— Quoi ? Il est malade et elle reste plantée à réciter des prières au lieu d’appeler de l’aide ?

— Tu n’as qu’à aller voir si tu ne me crois pas ! Quoique, au moment où je suis partie, Madame la Princesse faisait appeler son médecin et remettait Madame la Duchesse à ses femmes en disant qu’on allait prévenir le Palais-Cardinal ! Et en ce moment on doit être en train d’examiner Louis !

— Et Anne-Geneviève ? Elle est là, elle aussi ?

— Le contraire aurait été étonnant ! Quand elle a vu son frère dans ce désarroi, elle a éclaté en sanglots et il a fallu emmener très vite Madame la Duchesse qu’elle voulait griffer !

— Oh ! Cesse de l’appeler comme cela ! Tu m’agaces !

— Il faudra pourtant t’y habituer… si Louis survit, bien entendu…

— Il ne manquerait plus qu’il meure ! Ce que l’on gagne à épouser la fille d’une folle perdue ! J’y vais !

Et Isabelle sortit de la chambre en courant, sans oublier de claquer la porte. C’était une réaction de violence purement gratuite, mais elle en tira un peu de réconfort…



1 Une mise au point s’impose. A la cour des Bourbons, Monsieur le Prince sans autre nom désigne le prince de Condé. Madame la Princesse est sa femme, Monsieur le Duc (d’Enghien) son fils aîné et Madame la Duchesse l’épouse de celui-ci. Monsieur désigne le fils cadet du couple royal, et Monsieur le Comte le comte de Soissons.

2 Voir Le Bal des poignards, tome II : Le Couteau de Ravaillac, Plon, 2010.

3 Le fils aîné des princes de Condé portait le titre de duc d’Enghien (Monsieur le Duc !).

4 Avant de mourir, il avait désigné comme successeur le jeune François de Bouteville, dernier mâle des Montmorency.

5 Saint-Simon, qui ne l’aimait guère, devait écrire plus tard : « Sa taille, encore que contrefaite, est souple, aisée, pleine de noblesse, les gestes sont vifs et gracieux ; la bouche irrégulière est malicieuse et fine, les yeux étincellent d’un feu surprenant. Sous cette mince et fragile enveloppe se révèle une âme indomptable… »

6 Aujourd’hui Palais-Royal.

7 Presque treize centimètres. 1 pouce = 2,54 cm.

2

Un soir chez la marquise de Rambouillet…

Des trois médecins convoqués au chevet du jeune homme, M. Bourdelot était sans aucun doute le plus capable et Mme de Condé ne cachait pas la confiance qu’elle mettait en lui. Après tout de même en avoir conféré, par courtoisie, avec ses deux confrères Guenault et Montreuil, il rendit le diagnostic général :

— C’est un dévoiement opiniâtre avec sang et fièvre, accompagné d’une inflammation de la poitrine qui provoque une toux fâcheuse…

— Mais cette agitation que nous voyons suivre les périodes d’abattement ?

Bourdelot jeta un coup d’œil circulaire à la chambre qui s’emplissait de minute en minute.

— Ne serait-il pas possible de faire sortir cette cohue ? demanda-t-il à voix basse. Le malade va avoir besoin de beaucoup de calme et de silence ! Ce qui est loin d’être le cas.

En effet, à ce moment, une véritable dispute opposait Anne-Geneviève à sa nouvelle belle-sœur et la plus petite ne semblait pas la moins opiniâtre : Au « C’est mon frère et je le comprends mieux que personne ! » répondait à la stupeur générale le « C’est mon époux bien-aimé et je veux le soigner moi-même ! ».

— Je vais mettre ordre à cela ! promit la Princesse.

Elle s’apprêtait à emmener les deux belligérantes quand son « seigneur et maître » arriva, fendant la foule sans précaution :

— Dehors, tout le monde ! clama-t-il sans ambages. Je ne veux ici que les médecins, sa mère et sa sœur !

— Et pas moi qui suis son épouse ? s’indigna Claire-Clémence.

Avant que Condé n’ait pu répondre, Bourdelot alla la prendre par la main pour l’attirer à l’écart :

— Vous n’êtes mariée que d’hier, Madame la Duchesse, et, outre votre grande jeunesse, vous ignorez encore ce qui se fait et ce qui ne se fait pas dans une maison princière. Un homme doit être soigné par des hommes. Vous devez regagner votre appartement où l’on vous donnera des nouvelles. Selon l’évolution du mal, vous pourrez venir visiter votre époux une ou deux fois par jour. Quelques minutes seulement !

Déjà prête à pleurer, elle voulut discuter mais la Princesse les avait rejoints :

— Venez, ma… fille ! engagea-t-elle gentiment en prenant son bras. Vous avez, vous aussi, besoin de paix… et aussi de prier !

— Il est si mal que cela ?

— Un malade, même s’il ne souffre que d’un rhume, a toujours besoin des prières de ceux qui l’aiment. Je vais vous confier à vos femmes, ensuite de quoi je vais prévenir cette excellente Mme Bouthillier1 qui vous a élevée dans son château des Barres et qui vous aime comme sa fille. Je pense qu’elle pourrait passer quelque temps ici ! Venez !

La voix n’était que douceur, mais le ton ferme. Claire-Clémence se laissa conduire sous l’œil mécontent de son beau-père.

