— Je vous croyais sous les verrous, attaqua Mrs Carrington. Apparemment, ils n’étaient guère solides ?
— Ils l’étaient d’autant moins que je n’ai jamais été arrêtée. Celle que l’on a prise à l’hôtel Majestic n’est que ma suivante, habillée de mes vêtements et habilement grimée. Quand ces stupides agents de police s’apercevront de leur erreur, je serai loin mais auparavant, j’ai un compte à régler avec toi…
— Un compte ? Est-ce que vous n’intervertissez pas les rôles ? Si compte il y avait, il me semble que ce serait à moi d’en réclamer le paiement ? À Pékin, vous m’avez livrée à la plus horrible des morts…
— Et tu lui as échappé ! C’est donc bien moi qui ai été frustrée… moi et la divine Ts’eu-hi, ma maîtresse.
— Soit ! Admettons !… Que comptez-vous faire alors ? Me tuer ?
— J’en ai longtemps caressé l’idée mais il me semble qu’à présent il y a mieux à faire puisque, grâce aux dieux bienveillants, le lotus de jade est désormais en ma possession.
— Mieux ? Je n’ai qu’une vie à vous offrir alors cela veut dire quoi ce « mieux » ?
— Tu comprendras quand tu rentreras chez toi, en Amérique, si toutefois tu y arrives un jour. La vengeance de ma souveraine a accompli son œuvre sur ta maison et ton époux.
Un frisson glacé courut le long du dos d’Alexandra mais elle refusa de se laisser impressionner :
— Vous mentez ! Si quelque chose était arrivé là-bas, j’en aurais été avertie.
— Tu crois ? En ce cas, c’est que ton cœur est singulièrement dur ou bien que tu ne te soucies guère de l’homme qui t’a donné son nom. J’avoue que cette circonstance m’a compliqué la tâche… Quoi qu’il en soit, je te réserve la surprise… à condition, bien sûr, que tu vives jusque-là mais… auparavant, il te reste à subir le châtiment que tu as mérité en volant le cœur du bien-aimé de Ts’eu-hi.
— Je n’ai rien volé du tout ! C’est vous qui, au prix d’un meurtre, avez dérobé ce médaillon dont j’ignorais, lorsque je l’ai acheté dans une boutique de « curios », qu’il eût tant de prix pour votre impératrice.
Entre ses longues paupières resserrées, le regard de Pivoine n’était plus qu’une mince lame d’obsidienne brillante :
— Tu mens encore ! Le prince que tu avais envoûté te l’a donné et tu vas payer pour ça ! Détachez-la, vous deux, et déshabillez-la !
Les deux séides de la Mandchoue étaient particulièrement vigoureux. Ils arrachèrent les vêtements de la jeune femme plus qu’ils ne les lui enlevèrent et, en dépit d’une défense qui fit grand honneur à son courage, Mrs Carrington se retrouva bientôt entièrement nue et agenouillée aux pieds de la femme dans l’eau pourrissante qui croupissait au fond du bateau. L’un des hommes la maintenait tandis que l’autre appuyait férocement sur sa nuque pour ployer sa tête. Haletante et les oreilles pleines d’orage, elle entendit la voix de Pivoine qui lui sembla venue des entrailles mêmes de la terre.
— Je te laisse la vie mais il faut que tu saches bien qu’en dépit de ton arrogance, tu feras désormais partie du bétail de Ts’eu-hi, la plus misérable de ses esclaves puisque le lotus que tu as volé va être imprimé dans ta chair afin que nul ne l’ignore si tu oses retourner un jour au milieu des tiens…
Avant que la prisonnière ait pu seulement articuler un mot, un chiffon était poussé entre ses mâchoires puis elle sentit une chaleur qui approchait sa peau nue et, enfin, l’atroce brûlure du fer rouge appliqué sur l’une de ses omoplates. Le chiffon étouffa son hurlement. À demi asphyxiée et tétanisée par sa chair torturée, Alexandra perdit à nouveau connaissance.
Quand elle revint à elle, la cale était obscure et il n’y avait plus personne. La Mandchoue et ses hommes avaient disparu comme un mauvais rêve mais la brûlure lancinante de son épaule était là pour convaincre Alexandra qu’elle n’avait pas rêvé. On lui avait ôté son bâillon et délié les mains mais on n’avait pas pris la peine de la rhabiller et elle gisait nue dans une flaque d’eau sale… Elle fit un effort pour se relever sur ses mains et ses genoux et, ce faisant, toucha un amas de tissus mouillés. Frissonnante de froid et d’horreur, elle réussit à retrouver ses dessous et à s’en revêtir non sans ressentir une douleur plus cruelle mais il fallait à tout prix sortir de là. Renonçant au corset, elle passa sa jupe qu’elle ne put fermer, son corsage déchiré et enfin sa longue veste mais tout cela était trempé, ce qui ne lui simplifia pas la tâche. Elle abandonna aussi ses bas de soie, trop heureuse de retrouver ses deux escarpins.
Aucun bruit ne se faisait entendre dans cette obscurité à peine troublée par un faible rayon de lune glissant entre deux planches disjointes sinon, beaucoup trop proche, le couinement d’un rat qui la secoua de terreur et la galvanisa. À tâtons, elle chercha l’escalier et entreprit de le gravir à grand-peine. Ses jambes tremblantes ne lui accordaient qu’un faible secours et tout son corps lui faisait mal. Néanmoins, elle parvint en haut de ce calvaire et repoussant une porte à moitié arrachée, déboucha enfin sur le pont d’une vieille péniche amarrée sur ce qui était très certainement la Seine.
