C’est en 1608 que, voulant réagir par l’exemple contre la licence des mœurs et la grossièreté de ton qui régnaient à la cour d’Henri IV et de Marie de Médicis, Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet4 , ouvrit un salon où allaient se rencontrer pendant cinquante ans des gens du monde et des écrivains.
Ravissante mais de santé fragile, la marquise avait choisi de recevoir à demi étendue sur son lit dans ce qui ne tarderait pas à devenir la célèbre « Chambre bleue ». Rien de guindé chez elle, mais un goût raffiné qui charmait avant de retenir… Les murs et les plafonds étaient peints en bleu ciel. Des corniches descendaient des panneaux de tapisserie en brocatelle à fond or et bleu parsemés de ramages incarnats et blancs, alternant avec des tableaux représentant des paysages et des sujets mythologiques ou religieux. Sur le parquet couvert d’un fastueux tapis de Turquie, se dressait, surmonté d’un pavillon de gaze, un lit à pentes et à courtepointe en satin de Bruges broché d’or et passementé d’argent, où se tenait la maîtresse de maison, toujours vêtue de façon exquise… Un cercle de « chaises à vertugadin » et de tabourets couverts de housses en velours cramoisi frangé d’or entouraient ce monument. Posé sur une table d’ébène, dans une encoignure, un énorme chandelier d’argent supportant quinze bougies parfumées invitait à la rêverie. Par endroits, des guéridons et des consoles laissaient admirer des cabinets marquetés ou émaillés, des porcelaines de Chine et des figurines d’albâtre ou de lapis-lazuli. Enfin une magnifique corbeille de bronze et des vases de cristal recevaient chaque matin des brassées de fleurs fraîches…
Dans ce temple essentiellement souriant voué à l’art de vivre en « bonne » société, de s’y amuser en pratiquant le beau langage, les premiers visiteurs furent des amis comme l’évêque de Luçon devenu depuis le cardinal de Richelieu, le cardinal de La Valette ; une fort belle dame élégante et spirituelle, Mlle Reine Paulet, surnommée la Lionne à cause de son abondante chevelure rousse et de son esprit féroce ; des écrivains aussi, poètes ou autres : Malherbe, Racan, Conrart, Segrais, Vaugelas. A partir de 1630 environ, ces premiers fidèles firent boule de neige autour de la charmante marquise et de ses deux filles : Julie et Angélique. La première traînait après elle depuis des années un amoureux transi, M. de Montausier, qui ne savait que faire pour obtenir sa main.
La sincère amitié nouée entre la princesse de Condé et la marquise amena tout ce qui s’apparentait aux Condés et aux Montmorency. S’y joignirent le jeune Marcillac qui deviendrait duc de La Rochefoucauld. D’autres encore pourvu qu’ils eussent de l’esprit et fussent présentables. Du côté des écrivains, on vit venir Mlle de Scudéry, Maret, Ménage, Godeau (le nain de Julie !), Benserade, Gombaud, Malleville… Mais le chef d’orchestre fut incontestablement Vincent Voiture, même quand apparurent Corneille, Rotrou et Scarron, bossu tordu mais d’un esprit d’enfer, toujours accompagné d’une jolie fille que l’on appelait « la belle Indienne » parce qu’enfant elle avait séjourné dans les îles, et qu’il s’apprêtait à épouser5 .
En fait, chez « l’incomparable Arthénice » selon les Précieuses – qu’elle n’était pas mais qui cherchèrent à l’imiter ! –, on s’adonnait à la musique, on s’amusait à de petits jeux, on écoutait les « Lettres » de Voiture, les joutes courtoises entre les beaux esprits, et surtout on pratiquait l’art de la conversation…
Quand la princesse de Condé et ses filles pénétrèrent dans la Chambre bleue, l’agitation était à son comble parce que venait de se produire un événement majeur attendu depuis longtemps : l’olympienne Julie, dont c’était le jour de fête, avait trouvé sur sa toilette une véritable œuvre d’art : La Guirlande de Julie, recueil de madrigaux célébrant chacun une fleur. Ecrite et peinte sur le plus beau papier, reliée somptueusement, cette merveille avait coûté des années de travail à tous les poètes de la maison et une fortune au donateur, le marquis de Montausier, éperdument amoureux, qui, après avoir parcouru une à une chaque étape de la fameuse Carte de Tendre, s’était laissé imposer la création d’une œuvre magistrale s’il voulait que l’on considère d’un œil bienveillant sa demande en mariage. Pour sa part, il avait rédigé huit madrigaux et fourni le côté financier. Mais enfin le résultat était acquis et l’hôtel entier bruissait de l’événement que l’on allait fêter comme il convenait. La marquise elle-même était descendue de son lit, où elle siégeait habillée mais qu’elle ne quittait guère suite à sept couches dramatiques. Ce qui n’ôtait rien, la cinquantaine proche, à sa grâce ni à son charme.
Elle était née à Rome, fille du marquis de Vivonne, ambassadeur de France, et de la princesse Giulia Savelli, et c’est elle qui avait fait construire sa demeure de la rue Saint-Thomas-du-Louvre après avoir abattu l’antique hôtel du Halde qui ne lui convenait pas. Il faut admettre que le nouvel hôtel de brique rose et de pierre blanche coiffées d’ardoises, entouré d’un joli jardin et augmenté d’une petite prairie adjacente, était des plus ravissants.
