— Jamais avec un livre ! Et vous savez comme j’aime les poètes romantiques anglais, ajouta-t-elle en reprenant l’ouvrage sur lequel tante Amity jeta un œil sceptique :

— Hum !… Ce lord écervelé m’a toujours prodigieusement ennuyée… Il est vrai qu’en le lisant à d’envers comme vous faites, il y a peut-être une expérience à tenter. Il faudra que j’essaie !

La jeune femme éclata d’un rire si joyeux que miss Forbes se sentit honteuse de sa mise en garde. Du coup, elle redoubla d’amabilité envers un Antoine qui s’efforça de ne pas montrer sa déception et que, finalement, ses reparties amusèrent beaucoup. Il la jugea un peu folle sans doute mais tout à fait charmante. Quant à l’oncle Stanley, l’érudition du Français en matière de chevaux anglais et de vins français fit fondre ses préventions et quand tous deux se retirèrent, après le repas, pour fumer leur cigare, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Pendant ce temps Alexandra, délaissant les pérégrinations de « Childe Harold » dont elle n’avait que faire, ouvrait pour la première fois depuis bien longtemps le livre de sa mémoire volontairement refermé sur les pages héroïques mais terrifiantes de cet été à Pékin où elle aurait trouvé une mort horrible sans le dévouement d’Antoine Laurens.

Elle n’aimait pas laisser son esprit retourner vers l’enfer de ces quelques semaines où la peur était incessante et où l’on en arrivait à penser qu’une balle dans la tête pouvait représenter le plus grand des bienfaits. Pourtant, tout cela venait de ressusciter d’un seul coup par la simple apparition d’Antoine et, parce qu’elle en éprouvait une véritable joie, il allait être possible, dans le calme de cette cabine luxueuse, de laisser défiler des images dont la poussière du temps mettrait sans doute beaucoup plus de quatre ans à estomper la gravure profonde.

Les premières étaient magnifiques et même exaltantes. Lorsqu’en 1899 le colonel Forbes, père d’Alexandra, accepta le poste d’attaché militaire auprès de son ami Conger, ambassadeur des États-Unis en Chine, l’imagination de la jeune fille s’enflamma. Beaucoup plus d’ailleurs que celle de sa mère pour qui vivre « là-bas » représentait une sorte d’exil en pays sauvage. Selon elle, toute région éloignée de Philadelphie de plus de trois cent miles se situait aux frontières de la barbarie, et quand la famille partit, les yeux de Virginia ne dérougirent pas tandis qu’Alexandra chantait : elle s’en allait vers un pays fabuleux sur lequel régnait une femme étonnante, l’impératrice douairière Ts’eu-hi dont on disait qu’elle savait conserver une éternelle jeunesse et que, dans sa Cité Interdite, immense palais aux murs rouges et aux toits d’or, elle menait l’existence fastueuse et secrète d’une idole au milieu de trésors inimaginables. En fait la jeune Américaine se représentait les Chinois, leurs souverains, leurs demeures et leurs paysages exactement semblables aux statuettes précieuses et au décor des ravissantes porcelaines rapportées jadis par un ancêtre aventureux et qui ornaient le salon de sa mère à Philadelphie.

Ce qu’elle ignorait, c’est que Ts’eu-hi exécrait les étrangers depuis qu’en 1860 et pour châtier les assassins de plusieurs missionnaires, la France et l’Angleterre avaient marché sur Pékin à laquelle d’ailleurs ils ne touchèrent pas, réservant leur fureur au fabuleux Palais d’Été construit jadis par Kien-long d’après l’idée qu’il se faisait de Versailles. Ils espéraient y trouver l’empereur, déjà réfugié à Jehol. Après un pillage en règle, lord Elgin donna l’ordre de raser le palais qui, aux yeux de Ts’eu-hi, représentait le suprême raffinement de la beauté sur terre. Elle ne pardonna jamais ce désastre.

Lorsque les Forbes arrivent à Pékin, l’impératrice est âgée de soixante-trois ans. Le peuple qui vénère en elle une sorte de mythe l’a surnommée « Le Vieux Bouddha » et lui voue de la tendresse, cependant cette année 1899 est dramatique pour les campagnes. Les provinces septentrionales, éprouvées par une terrible sécheresse suivie d’inondations, se laissent aller à une xénophobie grandissante et une secte qui va s’enfler comme un nuage de sauterelles est née de cette haine. Elle est composée de jeunes gens qui se distinguent au moyen d’un turban rouge et, parfois, de vêtements de la même couleur. Fanatisés au plus haut point, ils se croient invulnérables même en face des armes à feu et se nomment I-ho-tch’ouan, c’est-à-dire les Poings de Justice et de Concorde. Le monde entier les connaîtra bientôt sous le mot anglais : Boxers.

Leur chef déclaré, le prince Tuan, impitoyable guerrier mandchou, voue aux Occidentaux une sorte d’exécration et comme il touche à la famille impériale, Ts’eu-hi, à laquelle il a juré de ressusciter l’antique grandeur de l’empire, l’écoute avec plaisir et le soutient tout en jouant avec les « Diables blancs » ce double jeu qui n’a plus de secrets pour elle. Si les Boxers remportaient la victoire, tout serait pour le mieux ; dans le cas contraire, elle offrirait volontiers la tête de Tuan aux vainqueurs.

