Quand le soleil levant, glissant sur la mer comme une coulée de lave, incendia les remparts de Saint-Malo, Mélanie et Fräulein, assises sur le pont de l’Askja, regardaient les marins procéder aux manœuvres d’appareillage. Une jolie brise gonflait les voiles rouges à mesure qu’elles montaient le long des mâts et Grand-père, debout auprès des deux femmes, se contentait pour une fois de regarder, laissant les soins du départ au capitaine Le Moal.
Il faisait un temps délicieux. Le ciel d’un bleu de gentiane qui rappelait la nuit encore proche n’avait pas un nuage et, sur ce fond velouté, les villas blanches entourées de jardins foisonnants se détachaient avec la précision d’un dessin à la plume. Le temps était frais, bien sûr, cependant, avec le soleil, la température se réchaufferait et il ferait bon en mer.
— Je crois, dit Grand-père, que nous allons avoir une jolie brise. Tu es contente ?
Le visage rayonnant de Mélanie et ses yeux étincelants lui offrirent la meilleure des réponses. Elle se contenta de secouer énergiquement sa tête coiffée d’un chapeau marin qui auréolait son petit visage. Puis elle demanda :
— Où allons-nous ?
— Si tu as bien appris ta géographie, ce sera très clair. Nous mettons à la voile pour Plymouth. De là nous descendrons la côte de Cornouailles jusqu’à Land’s End pour remonter sur l’Atlantique jusqu’à Tintagel. Je veux te montrer ce château chargé de légendes auprès duquel j’ai beaucoup rêvé lorsque j’étais jeune garçon. Ensuite nous virerons bord sur bord et nous rentrerons. Si nous avions plus de temps, je t’emmènerais en Irlande mais la saison s’avance et nous ne pouvons nous permettre qu’un petit voyage.
— C’en est un grand pour moi. Je n’ai jamais été ailleurs qu’à Dinard et par le train.
— Eh bien, conclut Grand-père avec bonne humeur, si tu tiens bien la mer je t’en offrirai d’autres. Tiens, l’été prochain nous pourrions aller aux États-Unis et au Canada ?
Sans son pied handicapé, Mélanie eût dansé de joie… et aussi de soulagement. Si Grand-père parlait de l’emmener en Amérique l’an prochain c’est que, dans son esprit, il ne comptait pas la marier aussi vite qu’il l’avait laissé entendre à Rosa. Et ce fut d’un cœur apaisé qu’elle regarda l’anse de Dinard et l’eau soyeuse commencer à défiler.
On allait doubler la pointe du Moulinet quand apparut un grand yacht blanc majestueux à souhait, battant pavillon britannique et arborant un guidon blanc à croix de Saint-André rouge frappée d’une couronne d’or. Mélanie connaissait depuis longtemps pour l’avoir vu sur quelques rares bateaux ce fanion prestigieux, celui du Royal Yacht Squadron, le club anglais le plus fermé du monde, le plus huppé aussi depuis sa fondation le 1er juin 1815, dix-sept jours avant la bataille de Waterloo. Bien peu nombreux étaient les navires de plaisance anglais qui pouvaient l’arborer. Mais Grand-père avait brusquement saisi ses jumelles et examinait le nouveau venu en train de rentrer au port comme si c’était son ennemi personnel…
— Tonnerre de Dieu ! gronda-t-il soudain empourpré par une colère qu’il contenait à peine. Puis, se tournant brusquement vers Mélanie : Avec qui m’as-tu dit que ta mère est partie ?
— Mais… avec lord Clarendon et d’autres personnes…
— Quelles autres personnes ?
— Comment voulez-vous que je sache, Grand-père ? Je ne les connais pas…
— Tu es sûre ? Tu n’en connais vraiment aucun ?
— Un seul… et pas depuis longtemps.
— Qui est-ce ?
— Le… le marquis de Varennes. Celui que j’ai failli assommer quand je suis tombée de mon arbre. Pourquoi ces questions ?
— Parce que ce yacht est celui de lord Clarendon. Et si ta mère est à bord je veux bien être changé en carton à chapeau ! Attends, je vais m’en assurer !
Embouchant un porte-voix gigantesque, il héla le navire anglais lorsqu’il fut assez près pour cela et, en termes d’une extrême courtoisie, demanda si le yacht venait d’Angleterre et, en ce cas, s’il n’avait pas rencontré un bateau nommé la Sirène – pur produit de son imagination. En retour, l’Anglais salua le yachtman français, répondit qu’il venait de Dieppe et n’avait pas rencontré le navire en question.
Quand il reposa son porte-voix, Grand-père se dirigea vers l’homme de barre et resta auprès de lui un moment, peut-être pour se donner le temps de se calmer ou pour échapper aux questions de Mélanie. Celle-ci ne lui avait encore jamais vu ce visage congestionné et cette expression terrifiante et elle n’osa pas le rejoindre, mais la joie pure de cette croisière inattendue venait de subir une atteinte et à nouveau elle avait l’impression de perdre pied. Si sa mère n’était pas partie avec les invités de lord Clarendon comme cela paraissait évident à présent, où était-elle allée avec tant de bagages… Et Francis ? Et surtout pourquoi avait-elle menti ? C’était sans grand risque avec Mélanie qui connaissait peu de monde et, très certainement, elle avait jeté le nom de Clarendon – -dont le yacht mouillait d’ailleurs dans la baie il n’y avait pas si longtemps – comme n’importe quel autre qui lui serait venu à l’esprit. Comment aurait-elle pu imaginer d’ailleurs que les voiles rouges de son beau-père, telles celles du Vaisseau fantôme, allaient surgir brusquement pour porter le désordre dans des plans qu’elle croyait certainement d’une extrême ingéniosité ? Mais une chose était sûre : le soleil paraissait moins glorieux à la jeune fille et elle se sentit frissonner.
