— Non. Je pensais à vous à cause du commandant…

— Vraiment ? Mais je n’ai fait que l’apercevoir ? Oh, Tony, marchons un peu s’il vous plaît ! Cela nous tiendra chaud…

Ils accordèrent leurs pas qu’il fallait balancer un peu et poursuivirent leur chemin.

— Alors, ce commandant ?

— Voilà ! C’est un de mes amis et nous avons bu un verre ensemble chez lui. Il m’a vanté l’insurpassable beauté d’une de ses passagères… une certaine Mrs Carrington, et moi, en esprit, je vous ai évoquée en pensant qu’il fallait venir d’une autre planète pour être plus belle que vous.

Elle éclata d’un rire joyeux et se serra un peu plus contre lui pour résister à une bourrasque.

— Perdez vos illusions, Tony ! Ce n’est pas sur ce bateau que vous rencontrerez une créature fabuleuse : je suis Mrs Carrington…

CHAPITRE II

SOUVENIR DE PÉKIN

Antoine eut à peine le temps de s’étonner ; débouchant du grand salon, un personnage rougeaud fonçait sur eux à la vitesse d’une locomotive haut le pied. La fumée du cigare qu’il mâchonnait accentuait la ressemblance.

— Eh bien, Alexandra ? grogna-il. À quoi pensez-vous ?

— Votre mari ? fit le peintre aimablement.

— Tout de même pas !… Oncle Stanley, je vous présente un ami d’autrefois qui…

— Je n’ai jamais vu ce monsieur à Philadelphie !

— Moi non plus. Par contre, je l’ai beaucoup vu à Pékin où il m’a sauvé plus que la vie… Ne vous ai-je jamais parlé d’Antoine Laurens ?

— Et plus d’une fois ! s’écria miss Forbes qui, sous un étonnant chapeau chargé d’énormes bouillonnés de mousseline grise piqués d’une plume-couteau rouge vif, effectuait son apparition avec la majesté d’une frégate entrant au port toutes voiles dehors. Où l’avez-vous trouvé, Alexandra ?

— Mais sur ce pont. Il faisait le tour du bateau dans un sens, moi dans l’autre, et nous nous sommes reconnus ! N’est-ce pas une chance !

— Un grand morceau de chance ! Antoine, cher, venez que je vous embrasse !

Et sans plus de façon, tante Amity prit le peintre aux épaules et lui planta sur chaque joue un baiser retentissant qui acheva la déroute de son frère, bien obligé dès lors de se mettre à l’unisson.

— Hello, old boy ! rugit-il en broyant les phalanges du Français après lui avoir assené dans le dos une claque à assommer un bœuf. Puis estimant qu’il avait fait tout son devoir, il se hâta de rejoindre l’étage supérieur où deux salles de café étaient installées sous la passerelle de navigation pour y achever son cigare en compagnie du premier whisky de la journée. Contrairement aux femmes de sa famille, il n’aimait guère les Français mais dès l’instant où Amity chaperonnait leur trop jolie nièce, il n’avait plus à s’en soucier.

Pendant ce temps, Antoine commençait à regretter d’être sorti de sa cabine ainsi d’ailleurs que l’imprudente promesse faite au commandant. Se trouver seul avec Alexandra eût été délicieux mais la présence de sa tante enlevait beaucoup de charme à cette rencontre inattendue. Non qu’Amity Forbes fût désagréable, bien au contraire, mais elle posait tellement de questions ! Quand par hasard elle n’en posait pas, elle s’étendait voluptueusement sur la vie fastueuse que menait sa nièce auprès d’un époux à qui elle n’avait jamais trouvé autant de qualités. Alexandra finit par trouver cette élégie suspecte. Quand l’heure fut venue d’aller s’habiller pour le déjeuner, elle réclama des explications :

— Qu’est-ce qui vous prend de chanter les louanges de Jonathan sur le mode lyrique ? Je n’avais jamais remarqué que vous lui portiez une telle passion ?

— Je suis de votre avis : cela se saurait. Je continue à penser que le jour où vous l’avez rencontré, vous auriez mieux fait de tomber de cheval et de vous fouler une cheville !

— Tomber de cheval dans un bal ! De toute façon, vous venez de vous conduire en parfaite hypocrite car vous n’avez jamais voulu admettre qu’il est une spl…

— Si vous me ressortez votre splendide créature, je hurle ! Quant à ce que j’en ai dit à ce charmant Laurens, n’y voyez que mon désir de protéger votre ménage, que cela me plaise ou non. C’est une question de loyauté.

— Tony n’a pas la moindre envie de donner l’assaut à mon ménage. Je l’ai connu bien ayant Jonathan.

— Il ne vous a jamais fait la cour ?

— Pas vraiment… Un petit peu tout de même parce qu’il est français mais il a surtout été merveilleux, charmant… je ne sais trop comment dire… mais tout à l’heure, en le rencontrant, j’ai éprouvé une joie d’autant plus grande que j’ai quitté Pékin sans même lui dire adieu.

