Très émue et très heureuse à la pensée que Francis allait peut-être enfin la trouver belle, Mélanie embrassa le vieil homme qui arrondit son bras pour le lui offrir :
— Tu es jolie comme un cœur ! déclara-t-il avec fierté. Allons voir à présent ce que ta mère va en penser, ajouta-t-il avec un petit rire traduisant bien le plaisir qu’il se promettait.
Il fut comblé au-delà de ses espérances. Le rayonnement frivole d’Albine s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle, et durant tout le dîner elle ne fit entendre que deux ou trois paroles. Ses yeux ne quittaient son assiette que pour se poser avec une sombre avidité qu’elle ne parvenait pas à déguiser sur la gorge de sa fille, et elle ne prit aucune part à la conversation dont se chargèrent volontiers l’oncle Hubert et, surtout, les cousins du fiancé, le vicomte et la vicomtesse de Resson qui se tenaient tellement au fait de ce qui se passait autour d’eux qu’ils auraient pu, à eux deux, fournir la matière pour un journal. Lui, long visage maigre enrichi d’une moustache blanche à la François-Joseph et d’un monocle dont le mince ruban de soie noire lui barrait une joue, était un ancien diplomate. Passionné, bien sûr, par la politique, il discourut sur les tout récents accords, secrets en principe, qui venaient d’être signés entre la France et l’Italie pour une neutralité réciproque au Maroc et en Tripolitaine. Elle, petite femme mince aux cheveux argentés admirablement bien coiffés, était enrobée de Chantilly noire et offrait, sur une poitrine outrageusement remontée par le corset, une batterie d’émeraudes assez belles pour avoir retenu un instant l’attention d’Albine. Sa spécialité à elle c’étaient les potins mondains, les remous que suscitait la prochaine inauguration de la statue de Balzac – « On dit que Rodin l’a sculpté tout nu ! N’est-ce pas une horreur » –, la dernière brouille conjugale entre Boni de Castellane et son « petit pruneau américain », le grand bal paré chez les Fauchier-Magnan et surtout le duel qui avait opposé la veille même le marquis de Dion, député royaliste, à son collègue socialiste M. Gérault-Richard, qui s’en tirait avec une égratignure au bras droit. Incorrigible bavarde, elle tenta bien de revenir sur l’éclatant divorce qui avait eu lieu au printemps dernier entre le prince Albert de Monaco et sa seconde épouse Alice Heine, d’origine américaine et veuve du duc de Richelieu, mais, Hubert lui ayant fait remarquer en riant que ce n’était peut-être pas une bonne idée de parler divorce à un dîner de fiançailles, elle lui donna raison avec une parfaite bonne humeur et embraya aussitôt sur les dernières excentricités de Mme Sarah Bernhardt.
L’oncle Hubert lui donnait la réplique avec sa verve habituelle, Grand-père étant surtout l’interlocuteur privilégié de son époux et, s’il arrivait à Olivier Dherblay, très élégant dans un habit admirablement coupé, de glisser dans la conversation un mot, une remarque qui en faisaient un compagnon de table agréable, Fräulein, que Grand-père avait tenu à inviter, se tenait parfaitement coite dans sa robe de satin bleu azur semée, bien entendu, de myosotis, sa fleur d’élection. Par contre, elle ne perdait pas un coup de fourchette.
Francis non plus ne disait rien. Il avait complimenté Mélanie sur sa grâce et son éclat mais, depuis, il gardait le silence, écoutant les autres et tournant la tête de temps en temps pour sourire à sa fiancée. Des sourires qui faisaient battre un peu plus vite le cœur de la jeune fille.
Lorsqu’elle vit que le dessert se composait de riz à l’impératrice et de pêches cardinal, Mme de Resson éclata de rire :
— Songeriez-vous, cher Monsieur Desprez-Martel, à lancer un défi à notre affreux gouvernement ? Le trône et l’Église réunis sur votre table ? L’abominable Combes en ferait une jaunisse !
— Si je pensais arriver à un tel résultat, Madame, soyez certaine que je vous priverais de dessert et enverrais immédiatement ces deux plats à la présidence du Conseil ! La peste étouffe ce bonhomme qui fait passer de si mauvaises nuits à notre président Loubet ! Boirons-nous à cet étouffement ?
— Volontiers mais pas tout de suite. Le premier toast n’appartient-il pas au fiancé ? Cher Francis, je crois qu’il est temps ?
Le jeune homme se leva aussitôt et tira de sa poche un petit écrin blanc qu’il ouvrit en se tournant vers Mélanie devenue soudain aussi rose que ses perles :
— Voulez-vous, avec la permission de vos parents ici présents, m’accorder, chère Mélanie, le grand bonheur de vous offrir cet anneau de fiançailles qui fut celui de ma mère et que je vous demande de porter à l’avenir et en gage de la promesse qui doit nous unir ?
La jeune fille leva vers lui un regard embué et lui offrit en tremblant légèrement sa main gauche à l’annulaire de laquelle il glissa une bague ancienne qui se composait uniquement d’un diamant navette aux reflets légèrement rosés avant de poser, sur le bout des doigts minces, un baiser léger. Chacun alors se leva et, à la demande du vieux Timothée, on but avec ensemble à ces fiançailles qui semblaient porter en elles toutes les garanties de bonheur. Puis l’on gagna les salons où les invités du bal n’allaient pas tarder à faire leur apparition.
