Ce en quoi elle se trompait du tout au tout.

D’abord, la visite chez Paquin se révéla singulièrement décevante. Dans les salons dorés du n° 5 de la rue de la Paix où, dix ans plus tôt, le banquier Isidore Paquin et sa femme s’étaient lancés dans la couture, elle vit glisser vers elle une grande femme en forme de S vêtue de soie noire et bruissante d’où dépassaient de longs pieds pointus, et qui semblait coiffée d’un nid de cigogne. En dépit de sa ligne sinueuse due à un corset particulièrement efficace, cette dame ressemblait à un cheval mais à un cheval qui aurait parlé en multipliant les accents circonflexes. Elle et Albine firent assaut de politesses puis, sans s’occuper le moins du monde de Mélanie, entreprirent d’examiner quelques modèles « très jeune fille, chère Mâdâme ».

La conférence, à dire vrai, ne dura pas longtemps. Sans s’inquiéter le moins du monde des goûts de sa fille, Albine choisit un costume-tailleur vert foncé soutaché de noir, une robe d’après-midi en velours brun garni de taffetas de même couleur en repoussant fermement la dentelle blanche qui en eût adouci la rigueur, et enfin, pour le fameux bal, une robe de soie blanche surchargée d’entre-deux de dentelle Renaissance(7), de pompons et de petits nœuds que Mélanie jugea affreuse. Elle ne cacha d’ailleurs pas sa déception car la robe en question, dépourvue de tout décolleté, avait un col de guipure baleinée montant jusqu’aux lobes des oreilles et les manches s’arrêtaient au coude :

— Ce n’est pas une robe de bal : c’est une robe pour prononcer des vœux dans la chapelle d’un couvent. En plus elle est trop compliquée. J’aurais tellement aimé une robe de tulle blanc avec des volants…

— À seize ans on n’a pas encore droit au décolleté, fit Mme Lucille, doctorale. Cette robe est très élégante et met en valeur votre taille qui est fine. Elle est exactement ce qu’il vous faut ! Madame votre mère a beaucoup de goût et vous êtes très gâtée, il me semble.

Ce n’était pas l’avis de Mélanie, persuadée que sa mère ne respectait pas les consignes de son beau-père. Elle avait choisi le moins cher car elle était d’une extrême économie pour les vêtements de sa fille alors que sa propre garde-robe regorgeait de toilettes toutes plus flatteuses les unes que les autres. Mélanie en eut d’ailleurs la preuve lorsque Albine tomba en extase devant une ravissante toilette de bal rose dragée, toute givrée de petites perles de cristal et retenue aux épaules par de minces rubans assortis. Connaissant bien sa cliente, Mme Lucille lui affirma que ce modèle avait été dessiné tout exprès pour elle, et Albine, jouant la confusion, n’hésita pas une seconde à acheter cette robe fastueuse qui à elle seule valait autant que les trois choisies pour sa fille.

Ulcérée, celle-ci se promit d’en toucher un mot à son grand-père chez qui elle devait déjeuner le lendemain puisque ce serait jeudi mais, pour ce premier repas, elle tomba plutôt mal. Grand-père était de si mauvaise humeur qu’elle se crut revenue aux temps austères de « Cher Grand-Papa ». En outre, il avait invité son fondé de pouvoir afin sans doute d’avoir quelqu’un de sérieux avec qui causer. Néanmoins Mélanie s’intéressa à ce que l’on disait. La colère de Desprez-Martel avait pour origine la mort « accidentelle » de l’écrivain Emile Zola, asphyxié par l’oxyde de carbone d’une cheminée dans la nuit du 29 au 30 septembre précédent. L’enterrement avait eu lieu ce dernier dimanche au milieu d’une foule énorme :

— Un accident ! hurlait Grand-père. Je suis bien certain, moi, qu’on l’a assassiné. C’est grâce à lui si le capitaine Dreyfus a été rappelé de l’île du Diable et certains ont décidé de le lui faire payer !

— Est-ce de cela que vous a parlé le président Loubet, mardi soir ? dit Dherblay en se servant de salade russe.

— Nous avons effleuré le sujet. Le président n’est pas loin de penser comme moi, je crois. N’est-ce pas lui qui a eu le courage de rappeler Dreyfus ? Non, il voulait me parler de nos intérêts en Russie…

— On dirait que son voyage là-bas a été une réussite ?

— Il en est enchanté. Songez qu’il a eu l’honneur tout à fait exceptionnel de passer les troupes en revue aux côtés de la Tsarine dans sa calèche tandis que le Tsar se tenait à cheval près de la portière. Néanmoins, il a la tête assez solide pour comprendre que c’est en fait la France et non lui qui était ainsi distinguée. Mais il ne cache pas qu’il avait grand besoin de voir nos affaires russes en si bon chemin car notre beau pays ne lui apporte guère de joies.

— Le ministère Combes ?

— Bien sûr. Depuis qu’en juin dernier les Radicaux sont venus aux affaires en personne, il ne cesse de frapper durement les écoles congréganistes qui n’ont pas jugé bon de demander à la république l’autorisation de s’installer, laquelle, d’ailleurs, les refuse automatiquement. Elles sont fermées et il est question de soumettre au même sort toutes les écoles chrétiennes. Cela fait beaucoup de remous dans le pays et, quant à la Bretagne, elle est déjà presque en insurrection. Beau travail !

