Chapitre III

GRAND-PÈRE…

Comme par miracle, le pied de Mélanie retrouva presque toute sa souplesse dès le lendemain du départ et elle put jouir sans réserve de sa croisière improvisée. Elle adorait la mer mais elle n’avait jamais connu le grand large et la fascination qui s’en dégage lorsque la terre a disparu et que l’immense ondulation des vagues s’étend à perte de vue et ramène le bateau, quelle que soit sa taille, à l’humble conscience de sa fragilité. Elle passa alors des heures à regarder les jeux changeants de la lumière et à observer les manœuvres de l’équipage qui, selon le vent, carguait une voile ou en envoyait une autre, fascinée par cette cathédrale de toile rouge déployée, quand le bateau voguait grand largue et semblait courir à la poursuite de l’horizon.

On fit une brève escale à Plymouth dans le seul but d’emmener Mélanie déjeuner de crabe sur le Barbican, le vieux port des pêcheurs où l’on buvait – paraît-il ! – un rhum excellent mais aussi un thé exquis accompagné de crème jaune et grumeleuse, dans une taverne enfumée qui, à défaut d’avoir vu Francis Drake mettre à la voile pour courir sus à l’Armada, n’en avait pas moins assisté au départ de Cook pour sa circumnavigation. Après quoi Grand-père alla mouiller dans l’anse de Polperro où sa petite-fille tomba en extase devant la beauté du paysage. Comment résister au charme de ces villages cornouaillais cachés parmi les arbres au long d’étroites rivières où remonte la marée et à ces fermes isolées bâties au bout de longs couloirs de lauriers et de rhododendrons ?

À vrai dire, si l’on passa cette nuit-là à terre, ce fut surtout pour débarquer Fräulein, toujours aussi malade, dans une adorable auberge nichée au milieu d’un feu d’artifice de tournesols, de géraniums, de fuchsias et de roses trémières où une aimable hôtesse jura de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’on vînt la reprendre au retour. À la grande surprise de Mélanie, cette Mrs. Poldhu se révéla être une vieille amie de Grand-père qu’elle appelait « Timothy dear » en toute simplicité.

— Je croyais bien vous avoir entendu dire que vous n’aviez pas d’amis ? fit-elle remarquer.

Il sourit mais redevint grave pour répondre :

— À Paris et dans le monde où je vis, je n’en ai guère, en effet, petite ! Les temples de la Finance sont autant de jungles où l’on ne peut s’aventurer que solidement armé, mais tu serais surprise du nombre d’amitiés que j’ai nouées dans des petits ports comme celui-ci ou sur des terres étrangères. L’Angleterre en contient quelques-unes dont la plupart datent de ma jeunesse et je ne te cache pas que j’espère beaucoup dans le nouveau roi Édouard VII que je connais depuis longtemps et qui souhaite, je le sais, que son pays et la France oublient des siècles de guerres afin de s’unir à jamais pour le meilleur et pour le pire.

On passa, dans cette jolie maison fleurant bon la cire fraîche et les buns chauds, une charmante soirée après avoir visité un petit musée que Grand-père trouvait très amusant parce qu’il était consacré uniquement à la contrebande, au banditisme maritime et aux souvenirs des anciens naufrageurs, profession encore florissante au siècle précédent. Mais après une nuit tout à fait reposante il ne fut pas facile d’obtenir de Fräulein – tout à fait remise dès l’instant où elle avait touché la terre ferme – qu’elle « renonce à ses devoirs », comme elle le déclara dans un beau mouvement dramatique. Il fallut que Grand-père lui explique patiemment qu’il comptait assumer lui-même lesdits devoirs et qu’en tout état de cause la protection de treize marins, plus la sienne, pouvait garantir Mélanie contre les pièges et embûches d’une croisière côtière avec bien plus d’efficacité qu’une pauvre femme malade. Il ajouta qu’il était inutile, voire cruel, d’infliger à la fidèle gouvernante de sa petite-fille une nouvelle souffrance de plusieurs jours, enfermée dans une cabine rendue malodorante par le mal de mer. Ce serait déjà une épreuve suffisante de subir le retour jusqu’à Saint-Servan. D’autre part on la laissait dans de bonnes mains et, puisqu’elle parlait l’anglais aussi bien que le français, il ne lui restait rien d’autre à faire que se laisser vivre et, en un mot, accepter les vacances bien méritées qu’on lui offrait. Et, sur ce, Grand-père conclut son discours en promettant que Mme Desprez-Martel ne saurait rien de tout cela et que Mélanie s’engageait à garder le secret.

Celle-ci était trop heureuse pour ne pas contresigner le pacte des deux mains et ce fut avec une grande sensation de liberté qu’elle regagna le bord tandis que s’élevait déjà la chanson du cabestan. Vêtue d’une vareuse de marin sur laquelle flottaient ses cheveux simplement retenus par un serre-tête, elle reprit son poste sur le pont pour regarder les vagues et les oiseaux de mer.

L’été venant de s’achever, Grand-père avait décidé que l’on irait directement à Tintagel, le but qu’il s’était fixé, pour revenir ensuite plus lentement en visitant la côte. Aussi l’Askja piqua-t-elle vers le large pour gagner à l’abri des récifs la pointe extrême de l’Angleterre, Land’s End, qui marque le passage de la Manche à l’Atlantique. On la contournerait pour remonter un peu vers le nord.