Tard dans la nuit, on dansa sur les parquets miroitants où se rencontraient pour une fois les trois mondes les plus fermés de la société parisienne : l’aristocratie, la finance et la haute magistrature. Les femmes étaient toutes belles et superbement parées, les hommes d’une extrême élégance et quelques-uns des plus beaux joyaux du monde scintillaient sous l’éclairage flatteur des centaines de bougies chargeant les grands lustres à cristaux (Grand-père haïssait l’éclairage électrique dont il disait que la brutalité ajoutait dix ans à n’importe quel visage).
Tout en tournoyant dans les bras de Francis au rythme tendre d’une valse anglaise, Mélanie, en regardant étinceler sa petite main sur l’épaule de son cavalier, pensait qu’elle n’oublierait jamais cette soirée, même si elle devait vivre cent ans. Elle se demandait si elle n’était pas en train de rêver et n’osait pas fermer les yeux pour mieux goûter le charme de la musique, par crainte de se réveiller dans son petit lit au son des ronflements légers de Fräulein qui souffrait de végétations. N’était-ce pas incroyable, d’ailleurs ? Car, enfin, à bien compter, il n’y avait que deux mois, deux malheureux petits mois qu’elle tombait d’un arbre dégoulinant d’eau presque sur la tête de cet homme si beau qui la regardait en souriant :
— Je gage, murmura-t-il en la rapprochant un peu plus de lui, que vous pensez à la soirée de Mrs. Hugues-Hallets ?
— C’est vrai, reconnut Mélanie, et je regrette tellement qu’elle n’ait pu venir ce soir.
— Elle ne quitte jamais Dinard pour son appartement du Ritz avant que l’hiver ne soit là officiellement. Mais je suis certain qu’elle se réjouit avec vous. Car vous êtes heureuse, n’est-ce pas ?
— Je le suis si vous l’êtes vous-même.
— Vous n’en doutez pas, j’espère ?
Et, resserrant autour d’elle l’étreinte de son bras, il l’entraîna dans un tourbillon qui doublait le rythme de la danse et déchaîna autour d’eux quelques applaudissements amusés. La tête tournait un peu à la jeune fille. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle eût bien préféré l’entendre murmurer quelques mots doux à son oreille au lieu de le voir se livrer à cette manifestation de virtuosité. Et puis pourquoi donc avait-il dit « elle se réjouit avec vous » ? Est-ce que « avec nous » n’eût pas été plus normal ?
Elle chassa très vite ces pensées en se les reprochant. Si elle se mettait à analyser toutes les paroles de Francis, ses fiançailles deviendraient un enfer et son mariage un fiasco. Ne valait-il pas mieux faire confiance au jugement de Johanna qui, tout à l’heure, lui avait dit en l’embrassant :
— Quelle chance tu as ! Il n’y a pas à Paris une jeune fille qui ne t’envie ! Et, ce soir, tu as l’air d’une princesse.
Une princesse ? Ce bal n’était-il pas plutôt celui de Cendrillon et Grand-père n’avait-il pas assumé, ce soir, le rôle de la fée-marraine ?
L’impression fut encore plus nette quand, en rentrant à la maison, Albine Desprez-Martel née Pauchon de la Creuse dit à sa fille, dès le vestibule et avant même que les manteaux eussent été enlevés :
— Tu ne peux pas garder ces perles chez toi. Tu vas me les confier pour que je les mette dans mon coffre ! Cette parure est beaucoup trop précieuse pour être laissée entre les mains d’une enfant.
Il devait y avoir longtemps qu’elle mitonnait cette phrase car elle la lança avec une hâte qui sentait le soulagement. Mais Mélanie n’était pas disposée à se laisser dépouiller :
— Non, Mère ! Si Grand-père m’a laissée partir avec mes perles c’est parce qu’il me croit capable de les garder…
— Allons donc ! Il pensait très certainement que tu me les remettrais.
— Grand-père ne se contente pas de penser : il sait très bien s’exprimer. Et je garde mes perles. Je sais très bien où je vais les ranger.
— C’est de l’enfantillage, Mélanie ! Un joyau pareil…
— Il est inutile d’insister. Ou alors, pourquoi ne me demandez-vous pas de vous confier aussi ma bague de fiançailles ? Elle est précieuse, également, et historique : c’est le roi Louis XV qui l’a offerte à une aïeule de Francis et toutes les marquises de Varennes l’ont portée depuis. Permettez-moi à présent de me retirer car je suis un peu fatiguée. Je vous souhaite une bonne nuit !
En montant le large escalier suivie de Fräulein, Mélanie eut la vision de sa mère, debout au milieu du hall, la sortie de bal qu’elle avait laissé glisser négligemment, enroulée autour de ses pieds. Elle suivait sa fille des yeux et ces yeux flambaient d’une colère difficilement contenue.
"La jeune mariée" отзывы
Отзывы читателей о книге "La jeune mariée". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La jeune mariée" друзьям в соцсетях.