— Soyez tranquille ! soupira la jeune femme en se laissant aller sur ses oreillers. Je partirais ce soir même si c’était possible… mais je vous remercie de tout mon cœur. Vous aussi, Tony. C’est bon d’avoir un ami tel que vous.

— J’irai vous voir plus tard en ce cas, pour vous offrir votre portrait que j’achèverai de mémoire.

— Vous me connaissez si bien ?

— Oui… je crois qu’en effet je vous connais très bien à présent et je vous souhaite de tout mon cœur d’être heureuse.

Se penchant brusquement, il posa un baiser sur le front de la jeune femme et quitta la chambre sans se retourner…

Tandis que M. Rivaud courait après lui pour l’escorter jusqu’à la porte, Alexandra retournait dans son esprit les derniers mots du peintre. Être heureuse ? Cela lui serait-il encore possible ?… Sûrement pas s’il était arrivé malheur à Jonathan ! À l’angoisse qu’elle éprouvait, elle mesurait, dépouillée de toutes les mesquineries de l’orgueil, la profondeur du sentiment qui l’attachait encore à son mari. Elle avait souffert – elle souffrait encore d’avoir perdu Fontsommes – mais elle savait à présent qu’il n’y aurait plus de bonheur possible sans Jonathan… Elle le revoyait assis près du miroir de sa chambre dans la lumière douce des lampes voilées de soie, l’enveloppant de son regard souriant et maniant les objets charmants et futiles qui encombraient la table de toilette juponnée de dentelles. Il y avait de la fierté et de l’amour dans ce regard. Pourtant, lorsqu’il venait partager son lit, Jonathan faisait preuve d’une retenue qu’elle jugeait alors normale étant donné son âge et son tempérament plutôt froid. Cela ne la gênait pas, bien au contraire : n’éprouvant pas de grandes sensations au moment de l’étreinte elle lui était plutôt reconnaissante de se comporter en gentleman et de ne pas l’accabler sous des démonstrations hors de saison mais maintenant elle se demandait comment les choses se seraient passées s’il avait brûlé de cette passion qu’elle avait repoussée chez le duc. Une phrase de la dernière lettre lui revint pour la tourmenter : « Vous m’impressionniez, voilà le mot, écrivait Carrington, et dans nos instants d’intimité je me sentais gauche et comme paralysé… » et cette phrase l’accablait. À la lumière de ce qu’elle venait de vivre, Alexandra mesura mieux le malentendu installé entre eux et qu’elle croyait effacer en moissonnant les hommages masculins, en accumulant les flirts et en prenant un plaisir cruel à rejeter ceux qui osaient l’approcher de trop près…

La douleur cuisante de son épaule blessée la ramena à la pénible réalité. En admettant qu’il soit encore en vie et qu’aucune autre femme ne se soit glissée auprès de lui, comment Jonathan accepterait-il que sa beauté dont il avait été si fier fût avilie à ce point ? Marquée ! La Mandchoue l’avait marquée comme une pièce de bétail dans un ranch !

Soudain dévorée par l’envie de constater l’ampleur du dommage, elle se leva, alla dans la salle de bains ou se trouvait un grand miroir à trois faces, fit glisser sa chemise de nuit jusqu’à la taille et voulut défaire le pansement qui enveloppait son épaule, n’y parvint pas, s’énerva et chercha des ciseaux pour couper la bande maintenue par du sparadrap. Tante Amity arriva heureusement à cet instant précis et lui enleva prestement l’outil des mains :

— Hé là ! Que prétendez-vous faire ?

— C’est l’évidence même ! Je veux voir !

— Rien ne presse ! Ce pansement est une œuvre d’art et ce serait un crime de le démolir. Quand le docteur viendra le refaire, il sera bien temps ! De toute façon la brûlure est trop fraîche pour que ce soit beau mais elle guérira…

— Cela ne guérira jamais. Je vais garder une cicatrice qui ne s’effacera pas…

Voyant des larmes jaillir des grands yeux noirs, tante Amity commença par rattacher la chemise de nuit puis prit doucement sa nièce dans ses bras pour qu’elle pût pleurer à son aise :

— Vous n’aurez qu’à considérer cela comme une blessure de guerre ! Evidemment, vous ne pourrez plus vous décolleter jusqu’aux aisselles mais vous pourrez encore montrer vos épaules… Plus modérément.

— Vous dites cela pour me consoler. Tout le dos me brûle !

— C’est normal mais la plaie causée par le fer est grande comme cela, fit Mme Rivaud en formant un cercle avec son pouce et son index. Avec de la patience et du cold-cream vous parviendrez à la dissimuler en grande partie…

— Sauf à un mari ! soupira Alexandra. Quel est l’homme qui pourrait accepter cette flétrissure ? Pas Jonathan, en tout cas !

— Ma chère enfant, à chaque jour suffit sa peine mais si vous songez déjà à vos décolletés c’est que votre âme est moins atteinte que je ne le craignais. À présent retournez donc vous coucher et ne songez qu’à prendre des forces afin d’affronter l’Atlantique en toute sérénité…

— Si seulement il n’y avait que l’Atlantique ! soupira la jeune femme en essuyant une dernière larme. Ce qui m’inquiète le plus c’est ce qui m’attend au-delà.