Les arrivantes furent accueillies en triomphe parce qu’elles comptaient parmi les étoiles de la maison et singulièrement Anne-Geneviève qui se laissait admirer avec une grâce nonchalante par une véritable cour. Venant après l’offrande de la Guirlande, la nouvelle de la guérison d’Enghien ajouta à la joie générale. On servit une collation accompagnée de vins d’Espagne à la santé du jeune héros… et aux futurs époux puisque la main de Julie devait récompenser son obstiné autant que fidèle adorateur. Il était temps d’ailleurs car, si elle était toujours belle, l’aînée des filles de la marquise comptait tout de même trente-quatre printemps. Les poètes, bien sûr, se lancèrent dans un festival d’improvisations qui, jointes aux rires et à la musique, emplirent la Chambre bleue d’un assez joli tumulte. Voiture promit d’écrire une ode vantant les mérites du jeune héros ressuscité et une de ses fameuses lettres célébrant le bonheur des futurs époux.
C’était à cette époque un petit homme de quarante-trois ans de santé fragile, frileux, gourmand mais ne buvant que de l’eau, coquet et particulièrement fier de sa moustache conquérante, avec cela nerveux, susceptible, prompt à rire et à railler. Par ailleurs sensible, dévoué et surtout avide de plaire. Fils d’un marchand de vin d’Amiens, il était entré au service de Monsieur, frère du Roi, après de bonnes études et, depuis près de vingt ans, il régnait sur l’hôtel de Rambouillet où tous en raffolaient et qui était devenu sa raison de vivre. Naturellement il aimait les femmes et, s’il lui arrivait de faire chorus avec les thuriféraires de l’olympienne Anne-Geneviève, c’était pour Isabelle qu’il avait un faible.
Tandis que, profitant de l’improvisation dans laquelle venait de se lancer Vaugelas, il griffonnait quelques mots appuyé sur une console, son regard se posa sur la jeune fille qui, assise à l’écart sur un tabouret à demi caché par l’un des rideaux, s’intéressait à l’entretien à voix basse que Marthe du Vigean – on avait eu la surprise de la trouver là accompagnée de sa sœur ! – avait avec Anne-Geneviève et qui s’achevait par la discrète remise d’un billet que la sœur d’Enghien ne semblait pas disposée à transmettre.
— Pauvre enfant ! murmura-t-il avec une compassion inattendue de la part de ce petit homme qui semblait rire de tout. Elle est bien innocente de croire que les amitiés d’enfance demeurent lorsque l’on devient femme !
— Que voulez-vous dire, maître Vincent6 ?
— Que je serais fort étonné si Monsieur le Duc recevait le billet qu’on lui destine !
— Pourquoi donc ? Ce ne sera pas le premier, et ma cousine a toujours favorisé les amours de son frère et de…
— Chut ! Pas de nom !
— Je n’avais pas l’intention d’en prononcer, mais je ne vois pas pourquoi on changerait d’attitude.
— Je vais essayer d’expliquer, encore que vous soyez bien jeune pour décrypter aisément les arcanes de l’âme humaine. Le… jeune homme est marié à présent.
— Justement ! Il est mal marié !
— Mais, à la réflexion, on ne trouve pas ce mariage si mauvais, parce que l’on est certaine que la malheureuse enfant ne pourra obtenir la moindre parcelle de tendresse de son époux…
— De toute façon, il ne souhaite que se démarier !
— Certes. Et de cela votre belle cousine ne veut pas !
— Et pourquoi ? Elle ne souhaite que son bonheur !
— A condition que ledit bonheur ne dépende que d’elle seule. C’est assez difficile à comprendre pour une jeune tête comme la vôtre, mais retenez bien ceci : cette belle princesse n’admettra jamais que son frère en aime une autre qu’elle !
— C’est absurde ! Pardonnez-moi si je vous semble malapprise – il ne s’agit pas des mêmes sentiments !
— Il arrive, dit-il gravement, qu’on les confonde… Vous qui êtes toute jeune… et ravissante, pourriez vous en apercevoir si d’aventure celui dont nous parlons se mettait à vous aimer plus que de raison ! Vous auriez là une véritable ennemie !
— J’en serais si heureuse qu’elle ne me ferait pas peur ! lança-t-elle étourdiment.
Il y eut un bref silence.
— Ah ! fit le poète avec une tristesse inhabituelle chez lui. L’idée m’en était passée par la cervelle parce que vos beaux yeux ne savent pas encore dissimuler, mais je me refusais à le croire. C’est pourquoi j’ai saisi l’occasion de cette petite scène que nous venons d’observer. Mais puisque je n’ai que trop raison, prenez soin de vous garder ! S’il arrivait que vous fussiez payée de retour, vous auriez tout à redouter !
— C’est gentil de m’avertir et je vous dis grand merci, maître Vincent ! Mais ceux de mon nom savent se battre ! Soyez certain que je me défendrai ! Il me reste à espérer que vous soyez un peu voyant – les poètes le sont souvent, n’est-ce pas ? – et à vous remercier de tout de mon cœur !
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