De tout cela, Alexandra Forbes n’avait pas la moindre idée lorsqu’elle découvrit Pékin. Tout ce qu’elle vit l’enchanta et conforta ses rêves même s’il y avait plus de poussière que dans son imagination. Au bout d’une longue plaine jaune, la ville impériale lui apparut comme l’une de ces cités du Moyen Âge vues dans des livres : enfermée dans de hautes murailles crénelées tombant à pic sur une campagne de maraîchers. À l’intérieur, un grouillement énorme et diversement coloré, celui de deux cités jumelles et cependant séparées : la ville chinoise au sud et la ville tartare (dont le centre était la Cité Interdite) défendue elle aussi par des remparts percés de trois portes géantes : Chou-tche-men, Tsien-men et Ha-ta-men. En fait trois lignes de fortifications successives.

Le quartier des Légations s’abritait à l’ombre de la Cité Interdite. Pour l’atteindre il fallait franchir la porte Tsien-men, une forteresse à elle seule percée de sabords carrés comme un ancien vaisseau de ligne et il se trouvait, en fait, coincé entre un redan du palais et la muraille est de Pékin.

Coupé à angles droits par le canal de Jade et la longue rue des Légations à laquelle on accédait en franchissant un gracieux portique, le quartier diplomatique se composait d’anciens yamens semant leurs pavillons à toits retroussés au milieu de jardins, et aussi de constructions plus récentes. Tout cela fleuri, pimpant, séduisant au possible et tout à fait séparé de la poussière et de la crasse qui affligeaient les bas quartiers. Les rouges murailles impériales où veillaient des guerriers en armure et des guetteurs munis de longues trompes assez semblables aux cors des Alpes ajoutaient au pittoresque même si certains esprits chagrins ne pouvaient s’empêcher de les trouver vaguement menaçantes.

L’ambassade des États-Unis s’encadrait, dans la large rue, entre la Banque Russe et le canal de Jade en plein milieu de ce quartier élégant.

Des demeures chinoises s’y mêlaient aux ambassades, habitées par de riches commerçants et surtout par des Chinois convertis. L’ensemble donnait une impression de gaieté qui séduisit les nouvelles venues et, durant les premiers mois de leur séjour, tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes diplomatiques. On se recevait beaucoup sous le moindre prétexte et, curieusement, cette cohabitation au milieu de contrées si vastes et si mystérieuses adoucissait les angles et gommait les différences, même entre pays aussi peu suspects de sympathie que la France et l’Allemagne, la Russie et le Japon.

L’éclat rayonnant de la jeune miss Forbes lui valut, tout de suite, un grand succès. Son carnet de bal, lorsque l’on dansait, était le plus international qui fût : l’Europe et l’Amérique s’y rencontraient. Elle flirta un peu mais du bout des lèvres, aucun de ceux qui se pressaient autour d’elle ne réussissant à la séduire vraiment. De ce fait, elle ne suscita pas de grandes inimitiés dans la gent féminine et se fit même une amie en la personne de Sylvia Conger, la fille du ministre américain. Toutes deux aimaient rire, danser, courir les boutiques, jouer au tennis et faire marcher les garçons. En outre, Sylvia possédait un vrai talent de pianiste qui rappelait à Alexandra sa tante Amity. Un talent tout à fait éclectique d’ailleurs car la jeune fille savait aussi bien interpréter un nocturne de Chopin que frapper les notes allègres d’un one-step ou d’une polka durant des heures sans jamais craindre de gêner les voisins, Pékin étant, en effet, la ville la plus bruyante du monde. Quand elle ne résonnait pas des hymnes nationaux, des marches militaires, des gongs géants des temples ou des mugissements des trompes des remparts, elle était traversée par les musiques assourdissantes des cortèges nuptiaux, les longues clameurs des familles en deuil escortant un cher défunt à sa dernière demeure ou par les tambours annonçant le cortège d’un haut personnage. Même les caravanes de chameaux qui apportaient le charbon de Tartarie ou des marchandises diverses s’accompagnaient de sonnailles, de tambourins et surtout de glapissements. Sans oublier les appels des marchands et les psalmodies geignardes des mendiants. Ce tintamarre amusait beaucoup les deux jeunes filles et quand elles sortaient escortées d’une gouvernante, elles prenaient plaisir à s’y plonger.

Au cours d’une de leurs expéditions, une bizarre aventure advint à Alexandra. Tandis que miss Conger s’attardait dans une boutique de soieries sans parvenir à décider de son choix, son amie impatientée se rendit dans un magasin voisin appartenant à un aimable vieil homme, Yuan-chang, qui faisait commerce de ces « curios » dont raffolaient les Occidentales. Alexandra, qui s’était découvert une passion pour les objets en jade, le visitait parfois et, ce matin-là, justement, Yuan-chang lui avait envoyé un message signalant l’arrivage de quelques pièces intéressantes mais en lui recommandant le plus grand secret. Les hésitations de Sylvia tombaient à pic d’autant que sa gouvernante s’était endormie dans la voiture arrêtée à la limite des deux boutiques.