— Mais non, fit Grand-père. Tu vois bien que tout ce monde a pris congé.

— Il reste encore quelqu’un et je ne sais pas à qui appartient ce joli landau noir.

— Mélanie, intervint Fräulein, vous devriez me laisser vous recoiffer…

Devant le regard farouche que lui lança son élève, elle n’osa pas avancer d’arguments. Mélanie, en effet, avait décidé que c’en était fini de sa coiffure étriquée et qu’elle porterait ses cheveux dans le dos comme toutes les fillettes, puisque apparemment on tenait à ce qu’elle en soit une, jusqu’à ce qu’on lui octroie un statut de jeune fille. Grand-père vint d’ailleurs à la rescousse :

— Laissez-la donc tranquille ! Elle est charmante comme cela…

Et ce fut avec la masse cuivrée de sa chevelure répandue sur ses épaules que Mélanie, arrachant son chapeau, passa fièrement devant le majordome en lui lançant :

— Bonsoir, Paulin ! Ma mère est au salon ? – Et, comme il esquissait le geste de s’interposer elle l’écarta doucement : – Inutile de nous annoncer, nous connaissons le chemin.

Un cri d’indignation salua son entrée dans la pièce aux boiseries claires où sa mère, en robe de dentelle lilas sous ses grands sautoirs de perles, bavardait gaiement, à demi étendue sur une récamier, avec un homme en jaquette que Mélanie reconnut au premier coup d’œil et qui eut d’ailleurs le don de lui faire perdre instantanément toute son assurance :

— Mélanie ! s’écriait Albine, qu’est-ce que ces manières ? Depuis quand entres-tu chez moi sans frapper ? Et d’abord d’où sors-tu dans cette tenue ?

Elle avait jailli de sa méridienne et marchait sur sa fille comme si elle s’apprêtait à la jeter dehors. Convulsé de colère son joli visage était à peine reconnaissable.

— Je venais vous dire bonjour, Mère, murmura l’incriminée. Je pensais que cela se fait quand on rentre de voyage !

— Parlons-en de ce voyage ! Quelle invraisemblable histoire ! Et regarde comme tu es faite ! Cette tignasse emmêlée, cette peau brune… et plus de taches de rousseur que jamais ! Tu ressembles à une bohémienne, à une fille des rues, à…

La diatribe s’arrêta net : Grand-père, qui s’était un peu attardé dans le vestibule pour voir, peut-être, comment Mélanie serait accueillie, venait de faire son apparition, inquiétant et formidable comme le dieu des tempêtes. Son regard gris toisa sa belle-fille :

— Pourquoi ces cris, chère Albine ? Ne vous a-t-on pas appris que j’avais emmené ma petite-fille en croisière ?

— Si… mais…

— Mais vous ne pensiez pas me voir arriver en même temps qu’elle ? Vous imaginiez-vous que je la laisserais vous affronter seule ?…

— Admettez, Père, que je puisse éprouver quelque mécontentement. Je rentre à Dinard et je trouve la maison fermée et tout mon personnel envolé. C’est très désagréable...

— Je l’espérais bien. Ce n’était guère affectueux d’abandonner votre fille, handicapée de surcroît, pour faire un petit voyage. Au fait, où étiez-vous ?

— Mélanie a dû vous le dire : à Biarritz. Je suis partie sur le yacht…

Avec un coup d’œil peu amène en direction de Francis qui, debout, attendait avec une grande aisance la fin de cette escarmouche familiale, Desprez-Martel coupa la parole à sa belle-fille :

— Si vous voulez bien nous allons nous entretenir de cela un moment dans le petit salon de musique. Je ne crois pas que… monsieur… au fait, nous n’avons pas été présentés.

— Marquis de Varennes ! dit Francis en s’inclinant légèrement. Mais je vais vous laisser…

— Du tout ! Restez donc. Ma petite-fille m’a dit qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de vous remercier convenablement pour l’aide que vous lui avez apportée… certaine nuit humide.