— C’est un endroit prodigieux, dit Grand-père, une sorte de cap Horn en plus petit. La mer y est d’une pureté extrême et surtout d’une couleur que l’on ne trouve nulle part ailleurs… Beaucoup de peintres viennent planter leur chevalet à Land’s End mais aucun, je crois, n’a réussi à saisir cet instant subtil où le flot vert se teinte d’un bleu lumineux sans pourtant perdre tout à fait son profond reflet d’émeraude.

Mélanie avait déjà découvert qu’il pouvait parler de la mer sans jamais se lasser et avec des mots toujours nouveaux. Elle avait découvert aussi que chaque heure écoulée la rapprochait un peu plus de ce géant roux, de ce génie des tempêtes qu’elle trouvait si ennuyeux naguère et qu’elle craignait un peu. À présent, elle voyait vivre un homme simple et qui, s’il était très riche, savait ne se servir de sa fortune que pour s’entourer de ce que la nature et l’art des hommes produisaient de plus beau. À condition que les fioritures soient absentes car il aimait surtout le genre dépouillé même si son hôtel des Champs-Élysées, monument consacré au souvenir de Chère Bonne-Maman, accumulait les tentures, les bibelots et les nids à poussière.

Son enfant chéri, sa goélette, était une bête de race taillée pour la course et dont le pont étincelant de propreté ne s’encombrait d’aucune chaise longue, d’aucun parasol, d’aucun salon d’été en rotin évocateur d’un exotisme de bazar, mais l’intérieur, habillé d’acajou satiné, de cuivres étincelants et d’un joyeux et solide drap vert, était un modèle de confort fonctionnel, un confort dont le plus modeste matelot profitait autant que les maîtres car les mêmes matières précieuses se trouvaient dans tous les carrés.

Le soir, après le souper, assise en face de son grand-père sous la lampe à huile dont l’abat-jour reflétait la cabine, Mélanie le regardait allumer sa grosse pipe d’écume dont la fumée odorante montait lentement vers le plafond de bois tandis qu’elle-même croquait une pomme ou égrenait une grappe de raisin. Elle aimait ce moment de silence un peu solennel parce que c’était l’instant où l’agitation du jour faisait place à la sérénité de la nuit. On n’entendait que le glissement soyeux de l’eau le long de la coque.

Pendant de longues minutes, Grand-père restait immobile, suivant des yeux les volutes grises puis, comme s’il répondait à quelque voix intérieure, il commençait à parler… Mais jamais de sa vie présente ni de ses multiples affaires dont cependant le poids devait être lourd à porter. Selon lui ce n’était pas vraiment important et, surtout, cela ne pouvait pas intéresser une enfant de quinze ans. Il ne parlait pas davantage de la famille, et quand Mélanie essaya de mettre sur le tapis son oncle Hubert qu’elle aimait bien parce qu’il était toujours gentil avec elle, Grand-père coupa court très vite car, ces minutes de solitude à deux, il les voulait hors du temps et de la réalité quotidienne.

Une fois, il essaya de parler peinture, cette autre passion qui habitait sa vie, mais il s’aperçut vite que Mélanie, sur ce sujet, était parfaitement inculte, ignorant aussi bien Rembrandt, Vélasquez, Quentin La Tour ou Goya que des génies plus récents comme Degas ou Renoir dont l’aïeul raffolait. Avec une mère qui prenait Leonardo da Vinci pour un bottier italien, ce n’était pas autrement étonnant.

— Je pensais qu’on t’avait déjà emmenée une fois ou deux au Louvre ! s’indigna-t-il. Mais si je comprends bien tu n’y as jamais mis les pieds ?

— Jamais, Grand-père ! affirma gravement Mélanie, Maman dit que les musées sont ennuyeux et Fräulein n’aime que la musique.

— Et l’autre, l’Anglaise ? Cette « nannie » dont j’ai oublié le nom ?

— Miss Mac Donald ? Elle aimait surtout tricoter pendant que je prenais mes leçons d’équitation.

— J’aurais dû m’occuper de toi plus tôt ! soupira-t-il. Enfin ! Espérons que Dieu m’accordera assez de temps pour t’apprendre à regarder un tableau autrement que les dessins de tes livres de classe !

Pris de court, ce soir-là, il ne savait plus que dire. Peut-être allait-il revenir à la mer dont il parlait en poète mais Mélanie fit dévier légèrement le sujet.

— Parlez-moi de ce bateau, Grand-père ! J’ai entendu dire qu’il avait été construit en Amérique.

— C’est tout à fait exact. L’Askja est née dans le Maine.

— Pourquoi ? N’y a-t-il pas, en France, de bons constructeurs ?

— Si, très certainement, mais… c’est une histoire qui remonte loin. Et je ne suis pas sûr qu’elle t’intéresse.

— Au contraire ! Vous m’êtes presque inconnu. Papa me parlait de vous, autrefois, et aussi de Chère Bonne-Maman parce qu’il vous aimait tous les deux, mais il n’a pas eu beaucoup de temps et je ne le voyais pas très souvent…