s’effaçaient les personnages d’une vieille tapisserie pendue dans la cage d’escalier. Soudain, Antoine constata que la bougie de Mélanie tremblait. Doucement il glissa son bras sous celui de la jeune fille et sentit qu’en effet elle frissonnait.

— Mélanie, chuchota-t-il en se penchant vers elle, il ne faut pas avoir peur. Vous êtes en sécurité ici et je peux vous jurer de faire tout au monde pour vous défendre et vous protéger.

Une bouffée de soudaine tendresse l’envahissait pour ce petit personnage encore refermé sur les mystères de l’adolescence et dont il découvrait le charme et la fragilité en dépit de ce grand courage dont elle faisait montre. Il savait pourtant que les pensées des hommes sont à la merci d’infimes circonstances – par exemple un tendre reflet de lumière sur un jeune visage auréolé de cheveux mordorés – mais il découvrait en lui-même d’étranges remous, des impulsions bizarres.

Pensant qu’elle allait se mettre à pleurer, il faillit la prendre dans ses bras. Or, les yeux étincelants qu’elle tourna vers lui étaient, à sa grande surprise, parfaitement secs.

— Je n’ai pas peur, affirma-t-elle. Si je tremble, c’est de rage et de dégoût. Quand je pense que j’aimais cet homme et que j’ai voulu l’épouser alors que mon grand-père y était opposé ! Je lui ai même écrit pour le supplier de ne pas me réduire au désespoir en refusant ma main à Francis ! Quelle idiote ! Comment ai-je pu être aussi stupide !

— Nous le sommes tous à un moment ou à un autre. Pourquoi croyez-vous que je tienne à rester célibataire ?… Tout simplement parce que j’ai appris à me méfier de ce qu’on appelle l’amour et, à présent je me sens tout à fait serein… Évidemment, j’ai vingt-cinq ans de plus que vous, ce qui change la manière de voir…

— Tant que cela ?

La phrase était partie toute seule. Elle la regretta aussitôt et tenta d’en corriger l’effet :

— Je voulais, dire qu’à vous voir, on ne peut imaginer que vous…

— Soyez si vieux ? compléta Antoine en éclatant de rire. Ne vous excusez pas : c’est tout naturel à seize ans. Un homme de quarante ans ne peut être qu’un vieux monsieur…

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! fit-elle mécontente. Comment pourriez-vous être un vieux monsieur ?

Comment aurait-il pu l’être, en effet, avec cette figure dont les traits accusés ne manquaient ni de puissance ni de charme, ces yeux bleu sombre profondément enfoncés dans l’orbite comme pour s’y abriter et cette bouche mince au pli moqueur ? Elle apprécia aussi la silhouette qu’en dépit des vêtements fatigués mais confortables on devinait athlétique et qui ne devait pas s’encombrer d’un pouce de graisse. Non, en vérité, il n’avait rien d’un vieil homme cet Antoine tombé dans sa vie pour y jouer les anges gardiens.