— Il n’a pas l’air de vous en vouloir et je peux vous prédire qu’il va se montrer des plus galants. J’ai vu la façon dont il vous regardait et je ne peux pas lui donner tort : sept jours en mer auprès d’une femme ravissante que son benêt de mari laisse partir seule à la conquête de l’Europe ! Une véritable aubaine pour un homme séduisant. Car il l’est, l’animal !

— Vous n’oubliez qu’une chose : son âge qui atteint presque celui de Jonathan…

— Du diable si l’on s’en douterait ! Et voilà la raison pour laquelle j’ai jugé de mon devoir de laisser entendre que vous êtes la femme la plus heureuse de tout New York pour avoir épousé un homme exceptionnel.

— Mais il est exceptionnel ! fit Alexandra mécontente. Quant à être seule ici, j’espère que Tony ne s’illusionne plus guère ou bien ne vous a-t-il pas remarqués, vous et oncle Stanley ?

— Alexandra, je ne veux surtout pas gâcher votre beau voyage et je vous ai promis de tenir Stanley en bride. Néanmoins faites un peu attention tant que nous serons sur ce bateau ! Il y a ici une douzaine de personnes qui vous connaissent au moins de vue et la réputation d’une femme est chose fragile…

— Pas la mienne ! J’entends pouvoir bavarder avec un ami sans que l’on écarquille les yeux et que l’on chuchote. Cela dit, si j’avais dû tomber dans les bras de ce cher Tony ce serait fait depuis longtemps.

Miss Forbes se mit à rire :

— Vous appelez cela une raison ? Ce qui ne s’est pas produit un jour peut parfaitement réussir le lendemain. Vous étiez alors une jeune fille. À présent vous êtes une femme mariée. Cela tire beaucoup moins à conséquence.

Alexandra rougit violemment et, pour toute réponse, sortit avec dignité en claquant derrière elle la porte de la cabine. Tout cela était vraiment par trop stupide ! Et même offensant ! De tels soupçons portaient atteinte à son orgueil comme à l’image qu’elle se faisait d’elle-même.

Elle se jugeait en effet avec une certaine lucidité, confessait volontiers sa coquetterie et admettait que rien ne lui plaisait autant que tenir sous son charme une cour d’admirateurs mais cela n’allait pas bien loin car, profondément honnête, elle eût détesté blesser une épouse ou une fiancée et plus encore inspirer de l’inquiétude à Jonathan. Son credo personnel tenait en peu de mots : la Nature l’avait comblée et sa fortune lui permettait d’en mettre les dons précieux en valeur. C’eût été stupide de ne pas en profiter et elle y prenait grand plaisir. D’autant qu’elle joignait à ce raisonnement un brin de patriotisme : fière d’être américaine et d’appartenir à une jeune nation en plein devenir, elle entendait que le vieux monde reconnaisse en elle la suprématie des femmes d’outre-Atlantique. Ce rôle d’aristocrate, de fille « bien née » qu’elle assumait sans peine à New York, elle désirait en développer encore la portée au cours de ce voyage et Antoine tombait à pic pour lui servir de cobaye. Douée, en outre, d’un grand sens pratique, elle voyait dans cette rencontre tellement inattendue un signe favorable pour la suite de son voyage. Qui, mieux que cet homme de goût introduit dans la meilleure société, saurait lui présenter Paris et même la France sous leur jour le plus intéressant ? Elle l’imaginait très bien assumant le double rôle de chevalier servant et de guide hautement autorisé. Les deux Forbes devraient apprendre à considérer les choses sous le même angle.

Néanmoins, pour apaiser un peu leurs inquiétudes et leur infliger de surcroît une légère punition, elle décida de ne pas paraître au déjeuner. Quant à Antoine, cela ne lui ferait pas de mal d’éprouver une petite déception propre à corriger ce que son accueil, un rien trop enthousiaste, avait pu susciter d’espérances téméraires. Comme elle n’aimait pas mentir, elle ne donnerait aucune autre raison que son désir de rester tranquillement chez elle. Son apparition au dîner du commandant n’en aurait que plus d’éclat.

Cette attitude une fois arrêtée, elle échangea son costume du matin contre un élégant déshabillé puis sonna la femme de chambre pour lui demander de lui servir du café et des fruits.

— Madame ne se sent pas bien ? s’inquiéta la jeune fille.

– Si, mais comme il ne fait pas très beau, je préfère rester ici.

Quand miss Forbes, toute bruissante de soie améthyste et chapeautée d’autruche assortie, vint chercher sa nièce, elle la trouva étendue sur son lit dans un flot de batiste blanche et de rubans azurés, croquant une pomme et lisant avec application des poèmes de lord Byron.

— Eh bien, mais que faites-vous ? Est-ce que vous boudez ?

Alexandra posa son livre :

— Pas du tout, fit-elle avec un beau sourire. Simplement je n’ai pas très faim et j’ai eu tout à coup envie de me reposer.

— Et votre ami Tony ? Avez-vous décidé de l’oublier ?

— Non, mais nous avons encore beaucoup de temps devant nous avant d’arriver au Havre. Et puis, je préfère vous laisser vous faire une opinion sans mon concours.

— Et ce soir vous écraserez tout le monde de votre splendeur. Pauvre garçon ! Je ne suis pas certaine qu’il ait mérité cela !… Mais vous n’avez pas peur de vous ennuyer ?