Il devait être fort tard car rien ne bougeait sur l’une et l’autre des berges. D’ailleurs, celle à laquelle une planche branlante reliait la péniche ne montrait qu’un mur au-dessus duquel apparaissaient des croix : un cimetière. Un peu plus loin, un pont enjambait le fleuve, ponctué de quelques réverbères et comme, pour cette femme perdue, la lumière représentait sa seule chance de survie, elle se mit en marche dans cette direction, suivant un chemin de halage et butant parfois sur l’herbe des talus.
Quand enfin, et presque à bout de forces, elle atteignit le pont, il lui parut un immense désert gris bien qu’il ne fût pas si large que cela. Alors, ne sachant de quel côté se diriger, s’il fallait traverser ou tourner le dos, elle se laissa tomber sous le premier bec de gaz et se mit à sangloter avec le seul espoir qu’au lever du jour quelqu’un viendrait… C’est là que la trouvèrent une heure plus tard deux sergents de ville à bicyclette qui, naturellement, découvrant cette femme trempée écroulée là, pensèrent qu’elle venait de tomber à l’eau, s’en était sortie par miracle et l’abreuvèrent de questions. Mais incapable de leur répondre, de leur expliquer son aventure, craignant en outre qu’ils ne la comprennent pas à cause de cette forte odeur de vin et de tabac refroidi qui émanait d’eux, elle se contenta de dire et de répéter encore et encore qu’elle voulait voir le commissaire principal Langevin… et rien d’autre.
Cette obstination finit par avoir raison de leur curiosité :
— On va l’emmener au poste, dit l’un d’eux. Et puis là on verra ce qu’il faut faire…
La sagesse s’exprimait par sa bouche. Trop heureuse d’avoir trouvé de l’aide, Alexandra fut juchée sur le cadre d’un des vélos, celui du plus vigoureux des deux agents, et c’est dans cet appareil qu’elle fit son entrée, sur le coup d’une heure du matin, au poste de Levallois-Perret où, une heure plus tard, Langevin venait la récupérer pour la ramener enfin, à moitié morte, au quai Voltaire dans la maison sens dessus dessous.
Une véritable crise de nerfs la secoua au moment où elle tombait dans les bras de tante Amity affolée. Elle criait et répétait sans cesse qu’il lui fallait rentrer tout de suite à New York parce qu’il était arrivé malheur à Jonathan… Un moment plus tard, lavée, pansée et réchauffée par une tisane brûlante à laquelle le médecin qui habitait le troisième étage ajouta un cachet de véronal, Alexandra trouva au creux de son lit l’oubli des heures affreuses qu’elle venait de vivre.
Pour sa part, le commissaire Langevin s’était contenté de ramener la victime de la Mandchoue et d’avaler d’un trait le verre de cognac servi par Firmin sans pour autant se calmer d’ailleurs. Jamais on ne l’avait vu dans une fureur pareille.
— Tout ce qui est arrivé est ma faute ! J’étais tellement certain de tenir cette garce que j’ai rendu sa liberté à Mrs Carrington. J’aurais dû la faire garder jusqu’à son départ…
Aucune des assurances que Mme Rivaud lui prodiguait ne réussit à le calmer : entre lui et la meurtrière du père Moineau le combat non seulement n’était pas fini mais ne faisait que commencer…
Lorsque Alexandra sortit enfin du profond sommeil où l’avait plongée la drogue, elle eut la surprise de trouver à son chevet tante Amity et Antoine ainsi que M. Rivaud retour du Bordelais, et ce fut pour lui qu’elle trouva un faible sourire :
— Oncle Nicolas ! soupira-t-elle, vous nous avez beaucoup manqué… vous n’êtes pas trop fatigué ?
— Moi ? Pas du tout… mais c’est gentil de vous en soucier.
— Ce n’est pas gentil, c’est de l’égoïsme ! Il faut que nous partions tout de suite pour l’Amérique. Je veux rentrer chez moi, vous entendez ? Il le faut ! Mon pauvre mari est peut-être mort.
— Mais… où avez-vous pris une chose pareille ?
À mots hachés, entrecoupés et en tremblant de tous ses membres parce qu’elle revivait l’heure abominable vécue dans la péniche, elle raconta ce que la Mandchoue lui avait appris.
— Raisonnez un instant, ma petite ! dit tante Amity en prenant ses mains dans les siennes. La dernière lettre de Jonathan n’est pas si vieille ! Et il semblait en bon état…
— Il y aura bientôt un mois. Vous vous rendez compte ? Un mois ? Cette misérable femme a eu tout le temps de perpétrer sa vengeance. Je vous en supplie, retenez-moi un passage sur le premier bateau et s’il vous est impossible de m’accompagner, je ne vous en voudrai pas.
— Je partirai avec vous, dit Antoine. Vous ne ferez pas ce voyage seule.
— Allons, fit l’oncle Nicolas en riant, que l’on se calme. Si vous voulez nous accompagner, mon cher Laurens, vous serez le bienvenu mais tout est déjà arrangé. Nous embarquons dans deux jours sur la Lorraine où nos passages sont retenus. Mais vous sentirez-vous assez forte, Alexandra ?
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