— Cela ne mérite pas tant de gratitude, Monsieur, dit Francis en souriant à Mélanie. C’était très amusant…

— Vous êtes plein d’indulgence. Excusez-nous un instant ! Venez, Albine !

— Ne pourrions-nous remettre à demain ? Je dîne ce soir rue d’Astorg chez la comtesse Greffuhle et je dois me préparer…

— Je dîne ce soir à l’Élysée et vous n’imaginez pas que je vais y aller en costume de voyage ? Cela ne prendra qu’un instant.

Les termes étaient courtois mais le ton sans réplique, et il fallut bien qu’Albine s’exécutât non sans adresser au jeune homme un coup d’œil désespéré.

Mélanie, elle, fut enchantée. Enfin, elle allait avoir Francis pour elle toute seule !

— Asseyez-vous ! dit-elle. Je vais essayer de vous tenir compagnie.

— Vous m’en voyez ravi. Nous n’avons guère eu l’occasion de bavarder depuis Dinard. Puis-je fumer ?

— Je vous en prie ! Avez-vous fait un bon voyage en compagnie de ma mère ?

Tirant une cigarette d’un étui d’or, il l’alluma calmement, ce qui lui donna le temps de répondre, mais ses yeux sombres parurent se rétrécir.

— Nous n’étions pas seuls et puis ce n’était pas un voyage très passionnant. J’aimerais mieux que vous me racontiez le vôtre. Où êtes-vous allée ?

— En Angleterre. Mon grand-père tenait à me montrer les côtes de la Cornouailles. Cela doit paraître bien mince à un grand voyageur tel que vous l’êtes ?

— Détrompez-vous ! C’est ce que j’appelle un voyage intelligent. Jusqu’où êtes-vous allée ?

— Jusqu’à Tintagel. Grand-père m’a conduite au château du roi Mark mais le temps s’est gâté et nous n’avons pas pu aborder. Oh ! c’était tellement beau !…

— Eh bien, vous y retournerez.

— Je le voudrais tant ! Mais Grand-père dit qu’il faut y aller seulement avec quelqu’un que l’on aime…

Elle rougit brusquement et se tut. Emportée par l’enthousiasme, elle allait dire à ce beau jeune homme qui la regardait si doucement que c’était avec lui qu’elle aimerait revoir ce roc des âges légendaires… Il y eut un petit silence puis Francis murmura sans la quitter des yeux :

— C’est une idée charmante et je suis bien certain que vous n’aurez aucune peine à réaliser ce rêve.

— Vous croyez ? C’est tellement difficile d’aimer quelqu’un, à part Grand-père, bien sûr…

— Vous l’aimez beaucoup ?

— Depuis peu de temps, mais oui, le l’aime. Je croyais n’avoir qu’un « Cher Grand-Papa » à qui, trois ou quatre fois par an, je faisais la révérence avant de m’asseoir à sa table et je me suis découvert un vrai grand-père qui a partagé avec moi ses joies les plus vraies. Vous n’imaginez pas ce que cela peut être lorsqu’on est aussi solitaire que je le suis.

— Solitaire, vous ?

— Que puis-je dire d’autre ? Je n’intéresse pas ma mère qui me trouve laide et empruntée et qui n’aime pas sortir avec moi car elle me juge trop jeune. Elle compte demander à Grand-père de retarder d’un an mon entrée dans le monde parce qu’elle me croit incapable d’y tenir ma place… C’est peut-être vrai, d’ailleurs, car je n’aime pas beaucoup ce que l’on appelle la haute société.

— Vous n’y êtes pas encore rentrée. Comment pouvez-vous la juger ?

— Oh !… Ce n’est qu’une impression.

— Essayiez-vous de la connaître mieux quand vous observiez les fêtes de Mrs. Hugues-Hallets ?