L’immense hangar à claire-voie qui recouvrait, au Havre, le quai d’embarquement de la Compagnie générale transatlantique – la French Line pour les Américains – grouillait de monde et de bagages que des porteurs convoyaient vers le paquebot relié à la terre par deux passerelles. La longue coque noire de la Lorraine en partance engrangeait ses passagers et son fret comme un coureur engloutit de la nourriture avant de s’élancer pour un long parcours. Ses deux cheminées crachaient une fumée qui se dissolvait dans le ciel gris qu’elle fonçait à peine. Le temps n’était pas beau. L’été qui avait été si chaud et si ensoleillé venait de se retirer brusquement laissant place à un petit crachin encore tiède mais qui poussait plutôt à la mélancolie. Du haut de sa passerelle, le commandant Maurras surveillait l’embarquement.

Il en descendit néanmoins pour offrir une souriante bienvenue au trio Carrington-Rivaud.

— C’est une joie, mesdames, de vous accueillir à mon bord ! dit-il en s’inclinant sur la main d’Alexandra puis sur celle d’Amity. J’ajouterai mes félicitations et mes vœux de bonheur pour M. et Mme Rivaud. Je suis infiniment heureux de voir en vous, madame, une nouvelle compatriote de qualité ! J’espère que, demain soir, vous accepterez d’être mes invités afin que nous puissions boire ensemble à ce nouveau lien d’amitié que vous venez de tisser entre les États-Unis et la France…

— Ce sera avec plaisir, commandant, dit Nicolas. Merci infiniment de nous recevoir avec cette amitié. Aurons-nous une bonne traversée ?

— Je l’espère. Il ne faut pas se laisser impressionner par ce ciel gris et cette petite pluie. La mer est calme… et je veux croire qu’elle le restera.

Alexandra retrouva avec satisfaction sa cabine du voyage aller. D’autant plus qu’elle était à nouveau pleine des fleurs qui symbolisaient les vœux de bon voyage d’Antoine Laurens, du marquis de Modène rentré juste à temps pour dîner la veille avec ses amis, de Robert de Montesquiou et même du commissaire Langevin. Elle retrouva aussi Annie qui était déjà sa femme de chambre au premier voyage, sorte d’ange domestique sachant à merveille donner à sa passagère le maximum de calme et de confort.

Pour permettre à leur nièce de se reposer plus tôt, M. et Mme Rivaud firent savoir que l’on prendrait ce premier repas dans le petit salon commun à eux et à Alexandra. Cet arrangement convenait parfaitement à la jeune femme qui put s’y présenter vêtue d’une agréable robe d’intérieur en soie rose pâle agrémentée pour la circonstance de colliers et de bracelets de perles.

Le menu composé par l’oncle Nicolas fit défiler du caviar, des œufs brouillés aux queues d’écrevisses, du sauté de veau aux truffes et une succulente bombe glacée. Le tout arrosé d’un bon champagne millésimé fut délicieux et aussi gai que le permettaient les inquiétudes d’Alexandra, un peu allégées tout de même par la satisfaction de se savoir en route pour New York, rien n’étant pire que l’incertitude en ce bas monde.

Elle se sentait même un grain d’optimisme, entièrement factice d’ailleurs et dû aux seules bulles d’un vin de fête quand elle embrassa ses hôtes et leur souhaita une bonne nuit.

— J’espère que je vais réussir à dormir, soupira-t-elle. Pour la première fois depuis… ma blessure de guerre, je n’en souffre pas.

— Moi je suis certaine que vous aurez un doux sommeil, dit tante Amity. De toute façon, dites-vous que nous sommes là pour vous aider chaque fois que le besoin s’en fera sentir. Venez, Nicolas ! Rentrons chez nous !

Alexandra les regarda franchir le seuil de leur chambre en se tenant par la main comme de jeunes amoureux et pensa qu’il arrivait à Dieu de bien faire son travail. Puis, s’apercevant qu’il restait dans son verre quelques gouttes de champagne, elle les vida avant de se diriger vers sa propre cabine dont elle ouvrit la porte d’un mouvement machinal.

La pièce était éclairée par une seule lampe encastrée au chevet du lit dont Annie avait fait la couverture et sur lequel sa chemise de nuit – linon céruléen et dentelles de Venise – était étalée mais la coiffeuse était dans l’ombre et, du seuil, Alexandra alluma les torchères placées de part et d’autre du miroir. C’est alors qu’elle vit un homme assis près de la glace, le dos au mur, un homme dont les longues jambes s’avançaient jusqu’au milieu de la cabine, un homme qui se leva au bruit léger de la porte.

— Bonsoir, ma chérie, dit Jonathan Carrington. Me permettez-vous de rester un moment auprès de vous, ce soir ?

Alexandra étouffa un cri et se retint à la cloison tendue de soie corail. Son cœur cognait dans sa poitrine et ses yeux se brouillaient. Elle ouvrit la bouche, sans réussir à sortir aucun son. Une véritable terreur s’empara d’elle avec la certitude que son mari lui revenait du royaume des morts.