— Vous avez froid ? s’inquiéta Fräulein qui l’observait du coin de l’œil. Voulez-vous que nous rentrions ?
— Non, je vous remercie. Il faut profiter de ce beau temps… et la mer est si belle !
Les paroles lui venaient machinalement tandis que la goélette, sortie de l’estuaire de la Rance, taillait sa route vers Guernesey. Sous la mince étrave, la mer se creusait un peu cependant que le vent commençait à pincer les cordes des haubans comme de grandes harpes. Mélanie en emplit ses poumons avec avidité, heureuse de se sentir secouée par cette grande gifle marine. Elle ferma un moment les yeux pour mieux en respirer l’odeur salée… Un gémissement les lui rouvrit et elle vit que la pauvre Fräulein avait changé de couleur. De rose elle était devenue blanche et tournait progressivement au vert :
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, vous êtes malade ?
— Che… che ne me sens pas très pien… gémit la malheureuse en portant son mouchoir à sa bouche avant de se précipiter la tête la première vers le bastingage pour offrir à Neptune le tribut de son petit déjeuner. Un instant plus tard, dolente et les jambes molles, elle était convoyée vers sa cabine par un vigoureux marin faussement apitoyé cependant que Grand-père rejoignait Mélanie.
— Tu ne vas pas être malade, toi, au moins ? demanda-t-il en lui jetant un coup d’œil lourd de méfiance.
— Je ne l’ai jamais été lorsque le père Gloaguen m’emmenait à la pêche. Pourquoi voulez-vous que je le sois avec vous ?
Il hocha la tête avec satisfaction :
— C’est bien ! approuva-t-il tandis que sa grande main venait, en manière d’encouragement, peser sur la mince épaule de sa petite-fille. Et ils restèrent un long moment à observer le jeu des vagues vertes que le passage du yacht couronnait d’écume blanche, unis par cette paume lourde dont Mélanie sentait la chaleur à travers le lainage de sa veste et qui lui communiquait une sorte de confiance et de bien-être comme elle n’en avait encore jamais connu. On eût dit qu’elle et son grand-père, devenus compagnons de route, venaient de sceller une grande amitié. Au bout d’un instant, enhardie, elle osa demander :
— Vous êtes très en colère après Maman, n’est-ce pas ?
— C’est une folle ! s’écria-t-il, puis, baissant brusquement la voix comme si cette explosion venait de dégonfler sa fureur, il ajouta : Mais ça, je le savais depuis longtemps.
— Où peut-elle être ?
Nous le saurons bien assez tôt ! Écoute, petite, nous sommes partis toi et moi pour un joli voyage – ou du moins je l’espère ! Alors, si tu es d’accord, nous allons convenir de ne plus parler de ta mère jusqu’à ce que nous ayons l’honneur de la retrouver à Paris. En outre, tu es trop jeune pour te trouver mêlée aux petites roueries des grandes personnes et tu dois respecter ta mère même si tu ne comprends pas toujours son comportement. Compris ?
— Oui, Grand-père, je crois que cela vaut mieux mais…
— Mais quoi ?
— Rien… c’est sans importance…
La main serra fortement son épaule et la voix se durcit :
— Mélanie, si tu veux que nous nous entendions bien, à l’avenir, tu dois me donner ta confiance. Cependant je crois que je peux deviner ce que tu penses. Tu serais plus heureuse si ta mère n’était pas en compagnie de ce Varennes. Ou alors explique-moi pourquoi tu rougis à l’énoncé de son nom comme tu l’as fait il y a un instant en le prononçant. Il est… tellement séduisant ?
Affreusement mal à l’aise, Mélanie fit oui de la tête puis ajouta :
— Il a été très gentil avec moi et j’aurais aimé que nous soyons amis. Mais c’est sans importance, fit-elle en relevant la tête et en souriant au vieillard. Vous avez raison, Grand-père, il ne faut pas gâcher notre voyage avec des choses sans intérêt. Nous ne parlerons plus que de ce que nous allons voir ensemble…
Une mouette passa au-dessus d’eux avec un cri rauque, retournant vers la côte où les maisons commençaient à se fondre dans l’épaisse végétation qui habillait la côte d’Émeraude. Le soleil devenait plus chaud. D’un geste brusque, Mélanie ôta son chapeau puis, dégrafant la barrette qui retenait sa natte sur le sommet de sa tête, libéra sa chevelure pour que le vent qui au-dessus d’eux gonflait les grandes voiles rouges puisse jouer avec elle. C’était une sensation extraordinaire et elle rit de joie quand ses longues mèches s’envolèrent. Debout à quelques pas d’elle, son grand-père la regardait avec, au fond des yeux, de l’amusement et quelque chose de plus profond que Mélanie eût été incapable de traduire si elle l’avait compris. Mais elle était toute à ce plaisir nouveau : il lui semblait qu’en libérant ainsi ses cheveux elle venait de rompre avec un passé de contraintes qu’elle espérait pouvoir oublier pendant un temps. Au moins tant que Fräulein serait aux prises avec le mal de mer…
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