— Les Radicaux pensent que l’école doit être uniquement laïque et républicaine, les autres gardant des ferments de royalisme.

— Ce serait idiot et antidémocratique. Je ne suis pas moi-même un catholique fervent mais ma chère femme l’était et le président est exactement dans la même situation, à cette différence près que Mme Loubet, elle, est bien vivante… et très pieuse. Une chose est certaine : le « petit père Combes », comme on l’appelle dans les faubourgs, pourrait bien aller trop loin. On dit qu’il songe à fermer tous les couvents, à chasser les moines et les bonnes sœurs.

— Étonnant, n’est-ce pas, pour un homme qui a soutenu jadis sur saint Augustin une thèse de théologie et qui a été élevé au séminaire ?

— Je crois qu’il en a retiré plus de haine que de reconnaissance. En tout cas cette affaire des Congrégations tombe au plus mal quand la mort de Zola vient réveiller l’affaire Dreyfus. J’ai appris que celui-ci est à la fois acclamé et conspué quand il paraît. Si on recommence à s’insulter dans les familles à ce propos, la révolution de Combes risque de partager la France en un peu plus de morceaux encore.

— Avez-vous suggéré quelque chose au président à ce sujet ?

— Bien sûr. En finir une bonne fois pour toutes avec l’Affaire en réhabilitant Dreyfus et en le réintégrant dans l’armée… et puis envoyer Zola au Panthéon. C’est sa place !

— Et… qu’a-t-il répondu ?

— Que l’idée est bonne et qu’il y songerait.

— Souhaitons qu’il y songe rapidement ! Mais ne croyez-vous pas, Monsieur, ajouta Dherblay avec un sourire inattendu sur ce visage froid, que nous devrions, nous, penser un peu à Mlle Mélanie ? Elle doit s’ennuyer à périr avec nous ?

— Allons donc ! Elle en arrive à un âge où l’on peut commencer à s’intéresser aux affaires de son pays. Surtout quand on est une Desprez-Martel.

— Vous avez sans doute raison, Grand-père, et je trouve cette conversation intéressante, mais j’avoue tout de même que j’ai quelque peine à vous suivre parce que tout cela me paraît effrayant. Je crois que… je préfère vous entendre parler de la mer.

— Chaque chose en son temps ! Pour aujourd’hui, excuse-moi, petite, car je n’ai pas trouvé beaucoup de temps à te consacrer. Je te promets que nos déjeuners à venir seront plus aimables. Tiens, s’il fait beau jeudi prochain, je t’emmènerai déjeuner à Giverny chez mon ami Claude Monet. C’est un endroit enchanteur et l’on ne sait ce que l’on doit admirer le plus de sa peinture ou de son jardin.

— Les deux puisque l’un se retrouve généralement dans l’autre. C’est admirable et je m’avoue entièrement conquis par le maître qui a conçu l’Impressionnisme… approuva le jeune homme.

Ainsi encouragé, Grand-père se lança aussitôt dans l’apologie de ce Monet dont Mélanie entendait parler pour la première fois. Il parlait, parlait sans plus laisser place à la moindre digression. Tellement même que son invitée en vint à se demander si ce flot de paroles n’était pas délibéré pour l’empêcher d’aborder des sujets plus familiaux. D’ailleurs, la présence de ce Dherblay renforçait cette impression. Grand-père entendait maintenir la conversation sur des sujets tout à fait extérieurs à ses démêlés avec sa belle-fille. Ce dont, justement, Mélanie brûlait de l’entendre parler…

Quand il ne trouva plus rien à dire sur le grand peintre, le déjeuner tirait à sa fin et Grand-père se découvrit très, très pressé. On expédia le dessert et le café qui fut servi en même temps et à table, contrairement au cérémonial habituel. Dherblay fut privé de cigare et Mélanie resta sur sa déception. Son grand-père n’avait pas remarqué sa nouvelle coiffure : au lieu d’être tirés et serrés dans leur natte raide, les cheveux de Mélanie étaient coiffés plus souples sur le front et descendaient à présent sur son cou en longues et brillantes anglaises que Léonie passait un temps fou à rouler sur un petit bâton de buis…

Avec un rien de mélancolie elle se demanda si elle retrouverait un jour son merveilleux compagnon des côtes de Cornouailles. Celui d’aujourd’hui ressemblait fâcheusement à Cher Grand-Papa et elle l’aimait infiniment mieux avec son vieux chandail et sa grosse vareuse bleue qu’avec son faux col à coins cassés, sa superbe cravate de soie épaisse piquée d’une perle grise et ce veston noir coupé par un trop bon tailleur pour être pittoresque.

Nantie du baiser qu’il posa sur son front et d’une petite tape amicale sur sa joue, Mélanie descendit le grand escalier aux torchères de bronze en compagnie de M. Dherblay car, comble de félicité ! Grand-père avait demandé à celui-ci de la raccompagner rue Saint-Dominique au lieu de la confier à son vieux cocher comme à l’aller.