— Pourquoi la renvoyez-vous ? Elle a raison, après tout ! Elle est sa femme !

— Selon la loi des hommes et celle de Dieu, certes… mais pas selon la nature !

— Vous entendez par là qu’elle est encore vierge ?

— Oh ! Sans nul doute. Votre Altesse espérait-elle sincèrement une conclusion à cette nuit ? répliqua le médecin.

Condé haussa les épaules en tirant machinalement les poils jaunâtres et clairsemés qui lui tenaient lieu de barbe et toussota :

— Hum ! Je sais que cet âne bâté a clamé à tous vents qu’il ne toucherait pas à sa femme afin de pouvoir se démarier après la mort de M. le Cardinal, mais je pensais qu’une fois au lit…

— Avec une fillette impubère, plutôt laide et encore dépourvue de formes ? Cela aurait tenu du miracle, monseigneur !

— Bien, bien… Mais M. le Cardinal sera fort mécontent ! Laissez-la au moins rester auprès de lui dans la journée…

— Pour qu’elle risque d’entendre ce que le délire laissera échapper à notre malade ?

— Et alors ? demanda Mme de Condé qui les avait rejoints.

— C’est simple ! L’état où nous voyons Monsieur le Duc provient de l’aversion que lui inspire son épouse. C’est peu de dire qu’il ne l’aime pas : elle lui fait horreur ! Moins il y aura de personnes autour de ce lit, mieux ce sera pour tout le monde. Si d’aventure certains échos venaient aux oreilles de Son Eminence, cela pourrait déplaire ! J’ajoute pour en terminer que l’on entend parfois le nom d’une autre dame2

— Mais va-t-on pouvoir le sauver ? pria la mère, les yeux noyés de larmes.

Bourdelot hocha la tête avec une réelle compassion  :

— C’est le secret de Dieu, Madame la Princesse ! C’est à nous que revient la lourde charge de tirer Monsieur le Duc de ce mauvais pas. Il est jeune, bâti à chaux et à sable et jusqu’à présent sa santé était parfaite. Il faut qu’il la recouvre.

Cela n’allait pas être une mince affaire.

Dans les jours qui suivirent, le malade alterna accès de colère et crises de noire mélancolie. Quand il les reconnaissait, il prenait ses médecins en aversion et les chassait en vociférant des injures, même Bourdelot que cependant il aimait bien. Parfois, au sortir d’une crise soutenue par une forte fièvre, il retombait dans une sorte de prostration peuplée de rêves qui le faisaient pleurer. Il y eut une légère amélioration, mais bientôt suivie d’une rechute plus sévère. La fièvre tomba enfin mais la mélancolie persista, plus profonde s’il était possible.

— Si c’est le mal qui le fait rêver, cela ne vaut rien, soupirait Bourdelot. Et si c’est la guérison, c’est encore pis !

Autour de lui la maison faisait silence. Plus de rires, plus de chansons. Le père campait pratiquement chez son fils… La mère, la sœur et Isabelle au désespoir priaient à longueur de journée, ne sachant visiblement plus à quel saint se vouer. Le Roi et la Reine vinrent en personne réconforter la famille. Le Cardinal se présenta, lui aussi, en dépit de ses nombreux maux, et exigea de pénétrer chez le malade au bras de sa nièce. Ce qui créa un instant de panique. Comment Son Eminence allait-elle réagir si son nouveau neveu se mettait à hurler en reconnaissant son épouse ?

Par chance, si l’on peut dire, Enghien était dans une période de prostration et n’eut pas l’air de s’apercevoir de leur présence, même lorsque Claire-Clémence éclata en sanglots. Ce que voyant – et plus pour la préserver elle que cette famille dont il se méfiait –, le Cardinal décida que la pauvre petite ferait un séjour dans son château de Rueil sous la houlette de la charmante duchesse d’Aiguillon.

— Elle est un peu jeune pour subir toutes ces angoisses.

— Ne croyez-vous pas, monsieur le Cardinal, qu’elle était aussi un peu jeune pour le mariage ? ne put retenir Madame la Princesse dont les immenses yeux, d’une si belle couleur turquoise, ne dérougissaient plus.

— Il n’y a pas d’âge pour l’amour, et il est évident que notre petite duchesse aime profondément son mari. Or elle se plaint d’être tenue à l’écart de sa chambre.

Pour une fois, Condé osa monter au créneau face à celui qu’il avait tellement désiré voir entrer dans la famille.

— Nous souhaitons seulement la préserver, monsieur le Cardinal. Elle semble en effet éprise de mon fils, mais Votre Eminence n’ignore pas qu’il n’en allait pas de même pour lui et il délire beaucoup trop souvent pour qu’elle ne se sente pas au moins offensée par ses propos. Surtout en entendant un nom qui n’est pas le sien !

— Celui de Mlle du Vigean, peut-être ? Il est vrai qu’elle est fort belle !

— Ce qui n’est pas le cas de notre petite duchesse, déclara fermement Charlotte de Condé. Il faut lui laisser le temps de grandir alors qu’on l’a mariée à l’âge ingrat. Mais Votre Eminence le sait puisqu’elle a compris qu’une séparation momentanée pourrait réserver d’agréables surprises !