— Oui, je crois. Elle me fascine, et j’aimerais bien, moi aussi, être belle et fêtée mais je n’ai aucune chance d’y réussir jamais.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— J’ai des yeux pour voir. Et j’ai aussi un miroir dans ma chambre. Sur l’Askja, par contre, il n’y en a pas.

— La beauté n’est pas tout ce qui compte en ce monde. Il y a aussi la gentillesse, le charme, l’amabilité. Je connais cent femmes qui, sans être de foudroyantes beautés, savent retenir auprès d’elles un époux, des amis…

Le retour tumultueux de sa mère dispensa Mélanie de répondre. La nervosité d’Albine était visible tout autant que la rougeur légère de ses yeux. Elle avait pleuré très certainement et Mélanie aurait beaucoup donné pour savoir ce qui s’était dit dans le salon de musique où Mme de Genlis apprenait le clavecin et la trompette à ses élèves. Mais Albine se contenta d’ordonner à sa fille de remercier son grand-père pour avoir pris soin d’elle et de le saluer comme il convenait.

— Dorénavant, tu iras déjeuner tous les jeudis avenue des Champs-Élysées, dit-elle en triturant un fragile éventail de nacre qui ne lui avait fait aucun mal, et dès demain nous irons ensemble chez Paquin, rue de la Paix, pour commander la robe de ton premier bal…

— C’est vrai ? exulta Mélanie. Je vais vraiment avoir un bal pour mes seize ans ?

— Pourquoi ne l’aurais-tu pas ? fit Grand-père qui rejoignait le grand salon. On te l’a toujours promis, n’est-ce pas ?

— Oui… mais…

— Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit. Il aura lieu le 27 octobre, jour de ta naissance, chez moi. À ce propos, Albine, pourquoi choisir Paquin ? Pour Mélanie, je préférerais Doucet. Je lui trouve… plus de grâce.

— Père ! s’indigna Albine visiblement heureuse de se retrouver sur un terrain où elle excellait. Comment pouvez-vous savoir ce qui convient le mieux à une jeune fille ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas l’emmener chez Charvet, votre tailleur ?

— Quoi que vous en pensiez, il m’arrive tout de même de m’intéresser à ce que portent mes contemporaines… et je préférerais Doucet !

— Vous m’accorderez néanmoins quelques talents en cette matière ? Mme Lucille, de chez Paquin, saura à merveille ce qui peut convenir à cette petite.

La nervosité d’Albine augmentait et Grand-père préféra rompre les chiens. Quelques instants plus tard, après les avoir embrassés sa mère et lui, sans oublier de saluer Francis qui lui décocha un sourire éblouissant, Mélanie retrouvait sa chambre où Fräulein s’occupait déjà à défaite les bagages avec l’aide d’une femme de chambre. C’était le jour de sortie de Léonie et une autre camériste la remplaçait. Le décor, cependant familier, sembla différent à la jeune fille. Peut-être parce qu’elle le voyait à travers un regard qui n’était plus le même. Les tentures de soie bleue – l’appartement avait été préparé jadis pour le garçon qu’espérait Albine et, dans sa déception, elle n’avait pas jugé bon de changer de couleur – étaient toujours les mêmes et Mélanie qui, tant de fois, y avait abrité ses rêves, eut plaisir à les revoir mais, après les chatoiements de la mer, ce nattier paisible semblait terne et un peu trop bourgeois. Elle eût aimé des tons changeants et l’exubérance de grandes plantes vertes évocatrices de pays lointains aux couleurs aventureuses… Surtout elle tombait de sommeil car la journée avait été longue et le train éprouvant. Aussi Mélanie, à peine son lit retrouvé, se roula en boule à la manière d’un chat et sans même songer à se déshabiller s’endormit comme une masse, la tête dans ses bras, avec l’espoir qu’au détour d’un joli rêve elle retrouverait Francis. De toute façon, elle allait certainement le voir souvent puisque selon toute apparence il était devenu un habitué de la maison. Et cette seule idée était pour elle la meilleure raison de voir désormais la vie sous la lumière tendre d’un matin d’été.